Ayant lu Noël noir ce week-end, je ne regrette pas d'avoir suivi le conseil de Damned qui m'avait
recommandé cet album avec enthousiasme, et je comprends qu'il ait été récompensé !
J'ai pour cette publication adopté à nouveau la taille 16 après avoir essayé le double interligne à la taille standard, pour des raisons de lisibilité en raison de la longueur de ma contribution.
Je viens donc mettre mes pas dans ceux d'entre nous qui l'ont déjà commenté pour dire combien que l'ai trouvé exceptionnel. Son originalité, la manière dont il aborde le sujet difficile dont il traite, sans jamais tomber dans les travers de quelque manichéisme que ce soit, ne limitant aucun des personnages à une seule dimension humaine, sociale et psychologique, son intensité dramatique et l'art subtil avec lequel le récit entrecroise les destins individuels et collectifs en les reliant à l'histoire, les surprises qui nous sont réservées à chaque instant, déjouant nos attentes et les hypothèses successives, comme par
exemple celle selon laquelle Mirko Grabowsky serait un agent du Komintern ; tout ceci fait de cet album
une oeuvre rare dans le domaine de la bande dessinée qui compte pourtant de très nombreuses
réussites.
Bien qu'un différent ait, si j'ai bien compris, fini par diviser après coup les deux auteurs, je tiens à dire
combien le fruit de leur collaboration m'impressionne, tant le dessin de Régric et le scénario de Michel
Jacquemart savent composer la matière noire de cet album unique.
Au terrible drame que nous racontent Michel Jacquemart correspond en effet une dramaturgie visuelle
presque monochrome, avec selon les planches une dramaturgie des bruns, des noirs et des gris, que
seules animent quelques lueurs fouillant obstinément les ténèbres, celles des lampes, du feu et du
pendentif phosphorescent de Luciana, jeune femme d'origine solaire aux cheveux ardents et véritable
figure de lumière plongée dans la double obscurité de la mine, de l'histoire et de sa propre complexité
fracassée, jusque à sa consummation finale en compagnie de Pietro.
Seules quelques cases italiennes intensément lumineuses apportent le contrepoint d'un passé et d'un espoir inaccessibles - j'ai aimé que dans la rapide évocation de son bonheur fugace avec Angelo, la robe de Luciana, alors innocente jeune fille en fleur, soit couleur de "vie en rose", si l'on excepte les deux planches conclusives situées avant l'épilogue.
Mais dans ces deux planches, le bleu pâle n'éclaire qu'un cimetière contenant la tombe de l'ingénieur Dayère et celle des malheureux époux désaccordés qu'auront été jusque au bout Luciana et Pietro. C'est ce même bleu pâle qui accompagne le voyage de Renard et de Lefranc sur fond de guerre d'Algérie, autre sombre drame individuel et collectif auquel prendra part bien malgré lui Lefranc rappelé comme réserviste.
Mais en dehors de ces quelques instants de luminosité plus éclatante, que ce soit nuit ou jour, l'album est une seule coulée d'obscurité presque totale. Le récit ne commence-t-il pas dans les petites heures hivernales d'un matin noir d'encre et ne se déroule-t-il pas pour l'essentiel dans les profondeurs de la mine ?
Noël noir est en effet un Voyage au centre de la terre dont le propos n'est cependant pas l'exploration d'un imaginaire émerveillé des profondeurs, mais celle d'une catastrophe multiple : celle de la mine en feu et des mineurs pris au piège, celle des individus placés au coeur de la terrible aventure, principalement Luciana, Mirko, Pietro, l'ingénieur Dayère et Lefranc, ainsi que, dans une moindre mesure quoique l'un d'entre eux y perde la vie, Antonio et Joseph - mais ces deux personnages, en dépit de la chute mortelle de Joseph, ne sont pas l'objet d'une étude intérieure aussi précise que celle des autres ou ne connaissent pas un destin dramatique de même intensité. C'est encore la catastrophe d'un ensemble de strates historiques qui, comme les différents étages de la mine, se superposent et communiquent entre elles par les puits sans fond d'un vingtième siècle ténébreux.
Cependant, ce voyage au centre de la mine est aussi un parcours intérieur au long duquel vont se révéler des vérités inattendues, dont toutes ou presque ont un lien avec l'histoire. Mirko et la désillusion stalinienne, l'ingénieur Dayère et les contradictions historiques de l'exploitation minière, particulièrement dans les années de la reconstruction, Luciana et le fascisme, Lefranc et le souvenir de son père, pilote d'essais dans le domaine de l'aéronautique militaire.
