Je n'arrive pas à suivre... je suis en retard de 2 jours sur les remarques et questions de JYB...
Je voudrais développer la question de l'"ADN" d'une série, de la "rédifinition" d'un personnage ou d'une série, des "spin off" et des reprises... Je voudrais intégrer ces différentes notions... mais il y a continuellement de nouvelles questions qui sont évoquées avant que je n'ai le temps de répondre aux précédentes...
J'essayerai de développer ces points ce soir, mais en attendant, je réagis aux derniers "posts"...
Ce n'est pas moi qui ai décidé de renvoyer Lefranc dans les années '50 !!!! Quand on a fait cela quelques années auparavant avec Blake et Mortimer, j'ai pesté et hurlé d'indignation ! Mais je me suis calmé à la lecture de "L'Affaire Francis Blake", qui m'a agréablement surpris... Je m'étais pourtant juré de n'acheter aucun Blake et Mortimer "rétro", car je jugeais cela comme une trahison envers Jacobs... Mais je me suis laissé avoir quand on a déclaré dans la presse que l'album allait être retiré des ventes... Un collègue m'a envoyé chercher d'urgence une série d'exemplaires pour tous les membres de l'agence et j'en ai acheté un pour moi-même...
Quand j'avais interviewé Jacques Martin (fin 2000), il m'avait déclaré qu'il était à hostile a cette idée de figer Lefranc dans le passé comme on l'avait fait avec Blake Mortimer - quand Jacques Martin était chez Dargaud, l'éditeur avait déjà eu cette idée avant de finalement l'appliquer à Blake et Mortimer... Jacques Martin voulait que Lefranc demeure une série ancrée dans le présent, dans l'actualité.
A cette époque, où je co-réalisais "A Propos de Lefranc", j'avais interrogé Jacques Martin sur la page inédite réalisée en 1955 et parue dans "Avec Alix"... Jacques Martin semblait ne pas se souvenir du synopsis... Mais j'avais aussi découvert qu'il existait des crayonnés de ce projet avorté... J'avais alors suggéré à Jimmy Van den Hautte de faire terminer cette histoire... Si Jacques Martin ne se souvenait plus du synopsis, j'avais suggéré que l'on demande à Roger Leloup... Ou même à Jean Van Hamme, qui avait très bien réussi "L'affaire Francis Blake"... J'étais bien loin de me douter que cette tâche allait finalement m'incomber... Mais, par rapport au refus de Jacques Martin de renvoyer Lefranc dans les années '50, j'avais argumenté en disant qu'il s'agissait de terminer un album commencé dans les années '50, et non de recentrer la série dans les années '50 comme on l'a fait pour Blake et Mortimer...
En Avril 2005, André Taymans me téléphone pour me demander si je pourrais lui fournir des scénarios pour une série parallèle de Lefranc qui se déroulerait dans les années '50... J'étais plutôt surpris, d'une part à cause de la déclaration de Jacques Martin en 2000, mais aussi parce que les projets personnels que j'avais montrés à André et à Jimmy se déroulaient dans le futur, dans les colonies spatiales et étaient traités dans le style "manga", à la manière de Masamune Shirow... Ca ressemblait plus à ce qu'allait faire Jean-David Morvan qu'à du Jacques Martin... Je n'avais pas d'idées pour Lefranc, mais j'ai répondu que j'en avais, en me disant qu'il m'en viendrait bien une... Un ou deux jours après, Jimmy Van den Hautte me téléphonnait pour me faire la même demande...
