stephane a écrit:Ceci dit, la logique d'une série expliquée par Michel me convainc tout à fait!
Il y a logique et logique ; la mienne est différente.
Certes, certes, Michel, d'accord à peu près sur ce que tu dis de ton souci de cohérence, mais je n'en demeure pas moins perplexe devant la difficulté du travail - que tu t'infliges à toi-même - pour préparer des histoires fictives de Lefranc, puisque tu sembles aller chercher bien loin les moindres détails pour être sûr que tes histoires soient les mieux "verrouillées" possibles dans la saga Lefranc. Tout ça pour quoi ? Pour les caler "pile poil" au sein d'autres histoires de fiction. Ce serait un documentaire sur les années 50, forcément, il faut se renseigner. Or, pour moi (chacun sa méthode), un héros de BD est assez intemporel et vit dans une époque un peu intemporelle, du moins, il ne vit pas tel jour réel ou tel mois réel. Il vit "aux alentours" de telle année, et encore je serais trop précis en donnant une année. Quand il vit une nouvelle aventure, c'est une nouvelle aventure tout aussi intemporelle que la précédente. Que tu demandes au dessinateur de choisir des modèles de voitures en service à l'époque, c'est bien, et en tout cas c'est mieux que de choisir par exemple une Citroën Saxo ou une Renault Safrane. Mais en tant que simple lecteur, quand je (re)lis, aujourd'hui, L'ouragan de feu, je ne me ronge pas les ongles en me demandant si ça se passe en 1957 ou 1958 (ou une autre année), je ne me torture pas non plus l'esprit pour savoir si la Facel Vega était sortie à l'époque, je ne me demande pas avec angoisse si le coefficient de marée était suffisant au moment précis où Lefranc entre dans les souterrains du Mont Saint-Michel, etc, et je fais abstraction de ce genre de détails pour me laisser prendre par l'intrigue. Ton but est de pouvoir insérer dans une série ancienne, une histoire rétroactive, se déroulant dans les années 50 mais écrite aujourd'hui ; c'est bien de faire attention à certains détails (voir ce que j'ai dit dans un précédent post : qui est qui, qui fait quoi, qui est mort, qui n'est pas encore apparu à l'époque dans la série, des petites choses comme ça). Mais la façon que tu as de pousser très loin le bouchon t'oblige à des acrobaties qui cassent l'élan et le flux de la création. En outre, les albums d'une série sont numérotés de 1 à X, mais si le numéro 12 était numéroté 15 et vice versa, est-ce que les scénarios de l'un et de l'autre seraient mauvais, illisibles, voire "de la daube" ? Si tu prends presque n'importe quel album de Ric Hochet (il y a le choix : 77 albums !) ou de Marc Dacier (par exemple), tu peux pratiquement tous les prendre les uns indépendamment des autres, ça se lit pareil. Vouloir faire un truc strictement linéaire d'un bout à l'autre d'une série (et vouloir, après coup, ajouter des épisodes qui entrent pile poil dans cette linéarité), chaque album se suivant strictement comme des dominos, c'est en fait comme vouloir raconter une sorte de saga familiale, où le lecteur est pris à témoin. Pris à témoin par exemple de la naissance du petit dernier (d'un nouveau personnage, j'entends) ou de tel événement personnel, de tel voyage qu'on a fait ("Tu te rappelles, à Madrid...?"), où l'on regarde ensemble des photos familiales qui servent de balises à une mémoire défaillante avec le temps : "Tiens, ça, c'est l'oncle Bernard, avec son grand short qui faisait rire tout le monde..." "Oui, c'est en été 1956... Une semaine avant qu'il ait son accident de voiture..." Etc). Oui, mais dans cette discussion, on parle de BD de fiction où les héros vivent à chaque album (ou à chaque cycle d'albums) une nouvelle aventure extraordinaire qui va faire rêver le lecteur et l'entraîner dans des situations exaltantes ou captivantes.
