Avant de parler de la Mère supérieure et de Clara, je vous propose que nous nous attardions sur un personnage féminin (?) "secondaire" : le bourgmestre d'un village inconnu et l’abbesse du couvent du Mont Saint-Odile.
Je confie avoir hésité. Femme ou homme ? D'un côté, des formes invisibles, l'absence (voulue pour cultiver l’ambiguïté ?) du genre féminin dans les dialogues et l'emploi du substantif brave, de l'autre l'absence de barbe, le tablier. Même la coiffe est ambiguë. Ce peut être un béguin ou une cale. Que pensent
LES membres du forum ? Je vais partir du principe que cet édile est une dame, ce qui va me permettre d'évoquer ses qualités dans ce fil de discussion. Et là, nous ne pouvons qu'admirer une belle personnalité. L'héroïne va user de toutes les ruses possibles pour retarder notre intempérant évêque. Et derrière la scène cocasse se cache une citoyenne engagée et patriote dont on ne peut qu'admirer l'efficacité !
Venons en maintenant à l'abbesse de Hohenbourg. Raymond perçoit une femme plutôt sévère (les traits de rapace) et puissante (la mise en échec de l'évêque de Strasbourg).
Je ne partage pas la première vision. On peut déjà noter la création d'un asile alors que le pays souffre de la Guerre de Cent Ans.
Puis, la "lionne" révèle un cœur aimant. Raymond a "cité" la scène de désespoir devant le corps de Marc. Et nous pouvons aussi nous attarder sur la vignette suivante. Alors que Clara vient de perdre toute raison de vie, la Mère supérieure lui propose un grand projet, celui de toute une existence, devenir abbesse.
Plutôt que de discernement et d'équité évoqués ci-dessus, je parlerai d'un "fin politique". Dans le conflit opposant la ville libre de Strasbourg à l'empereur du Saint-Empire romain germanique (Sigismond ?), l'héroïne navigue avec habileté entre les parties pour sauver le statu quo, et propose des solutions diplomatiques pouvant convenir à toutes les parties. L'abbaye ne dispose d'aucune troupe armée et sa survie dans un monde en guerre dépend surtout d'une capacité à louvoyer face à des vents bien souvent contraires.
Fin politique ne signifie pas "flamby" (toute référence à un président de la République française est bien évidemment une pure coïncidence
). Et la Mère supérieure sait imposer son autorité durant les moments les plus délicats.
En fait, cette modeste abbesse se révèle l'égale d'un prestigieux évêque, comme le démontre son positionnement durant le banquet.
Le nom de ce personnage n'est pas mentionné dans la BD mais une rapide analyse permet de conclure sans aucune équivoque qu'elle s'appelle Marguerite III de Willrich. La page Wikipedia consacrée au monastère indique qu'elle fut remplacée par Clara de Lutzelburg ! Jacques Martin s'était solidement documenté avant d'écrire le scénario ! Ces informations nous éclairent aussi sur la prestance des abbesses. Originaires de la noblesse mais ne pouvant diriger un fief ou un domaine du fait du droit successoral, les personnalités les plus brillantes pouvaient exercer leurs talents dans le cadre de puissantes institutions religieuses.
Venons en maintenant à Clara. La romance de Marc et Clara s'inspire clairement de la tragédie shakespearienne
Roméo et Juliette. Avec les Lutzelburg dans le rôle des Capulet, les Rathsamhausen dans celui des Montaigu et Parfait en frère Laurent.
Je ne partage absolument pas l'avis de Raymond que la jeune femme (et pas fille
) se déshabille facilement.
Dans la vignette ci-dessous, Clara ne fait que répondre avec amour à une demande de son aimé, même si celle-ci lui semble un péché.
Pour en revenir à Juliette, Clara me semble bien plus volontaire que son illustre modèle. Elle se révèle capable de tuer pour se défendre ou encore d'arracher un accord de paix.
D'un point de vue historique, les abbesses sont des personnages influents durant tout le Moyen Âge et cette influence ne décroît qu'à partir du XIVème siècle.
Dans
La vie des femmes au Moyen Âge (2009), L'historienne Sophie Cassagnes-Brouquet aborde le sujet de la relation entre féminité et religion.
Le premier monastère féminin français, Saint-Jean, est fondé en 512 par Césarie, sœur de l’archevêque d'Arles. Les communautés vont prospérer et se multiplier durant les dynasties mérovingiennes et carolingiennes. Ainsi, l'abbaye du Mont Saint-Odile fut fondé en 680 par la fille du Duc d'Alsace. Les raids vikings freinent un temps le mouvement qui reprend de plus belle au XIème siècle, sous l'égide de Cluny. Quatre-vingt-huit abbayes sont fondées entre 1190 et 1250.
Les femmes issues de la noblesse constituent le principal apport en moniales. Elles apportent leurs biens ce qui contribue à la puissance des abbayes.
La journée des moniales est rythmée par les offices : Matines à minuit, Laudes et Primes le matin, Tierce après la toilette, Sexte après la lecture en salle capitulaire et la confession et avant le déjeuner, None au milieu de l’après-midi, Vêpres et Complies en soirée.
La communauté vit en autarcie et les moniales gèrent l'abbaye. Tout un personnel travaille les terres autour des bâtiments.
L'abbesse est en théorie élue par les sœurs mais sa nomination est souvent imposée par la famille du noble ayant fondé l'abbaye. La plus célèbre est Hildegarde de Bingen, musicienne célèbre, dont j'ai parlé dans le message n°120.
D'autres femmes, les béguines, consacrent leur vie à Dieu. Elles vivent dans des communautés urbaines, village dans la ville. AU XIVème siècle, le béguinage de Strasbourg comptait 600 âmes.
Les reclues sont des femmes choisissant de s'enfermer à vie dans une cellule appelée le réclusoir. Après des obsèques symboliques, la reclue est emprisonnée dans une pièce où elle est totalement dépendante de l'extérieur pour sa nourriture ou encore son chauffage.
Enfin, d'autres femmes préfèrent s'engager au service des malades dans les ordres hospitaliers.
Les deux derniers siècles du Moyen Âge voient les difficultés financières assombrir la vie des moniales. La Guerre de Cent Ans, la peste et une mauvaise gestion font chuter les vocations et un relâchement de la discipline. Des monastères disparaissent et d'autres tombent en ruine.
En même temps s'impose le culte marial. Les pèlerinages vers les sanctuaires comme Chartres ou encore Rocamadour se multiplient. La BD s'en est d'ailleurs fait l'écho avec
Les pèlerins d'Auclair.
Pour conclure et en revenir à
La cathédrale, Jacques Martin reprend ici son souffle après plusieurs tomes écrasés par la présence oppressante de Gilles de Rais. Il livre une belle aventure, riche de moult rebondissements, avec de beaux personnages. Les femmes sont à l'honneur avec la Mère abbesse et Clara qui transcendent le rôle annexe que la société médiévale accorde à leur sexe.
Je vais enfin, avec une superbe mauvaise foi
, signaler qu'une autre protagoniste écrase la BD du fait de sa beauté :
- Spoiler:
la cathédrale de Strasbourg. Le mot cathédrale est effectivement du genre féminin ! Et nul ne peut nier que c'est une figure centrale de la BD. De plus, on ne peut que saluer la maestria avec laquelle Pleyers l'a dessinée : finesse des détails et perspectives vertigineuses jalonnent une succession de magnifiques cartes postales.
Eléanore