Il y a là un point très important, sur lequel j'ai bien demandé confirmation : s'agit-il d'un "one shot" ou de concevoir une série parallèle ? Il m' a bien été clairement répondu (et j'ai posé la question plusieurs fois) de
concevoir une nouvelle série parallèle ! Ceci est très important ! J'ai beaucoup réfléchi à la question et j'en ai longuement discuté avec André et Jimmy... J'en suis arrivé à la conclusion qu'il est envisageable de produire
un album comme il aurait été fait dans les années '50, mais que le principe ne tient pas la route sur le long terme, sur une
série : au mieux on obtient une aimable parodie... Au pire, ça donne... "Londres en Péril" ou "Le Châtiment"
L'idée de replacer Lefranc dans les années '50 vient bien sûr du succès de la reprise de Blake et Mortimer, cela m'a clairement été dit ! L'idée de partir des 4 pages de l'épisode inachevé des années '50 est de moi. D'une part, je trouvais trop dommage que ces planches restent à jamais inemployées, d'autre part, je pensais que c'était un moyen élégant et original de lancer cette nouvelle série dans l"'univers Jacques Martin". Si Jacques Martin était d'accord, il n'en allait pas de même pour d'autres décideurs et je me suis heurté à un refus catégorique, qui du reste n'a jamais été justifié... J'ai argumenté du fait quel''intégration de ces pages allait dédouaner l'éditeur si on l'accusait de copier la formule de Blake et Mortimer et que ces pages de 1955 apporteraient un bon argument commercial ; j'ai fini par obtenir gain de cause, et ça me fait quand même marrer quand je lis çà et là que cela m'a été imposé ! J'ai alors accompli le tour de force d'intégrer ces pages dans un synopsis que j'avais été contraint de construire avec justement l'instruction de ne pas les y inclure, synopsis qui par ailleurs avait déjà été validé, et dont je devais ramener la réalisation à 46 pages au lieu des 62 initialement accordées !
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Casterman a fait courir la légende selon laquelle on avait retrouvé un synopsis de la main de Jacques Martin, écrit d'une écriture fine et serrée sur du papier jauni", qui portait ce titre : "Le Maître de l'Atome"... Ca aussi, ça me fait bien marrer ! Ce titre était en fait le titre que j'avais donné au deuxième tome de mon synopsis "Réactions en chaîne" et ça devait être un titre provisoire, parce que je l'avais copié sur le titre "Le Maître du Soleil", une aventure de Dan Cooper qui m'avait particulièrement marqué dans ma jeunesse... (tome 1 :" Le Réveil de Moloch", devenu "Le Maître de l'Atome" ; tome 2 : "Le Maître de l'Atome", devenu "Rendez-Vous à Shamballa", + un tome 3 (à cause de la réduction de 62 à 46 pages) : "Le Sommeil du Dragon")
Casterman a aussi accrédité et propagé la légende comme quoi le synopsis de l' "Inédit devenu Le Maître de l'Atome" aurait été en fait celui de "L'Affaire Tournesol", ce que Jacques Martin n'a jamais prétendu ! Cela ne tient pas la route : Jacques Martin avait dessiné une Peugeot 403, un modèle qui sorti après la parution de "L'Affaire Tournesol... Après avoir beaucoup réfléchi à la question, André et moi-même sommes arrivés à la conclusion que ces pages inédites provenaient très probablement d'une première mouture de "l'Ouragan de Feu". (Quand j'aurai le temps, je développerai le sujet en exposant mon argumentation)
Au moment où je pensais "continuer l'inédit de 1955" (donc avant le refus de Casterman d'utiliser ces planches de 1955), un vrai dilemme s'est posé à moi : fallait-il terminer cet album comme l'aurait Jacques Martin à l'époque ou bien faut-il tenir compte du fait que cet album est achevé exactement un demi-siècle plus tard ?? Il me semblait plus respectueux de procéder à une reconstitution, à la manière d'un archéologue qui restaure un vestige du passé... Mais alors, si je poussais cette logique jusqu'au bout, j'allais faire un remake de "l'Ouragan de Feu" ! Mais, surtout, j'ai pensé que la formule, acceptable pour un album, ne tiendrait pas sur la série : on tomberait dans la parodie - comme ce fut finalement le cas avec "Londres en Péril" et "Le Châtiment"
S'il s'était agi de seulement terminer un album commencé en 1955, je n'aurais bien sûr pas introduit un personnage comme Kahina, qui est "calquée" sur la reine Adréa, qui a fait son apparition dans l'univers de Jacques Martin quelque 10 années plus tard ; surtout, je n'aurais pas utilisé comme cible de Borg la Bombe atomique française et la base secrète du Sahara, qui à l'époque était encore réellement secrète ! De même on ne pouvait pas savoir à l'époque que le groupe terroriste La Main Rouge était le bras armé des services secrets français.
C'est ainsi que j'en suis arrivé à la conclusion qu'il était préférable de faire de cette série "années '50" non pas une imitation à la limite de la parodie, mais bien une série historique, au même titre que les séries "Alix" ou "Jhen". Je suis arrivé à cette conclusion après en avoir aussi discuté avec André Taymans, qui m'a dit que cette option s'imposait d'autant plus que Jacques Marin était le fondateur de la BD historique ; tout le monde était d'accord sur mon point de vue, que l'on ne pouvait traiter une époque qui appartient maintenant à l'Histoire de la même manière qu'on l'aurait fait à cette époque même...