Tu fais comme tu veux, mais déjà, un premier point, des gars comme Charlier, Hergé ou moi - sans vouloir me mettre à leur niveau, simplement au niveau de leur méthode - quand on fait vivre une aventure de Tanguy & Laverdure dans un pays d'Amérique centrale (là, c'est Charlier), le pays s'appelle le Managua, une autre dans un pays de l'Est de l'Europe (Hergé), il s'appelle la Syldavie, ou un pays qui ressemble à l'Afghanistan mâtiné de Pakistan et de Tadjikistan (là, c'est moi), le pays s'appelle Arakistan (voir le cycle de 6 albums de ma série Missions Kimono). A partir de là, on fait ce qu'on veut, et il n'y a pas un lecteur coupeur de cheveu en quatre qui est venu me contester en disant, au sujet de Kimono : "Oui, mais l'avion qui arrive par là, il ne peut pas remonter telle vallée qui est orientée nord-sud", ou "le mot local que vous avez employé, ou la tenue vestimentaire que votre dessinateur a utilisée, sont inconnus dans ce pays" - vu que le pays est inventé. J'avais failli appeler le pays où se déroule l'action l'Afghanistan, et quand je me suis rendu compte, très vite d'ailleurs, de l'enfer - je réemploie le mot - que ça allait être de se documenter à fond dans tous les domaines pour être exact, j'ai laissé tomber et trouvé un nom fictif. Facilité ? Négligence ? Dédain pour mon travail ou pour le lecteur ? Ben non : c'est simplement que ce n'est pas le but de la manoeuvre ! Quand je parlais d'"enfer", c'est en raison du casse-tête incroyable que ça représente de vouloir faire aussi "cadré" que tu le souhaites pour les Lefranc. Est-ce à dire que, avec ce cycle des Kimono, j'ai fait une daube ? Quelques-uns qui lisent ce forum connaissent la série et pourraient répondre à ma place.
Charlier, de son côté, a écrit des histoires qui ne sont pas des daubes, comme l'album de Blueberry Général "Tête Jaune". Je choisis cet album au hasard, mais je pourrais en choisir d'autre ; l'histoire est calquée sur la bataille de Little Big Horn et sur le rôle du (vrai) général Custer. Est-ce que l'album raconte la bataille de Little Big Horn ? Pas vraiment, ou alors très approximativement. Ce général "Tête Jaune" de la BD est-il Custer ? Pas vraiment : dans la fiction de Charlier et Giraud, il s'appelle Allister. Les dates cadrent-elles avec l'ensemble de la série ? Pas vraiment là non plus (et on s'en fiche). En outre, avec Charlier, la question des dates, quand il y en a dans ses BD de fiction, c'est assez élastique. Si j'avais le temps, rien que dans Blueberry, je pourrais te citer des erreurs flagrantes qui démontrent qu'il n'avait pas un calendrier sous les yeux et que tout ça, c'était "au doigt mouillé". Ses histoires sont souvent, pour ne pas dire toujours, inspirées de faits réels ; le fait réel qui a servi de point de départ au cycle fort Navajo est-il (dans la réalité) antérieur ou postérieur au fait réel qui a inspiré le cycle du chemin de fer ? Ou celui du trésor des Confédérés planqué au Mexique ? Peu importe ! D'autant que dans chaque aventure, Charlier a fait jouer son imagination et son inspiration pour créer des aventures de fiction. Quand j'étais sous les drapeaux - il y a bien longtemps -, un des deux sergents de ma compagnie, féru d'armes, m'avait dit : "
Tu vois, la Winchester utilisée dans tel album, c'est pas possible. C'est le modèle de 1873, or l'aventure se déroule avant". Eh bien je vais te dire : le soir où il m'a appris ça, j'ai très bien dormi quand même. Et donc, Blueberry, avec tout ce que je viens d'expliquer, ce serait de la daube ? Ben toujours pas...
Dans Barbe-Rouge, autre série historique d'envergure de Charlier, il y a parfois des dates dans tel ou tel album, mais si on lit un album plus loin, on s'aperçoit que la date ne tient pas ou que Charlier a oublié qu'il avait indiqué une date précédemment, et on ne retombe pas sur nos pieds. Il mélange allègrement les vrais pirates avec des pirates de fiction (qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui est faux ?), plusieurs cycles d'aventures sont censés se passer à peu près à une époque donnée (début du XVIIIe siècle), mais en fait, ces cycles couvrent un large spectre du XVIIIe. Le vrai pirate Morgan est le "héros" d'une double aventure de Barbe-Rouge, lequel court après le trésor de l'autre. Or Morgan est mort en 1688. Mince, alors... Et on sait que les aventures de Barbe-Rouge se déroulent forcément bien après 1715 : cette date est citée dès la première planche du tout premier album de la série, qui montre Eric, le futur héros de la série, comme un bébé - il sera, on le sait, adopté et élevé par le pirate Barbe-Rouge). C'est dramatique, n'est-il pas...? L'aventure commençant par l'album Pirates en mer des Indes (inachevé par Charlier qui est décédé en cours de réalisation) se déroule dans un contexte qui ressemble fort à ce qui se passait en Inde bien après 1760. Dans l'album Barbe-Rouge à la rescousse, les héros vont ravitailler