Le puits nubien est une BD ambiguë qui marie deux contraires : la laideur d'une vendetta et la beauté des lieux et des corps. La revanche est celle d'Arno sur l'infâme Month. Et tant les ruines égyptiennes que la campagne anglaise distillent un charme puissant. Et je ne parlerais pas de la plastique non botoxée des héroïnes
Cerise sur le gâteau, cette bande dessinée compte deux héroïnes, en miroir l'une de l’autre, une fille de chef et une modeste métayère, toutes les deux ayant le point commun d'être opposées au sinistre Lord Month.
La première, Tara, incarne la beauté exotique. Et je l'eus d'ailleurs bien davantage vu dans un décor océanien que dans la vallée du Nil. Néanmoins Alain Juillard est fidèle à une certaine réalité historique comme le démontre cette toile.
Nubian women at Korti David Roberts (1842-1849)
Le dessinateur a néanmoins choisi la représentation la plus sensuelle, la plus déshabillée, pas forcément la plus courante...
Femme Nubienne - Gillot - 1890
Ce choix a permis de donné corps à ce que j’appelle un fantasme masculin, la scène invraisemblable et grotesque de la balle de fusil coupant le fermoir du pagne.
La jeune femme est coquette et porte deux magnifiques colliers et des bracelets. Sa coiffure est tressée selon la coutume de la Haute-Égypte.
La personnalité de l'héroïne me semble plus intéressante.
Comme le résume très bien Raymond, elle ne manque ni de cran, ni de souffle et ni de courage. Elle affronte les ennemis d'Arno avec quelques pierres, marche et nage sans frémir au milieu des serpents et n'hésite pas à plonger dans le puits pour sauver son amant. Fille de chef, elle en a elle même l'étoffe, preuve en est l'autorité dont elle fait preuve vis-à-vis d'un des guerriers de sa tribu.
Sa relation avec Arno est étrange. Elle s'inscrit facilement dans un rôle de substitut à Djeïla, sa cousine. Un effet de l’irrésistible séduction d'Arno ou un nouveau fantasme masculin qui veut que toutes les femmes ne peuvent s'empêcher de "tomber" dans les bras du vénitien…
La suite de l'intrigue nous emmène en Angleterre où nous faisons la connaissance de Jane, une jeune fermière victime elle aussi des agissements de Month.
Clairement, les deux héroïnes ont la même personnalité. Malgré le viol Jane garde son sang froid et, avec un réalisme désabusé, explique à son grand-père le risque qu'il encourt en la vengeant.
.
Elle essaie aussi de se faire respecter de son bourreau, ce qui démontre un beau courage. Elle échappe heureusement au syndrome de Stockholm.
Et la colère reste présente. Au point qu'elle se vend en échange de la mort de son bourreau. La phrase est d'ailleurs dramatique : "Jette le dans le puits et je serai ta femme". Comme s'il fallait un salaire pour que William fasse ce dont il rêvait depuis quelques pages. Je ne comprends pas cette érection de la femme en trophée .
Et au final, Arno ne fait que terminer le travail commencé par Jane et William !
La colère de la fermière revient d'ailleurs quelques vignettes plus tard puisqu'elle urine sur le cadavre de son bourreau.
Un ouvrage donc fort où la mort est souvent présente.
Je vais conclure en ouvrant une parenthèse féministe (bien évidemment ) sur le droit de cuissage invoqué par Month. Voltaire l'évoque dans son Dictionnaire philosophique (1764) pour en dénoncer le vide juridique. Pour les curieux, je publie ci-dessous l'article. Au delà de sa qualité et de l'anticléricalisme habituel du grand écrivain, ne trouvez vous pas que certaines phrases ont de forts relents de sexisme ? Après, Voltaire et les femmes…
CUISSAGE ou CULAGE. DROIT DE PRÉLIBATION, DE MARQUETTE, ETC.
...