J'ai alors construit un concept basé sur les séries "Alix" et sur "Jhen" : la Guerre Froide et la décolonisation serviront de toile de fond à cette nouvelle série, tout comme l'opposition César-Pompée dans une république qui devient un empire en annexant de plus en plus de peuples sert de toile de fond à la série "Ali"x ou les guerres de religion et les conflits France-Bourgogne-Angleterre de toile de fond à la série "Jhen" ; comme dans "Alix" et "Jhe"n, le contexte historique sera solide et respecté et servira de point de départ aux intrigues ; comme dans les autres séries historiques de Jacques Martin, on mettra en scène des personnages réels, ce que Jacques Martin n'avait pas fait dans Lefranc tant que c'était une série contemporaine, mais comme il a fait dans toutes ses séries historiques.
L'histoire des années '50 est encore suffisamment proche de nous pour nous obliger à tenir compte de manière rigoureuse de la chronologie des événements ; j'ai dressé la trame de la série, s'étendant de 1955 (année de la réalisation des planches qui ont servi de point de départ à la série) et 1960, année de L'ouragan de Feu. J'ai ainsi remis un plan de la série, en plaçant environ deux aventures par année entre 1955 et 1960, le dernier album faisant la jonction avec l'Ouragan de feu ; chaque épisode était lié à un ou deux lieux précis et à un ou deux événements historiques précis ; dans chaque épisode apparaissait quelques personnages réels.
J'ai aussi introduit un autre paramètre dans mon "plan" de la série : j'ai respecté le principe selon lequel chaque épisode puisse être lu séparément, mais, par delà les épisodes individuels, il y a construction d'une continuité, d'une "méta-intrigue" qui court sur l'ensemble du cycle ; il y notamment un "cliffhanger" à la fin de chaque album... Si Jacques Martin a peu fait cela, on pourra toutefois constater qu'il avait commencé à le faire dans "Lefranc", à partir de l'album "La Colonne", quand Borg entretient Lefranc d'un projet grandiose... Je me suis permis de développer ce procédé, d'une part parce que Jacques Martin avait commencé à le faire, et aussi parce que nous étions en train de mettre sur les rails une nouvelle série, mais surtout, je l'ai fait parce que c'était plus intéressant (même si plus difficile) et pour des raisons commerciales ! On peut remarquer que le temps des aventures isolées est révolu et que les séries qui cartonnent, comme XIII, développent des intrigues sur plusieurs albums... Comme l'a fait remarquer Jean Van Hamme (cf "A propos de XIII"), c'est Jean-Michel Charlier qui a inauguré le principe, dans Blueberry, avec l'histoire du trésor des Confédérés... Je me suis dit qu'il fallait tenir compte de cette évolution, tout en maintenant le fait que chaque album puisse être lu séparément.
Mon but n'était pas de me casser la tête, mais de relancer la série en offrant : 1. des histoires qui renouent avec les ingrédients qui avaient fait le succès de la série, pour reconquérir les anciens lecteurs ; 1. pour les amateurs de BD historiques (dont les lecteurs d'Alix, mais pas seulement eux) offrir une BD historique focalisée sur les années '50 ; 3. amener vers les séries de Jacques Martin les amateurs de grandes sagas comme XIII.
Pour moi, il n'y a pas de raison que Lefranc n'obtienne pas des chiffres de ventes du même ordre que ceux de Blake et Mortimer ou XIII, pour peu que l'on s'y prenne bien ! C'était en tout cas mon objectif à 5 ans... Mais c'était aussi avant la mise en place du Comité de "lecture"...
André Taymans et moi-même avons travaillé jadis dans la communication d'entreprise (j'ai raconté cela dans "A Propos de Caroline Baldwin") ; à l'époque du "Maître de l'Atome", nous n'avons pas simplement pensé à réaliser un album de plus dans la série, nous avons réfléchi en termes de concept pour relancer la série sur le long terme...