les Antilles françaises cernées par la flotte anglaise ; le fait réel dont Charlier s'est inspiré s'est déroulé aux alentours des années 1780 je crois. Ces histoires qui ne collent pas avec un calendrier normal, et qui, bien que numérotées en fonction de leur date de sortie dans le journal Pilote, sont alignées en fait dans un total désordre historique, ça coince. Sans parler de Triple-Pattes, le vieux compagnon de toujours d'Eric, qui était déjà vieux quand Eric était bébé, et qui serait mort de vieillesse depuis longtemps ! (il n'y a que le personnage d'Eric qui a vieilli dans la série : il est passé de bébé à adolescent puis à adulte en l'espace d'un gros album, le premier de la série...). Or ces épisodes disparates et plus ou moins inspirés de faits réels tout aussi disparates, peuvent se lire dans n'importe quel ordre. Et donc, Barbe-Rouge, ce serait de la daube ? Personnellement, j'ai toujours dit que c'était, au niveau scénario, une des meilleures séries de Charlier (hélas tombée dans l'oubli à cause de l'impéritie de tous ceux qui doivent la gérer depuis le décès de Charlier). D'ailleurs, question annexe mais essentielle : si tu devais reprendre l'écriture des scénarios de Barbe-Rouge, en fonction de tout ce que je viens de décrire des "incohérences" de la série, et en fonction de la méthode de travail que tu appliques à Lefranc et que tu nous as expliquée en long et en large, comment ferais-tu ? A mon avis, tu laisserais vite tomber ; voilà une série qui n'entre pas dans ton schéma mental. Quant à moi, si je devais reprendre la série, aucun souci : je serais, c'est le cas de le dire, et pour ne parler strictement que du thème de cette discussion, comme un poisson dans l'eau !
D'ailleurs, il y a chez toi une démarche à l'opposé de celle du créateur d'une série : ce créateur a imaginé un personnage, avancé petit à petit, histoire après histoire, album après album, année après année, au "feeling", sans établir, comme je l'ai déjà dit, un plan de carrière du héros (d'autant que souvent, quand un scénariste crée un personnage, il se dit - ou il se disait dans les années 50, période aventureuse où les auteurs prépubliaient dans des journaux - qu'il va faire une histoire, et après il verra bien ; ensuite, le succès de l'histoire et l'enthousiasme des lecteurs poussent le scénariste à proposer une deuxième histoire, qui plaît aussi, et c'est comme ça que plein de séries ont été lancées ; je ne vais pas non plus rappeler ici, car elle est connue, la genèse de la série des Schtroumpfs, partie de trois fois rien et devenue une série exceptionnelle ; l'auteur Peyo n'aurait jamais pu deviner l'avenir au moment où il a créé ses petits personnages) ; or, toi, tu arrives après coup (un demi-siècle après la création du personnage de Lefranc) et tu décides d'insérer dans les débuts de la série de nouvelles histoires. C'est, quelque part, à mon avis, prendre le processus de la création à l'envers...
Ce qu'il faut craindre aussi, avec ta méthode, c'est trois choses :
- que tu fasses un plus grand cas de l'intégration, au sein d'une série (Lefranc en l'occurrence), de l'histoire que tu imagines, plutôt que de la plausibilité du scénario lui-même ; non pas que tu négligerais la plausibilité du scénario (tu nous as fait de grands discours nous prouvant qu'au contraire, tu y fais attention), mais j'ai l'impression que tu te prends davantage la tête pour faire en sorte que ce scénario s'intègre parfaitement dans la série et se cale parfaitement entre deux albums anciens - le mieux ne serait-il pas que tu écrives seulement des histoires contemporaines...?
- que la froideur calculée avec laquelle tu évalues les éléments d'un scénario à écrire pour l'insérer au millimètre entre deux albums anciens d'une série existante, se ressente à la lecture du scénario finalisé.
- que ta méthode de "quadrillage" systématique du contexte d'une série ancienne comme Lefranc canalise ton imagination, bloque ton inspiration, et du coup t'oblige à brider l'aventure que tu veux raconter, comme si, en tant que scénariste, tu étais ligoté, restreint. Là aussi, un conseil que j'ai déjà donné à de nombreuses occasions sur ce forum quand on parlait des reprises : si un scénariste a du potentiel, qu'il écrive plutôt ses propres histoires au sein d'une série originale dont il serait le créateur. Or, dans le cas d'une reprise, le scénariste doit agir sous l'oeil sévère d'éditeurs, d'ayants-droit et de fidèles lecteurs censés surveiller un certain nombre de critères et une sorte de "cahier des charges", sans parler du regard du créateur, qui est mort mais dont du penses que, là-haut, il va se fâcher si tu sors un tant soit peu des rails. Donc, je répète, il vaut mieux créer une série à soi et constituer petit à petit son propre univers.
Mais l'adage est connu : "Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué", et apparemment tu aimes faire compliqué...