Il est étonnant que dans l'Europe chrétienne on ait fait très longtemps une espèce de loi féodale, et que du moins on ait regardé comme un droit coutumier l'usage d'avoir le pucelage de sa vassale. La première nuit des noces de la fille au vilain appartenait sans contredit au seigneur. Ce droit s'établit comme celui de marcher avec un oiseau sur le poing, et de se faire encenser à la messe. Les seigneurs il est vrai, ne statuèrent pas que les femmes de leurs vilains leur appartiendraient, ils se bornèrent aux filles; la raison en est plausible. Les filles sont honteuses, il faut un peu de temps pour les apprivoiser. La majesté des lois les subjugue tout d'un coup; les jeunes fiancées donnaient donc sans résistance la première nuit de leurs noces au seigneur châtelain, ou au baron, quand il les jugeait dignes de cet honneur. On prétend que cette jurisprudence commença en Écosse; je le croirais volontiers: les seigneurs écossais avaient un pouvoir encore plus absolu sur leurs clans que les barons allemands et français sur leurs sujets. Il est indubitable que des abbés, des évêques, s'attribuèrent cette prérogative en qualité de seigneurs temporels: et il n'y a pas bien longtemps que des prélats se sont désistés de cet ancien privilège pour des redevances en argent, auxquelles ils avaient autant de droit qu'aux pucelages des filles. Mais remarquons bien que cet excès de tyrannie ne fut jamais approuvé par aucune loi publique. Si un seigneur ou un prélat avait assigné par-devant un tribunal réglé une fille fiancée à un de ses vassaux pour venir lui payer sa redevance, il eût perdu sans doute sa cause avec dépens. Saisissons cette occasion d'assurer qu'il n'y a jamais eu de peuple un peu civilisé qui ait établi des lois formelles contre les mœurs; je ne crois pas qu'il y en ait un seul exemple. Des abus s'établissent, on les tolère; ils passent en coutume; les voyageurs les prennent pour des lois fondamentales.
...
Quelques voyageurs prétendent qu'en Laponie des maris sont venus leur offrir leur femme par politesse: c'est une plus grande politesse à moi de les croire. Mais je leur soutiens qu'ils n'ont jamais trouvé cette loi dans le code de la Laponie, de même que vous ne trouverez ni dans les constitutions de l'Allemagne, ni dans les ordonnances des rois de France, ni dans les registres du parlement d'Angleterre, aucune loi positive qui adjuge le droit de cuissage aux barons.Des lois absurdes, ridicules, barbares, vous en trouverez partout; des lois contre les mœurs, nulle part.
Au final, Le puits nubien présente deux femmes profondément différentes. Et toutes les deux s'opposent à l’ignoble Lord Month. Elles en deviennent complémentaires, pièces d'un puzzle campant une opposition universelle à Month. Si ce choix révèle un Jacques Martin féministe, leur mise en scène porte un soupçon de machisme. Le maître se révèle ambigu, comme la BD !
Eléanore
Cerise sur le gâteau, cette bande dessinée compte deux héroïnes, en miroir l'une de l’autre, une fille de chef et une modeste métayère, toutes les deux ayant le point commun d'être opposées au sinistre Lord Month.
La première, Tara, incarne la beauté exotique. Et je l'eus d'ailleurs bien davantage vu dans un décor océanien que dans la vallée du Nil. Néanmoins Alain Juillard est fidèle à une certaine réalité historique comme le démontre cette toile.
Nubian women at Korti David Roberts (1842-1849)
Le dessinateur a néanmoins choisi la représentation la plus sensuelle, la plus déshabillée, pas forcément la plus courante...
Femme Nubienne - Gillot - 1890
Ce choix a permis de donné corps à ce que j’appelle un fantasme masculin, la scène invraisemblable et grotesque de la balle de fusil coupant le fermoir du pagne.
La jeune femme est coquette et porte deux magnifiques colliers et des bracelets. Sa coiffure est tressée selon la coutume de la Haute-Égypte.
La personnalité de l'héroïne me semble plus intéressante.
Comme le résume très bien Raymond, elle ne manque ni de cran, ni de souffle et ni de courage. Elle affronte les ennemis d'Arno avec quelques pierres, marche et nage sans frémir au milieu des serpents et n'hésite pas à plonger dans le puits pour sauver son amant. Fille de chef, elle en a elle même l'étoffe, preuve en est l'autorité dont elle fait preuve vis-à-vis d'un des guerriers de sa tribu.
Sa relation avec Arno est étrange. Elle s'inscrit facilement dans un rôle de substitut à Djeïla, sa cousine. Un effet de l’irrésistible séduction d'Arno ou un nouveau fantasme masculin qui veut que toutes les femmes ne peuvent s'empêcher de "tomber" dans les bras du vénitien…
La suite de l'intrigue nous emmène en Angleterre où nous faisons la connaissance de Jane, une jeune fermière victime elle aussi des agissements de Month.