Je rappelle aussi à ceux qui se demandent pourquoi on n'a pas continué les Lefranc contemporains, qu'au départ, les deux séries devaient coexister, à l'instar de "Blueberry" et "la jeunesse de Blueberry". Ce n'était pas la première fois que l'on intercalait de nouveaux albums se situant chronologiquement entre des albums parus précédemment : cela avait déjà été fait avec le cycle "Marshall Blueberry" et avec la reprise de Blake et Mortimer ; c'est aussi quelque chose qui se fait souvent dans les comics comme DC ou Marvel.
Pour avoir fréquenté assidument l'ancien forum "Marque Jaune", j'ai pu constater que les fans de Jacobs accordaient beaucoup d'attention à la cohérence chronologique des nouveaux épisodes par rapport à ceux de Jacobs et qu'ils étaient bien plus sourcilleux qu'ici sur cette question et qu'ils ne pardonnaient pas les erreurs, les à-peu-près ou ce qu'ils perçoivent comme un manque de connaissance ou de respect de l'oeuvre de Jacobs...
Dès le début, André et moi-même avons insisté pour que nos albums soient différenciés de la série-mère contemporaine, par la couleur de la tranche ou le bandeau-titre, et fasse l'objet d'une numérotation à part (par exemple en chiffres romains) mais nous n'avons pas obtenu gain de cause... La série contemporaine a vraisemblablement été interrompue suite à la parution de "La Momie Bleue", dont la réception a été très mauvaise, alors que "Le Maître de l'Atome" a été salué par la critique et les lecteurs. A l'époque, mon ami et collaborateur Didier Mouton a fait cette réflexion : "chez Casterman, ils ne sont pas assez intelligents pour avoir perçu le critère discriminant : ils ont pensé que le succès ou l'échec étaient liés à l'époque où se déroulait le récit - années '50 contre époque contemporaine -, sans prendre en compte les qualités intrinsèques du scénario et du dessin !" Depuis, les albums "Londres en Péril" et "Le châtiment" ont bien montré qu'il ne suffit pas de placer Lefranc dans les années '50 pour obtenir un bon résultat ! Inversement, avec "Le Retour du Loup", j'ai essayé (sans savoir si j'ai réussi) de montrer qu'il était possible d'écrire aujourd'hui un Lefranc contemporain qui soit du même niveau que "Le Maître de l'Atome"...
J'ai exposé les raisons "stratégiques" qui ont sous-tendu la conception du cycle "années '50" (que j'ai baptisé par commodité "Cycle de l'Atome") et dont finalement seul le premier tome a été publié, (et altéré)... Mais quelle est la légitimité morale de cette entreprise vis-à-vis de Jacques Martin ? Je peux témoigner du fait que lors des réunions de travail que j'ai eues avec Monsieur Martin sur "Le Maître de l'Atome", il n'a jamais exprimé aucun grief sur le projet, il semblait au contraire très enthousiaste. Par après, nous avons discuté ensemble de l'adaptation de son synopsis de "l'Ombre de Scarlett", pour raconter cette histoire dans les années '50 (il m'a d'ailleurs envoyé son synopsis pour que je l'adapte). Il a aussi donné son feu vert pour "La Zone 51", une histoire sur les "soucoupes volantes", qui se déroule dans les années '50. Il n'avait donc pas du tout l'air opposé à ce que l'on écrive des histoires de Lefranc qui se passent dans les années '50... Mais je n'ai jamais discuté avec lui de l'éventuel abandon de la série contemporaine... J'ai lu, il me semble sur AlixMag, certains témoignages qui me laissent perplexes, car Jacques Martin y évoquait des sujets contemporains pour Lefranc, comme l'épidémie de H1N1... A lire cela, on pourrait presque se demander si Monsieur Martin était vraiment bien au courant de la décision de supprimer la série Lefranc contemporaine...
Le concept lancé avec Le Maître de l'Atome devait "rebooster" la série... Mais au lieu de cela, on l'a enterrée... Ce cycle devait être ce que dans les comics on appelle une "mini-série"... Ce n'était donc pas un truc dans lequel on s'enfermait à vie ! Tout a été pensé soigneusement et avec enthousiasme, à partir, d'une part, de l'univers de Jacques Martin et, d'autre part, de l'Histoire des années '50. C'est vraiment quelque chose en soi qui est très amusant à réaliser, ce n'est pas du tout l'enfer ! Si enfer il y a , il vient non pas de la difficulté à penser et réaliser un tel projet, mais bien des difficultés amoncelées par ceux qui n'ont eu de cesse de nous mettre des bâtons dans les roues...