Clairement, les deux héroïnes ont la même personnalité. Malgré le viol Jane garde son sang froid et, avec un réalisme désabusé, explique à son grand-père le risque qu'il encourt en la vengeant.
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Elle essaie aussi de se faire respecter de son bourreau, ce qui démontre un beau courage. Elle échappe heureusement au syndrome de Stockholm.
Et la colère reste présente. Au point qu'elle se vend en échange de la mort de son bourreau. La phrase est d'ailleurs dramatique : "Jette le dans le puits et je serai ta femme". Comme s'il fallait un salaire pour que William fasse ce dont il rêvait depuis quelques pages. Je ne comprends pas cette érection de la femme en trophée .
Et au final, Arno ne fait que terminer le travail commencé par Jane et William !
La colère de la fermière revient d'ailleurs quelques vignettes plus tard puisqu'elle urine sur le cadavre de son bourreau.
Un ouvrage donc fort où la mort est souvent présente.
Je vais conclure en ouvrant une parenthèse féministe (bien évidemment ) sur le droit de cuissage invoqué par Month. Voltaire l'évoque dans son Dictionnaire philosophique (1764) pour en dénoncer le vide juridique. Pour les curieux, je publie ci-dessous l'article. Au delà de sa qualité et de l'anticléricalisme habituel du grand écrivain, ne trouvez vous pas que certaines phrases ont de forts relents de sexisme ? Après, Voltaire et les femmes…
CUISSAGE ou CULAGE. DROIT DE PRÉLIBATION, DE MARQUETTE, ETC.
...
Il est étonnant que dans l'Europe chrétienne on ait fait très longtemps une espèce de loi féodale, et que du moins on ait regardé comme un droit coutumier l'usage d'avoir le pucelage de sa vassale. La première nuit des noces de la fille au vilain appartenait sans contredit au seigneur. Ce droit s'établit comme celui de marcher avec un oiseau sur le poing, et de se faire encenser à la messe. Les seigneurs il est vrai, ne statuèrent pas que les femmes de leurs vilains leur appartiendraient, ils se bornèrent aux filles; la raison en est plausible. Les filles sont honteuses, il faut un peu de temps pour les apprivoiser. La majesté des lois les subjugue tout d'un coup; les jeunes fiancées donnaient donc sans résistance la première nuit de leurs noces au seigneur châtelain, ou au baron, quand il les jugeait dignes de cet honneur. On prétend que cette jurisprudence commença en Écosse; je le croirais volontiers: les seigneurs écossais avaient un pouvoir encore plus absolu sur leurs clans que les barons allemands et français sur leurs sujets. Il est indubitable que des abbés, des évêques, s'attribuèrent cette prérogative en qualité de seigneurs temporels: et il n'y a pas bien longtemps que des prélats se sont désistés de cet ancien privilège pour des redevances en argent, auxquelles ils avaient autant de droit qu'aux pucelages des filles. Mais remarquons bien que cet excès de tyrannie ne fut jamais approuvé par aucune loi publique. Si un seigneur ou un prélat avait assigné par-devant un tribunal réglé une fille fiancée à un de ses vassaux pour venir lui payer sa redevance, il eût perdu sans doute sa cause avec dépens. Saisissons cette occasion d'assurer qu'il n'y a jamais eu de peuple un peu civilisé qui ait établi des lois formelles contre les mœurs; je ne crois pas qu'il y en ait un seul exemple. Des abus s'établissent, on les tolère; ils passent en coutume; les voyageurs les prennent pour des lois fondamentales.
...
Quelques voyageurs prétendent qu'en Laponie des maris sont venus leur offrir leur femme par politesse: c'est une plus grande politesse à moi de les croire. Mais je leur soutiens qu'ils n'ont jamais trouvé cette loi dans le code de la Laponie, de même que vous ne trouverez ni dans les constitutions de l'Allemagne, ni dans les ordonnances des rois de France, ni dans les registres du parlement d'Angleterre, aucune loi positive qui adjuge le droit de cuissage aux barons.Des lois absurdes, ridicules, barbares, vous en trouverez partout; des lois contre les mœurs, nulle part.
Au final, Le puits nubien présente deux femmes profondément différentes. Et toutes les deux s'opposent à l’ignoble Lord Month. Elles en deviennent complémentaires, pièces d'un puzzle campant une opposition universelle à Month. Si ce choix révèle un Jacques Martin féministe, leur mise en scène porte un soupçon de machisme. Le maître se révèle ambigu, comme la BD !
Eléanore