Cette odyssée de la mémoire culmine au coeur exact de l'album, à partir de la page 28, Noël noir comprenant en effet 48 pages, lorsque Luciana et Lefranc coupés de tout et seulement éclairés par la faible phosphorescence du pendentif de la jeune femme, se confient l'un à l'autre des fragments essentiels de leurs souvenirs et communiquent ainsi en profondeur par la similitude de leurs expériences, belle manière de dire qu'au-delà de l'individualité des existences et de leurs drames, des galeries psychiques n'en permettent pas moins à deux êtres aussi différent que la jeune femme et le journaliste de partager quelque chose de commun qui fait d'eux des incarnations de la condition humaine.
Luciana et Lefranc n'en demeurent pas moins des individualités irréductibles, comme le prouve la nature personnelle des drames qu'ils se confient, même si celui de la mort d'Angelo, puis celui de la mort de Lina, croisent à leur façon celui de la mort accidentelle du père de Lefranc. Parvenus malgré eux jusque au coeur des ténèbres de la mine, les deux personnages atteignent donc bel et bien celui de leurs propres ténèbres.
Ils n'en tireront cependant pas le même "bénéfice", celui de remonter à la vie enfin éclairés sur une part d'eux-mêmes après avoir traversé la nuit. C'est qu'en effet le voyage intérieur des principaux personnages du récit épouse encore des ressorts plus secrets liés à la culpabilité. Celle de Luciana tout d'abord. Envers le mari qu'elle n'aime pas, envers la petite Laura qu'elle s'obstine à confondre avec Lina et rejette malgré elle, envers les mineurs enfin, puisque elle finit par avouer sa part de responsabilité dans l'accident qui provoque la catastrophe, la mort de nombreux mineurs, parmi lesquels Mirko, sans savoir encore qu'elle sera indirectement et involontairement à l'origine de celle de Pietro avec qui elle périra entre profondeur et surface.
A cette culpabilité s'ajoute évidemment celle de l'ingénieur Dayère, d'un autre ordre sans aucun doute, et c'est pourquoi il remonte à la surface à deux reprises, après avoir fait preuve d'un dévouement sans faille au cours de l'expédition de sauvetage. Mais l'ingénieur, coupable de complaisance envers la direction de la mine, au nom de la politique de rendement voulue par celle-ci, mais encore l'Etat et même le Parti Communiste en la personne de Maurice Thorez, comme le souligne son appel à la production placé en exergue de la passionnante préface de Camille Rigebert ; l'ingénieur ainsi écrasé entre des exigences contradictoires qui le conduisent à négliger ses devoirs tout en éprouvant une profonde et active compassion envers les mineurs pris au piège, finira par se donner la mort.
Deux autres personnages expriment leur culpabilité de manière plus oblique, mais non moins intéressante et juste du point de vue humain. Il y a d'abord Mirko qui, après avoir fait preuve d'une extrême ambiguité dans sa participation à l'expédition de sauvetage, finit par se sacrifier, une fois révélée sa véritable destinée historique, comme si, ayant par ce récit sauvé sa mémoire du malentendu politique où il se trouvait jeté, il tenait à payer ainsi la dette contractée envers les mineurs que son sabotage a directement contribué à prendre au piège. Ce n'est certainement pas par hasard qu'il exerce le métier de boutefeu tandis que l'inspiratrice de son acte n'est autre que Luciana aux cheveux de flammes.
Il y a enfin le directeur de la mine qui, bien qu'en retrait du récit principal éprouve aussi du remord envers le sort de ses personnels, ce que prouve son attitude au cours des tentatives de sauvetage et la confidence qu'il fait à Renard au sujet de Luciana et du drame de Lina et Laura, ce qui lui fait d'ailleurs cette remarque de l'inspecteur, remarque cependant teintée de circonspection : "Hum... Je vois que derrière l'administrateur se cache un homme de coeur."
Mais la culpabilité d'aucun de ces personnages n'est entièrement réductible à lui seul. Tous, y compris la petite Laura dont le docteur Pauly révèle à Lefranc que son rôle dans l'accidente qui a coûté la vie à Lina et plongé le couple Pietro-Luciana dans des ténèbres encore plus grandes ; tous sont aussi à des degrés divers des victimes. Prenons le seul cas de Laura pour exemple : la jeune femme est à la fois victime d'une époque, en l'occurrence celle du fascisme, puis du patriarcat, puis d'une condition sociale difficile qui la conduira à l'exil et au dur labeur de la mine, celle enfin des graves manquements à la sécurité comme Lefranc le lui rappelle lorsque elle s'accuse d'être seule cause de la mort des mineurs encerclés par l'incendie. La culpabilité de Luciana n'est donc pas luciférienne, comme son prénom pourrait le laisser croire, mais partiellement déterminée par ce qu'elle a subi et qui l'a conduit aux terribles décisions qu'elle regrette au coeur des ténèbres.
Là est l'immense humanité de cette fresque intime et collective. J'aime aussi la manière exceptionnellement maîtrisée dont toutes ces révélations se distribuent graduellement au fil de l'album, selon un principe narratif d'une très grande force et d'une justesse humaine bien plus grande que si chaque personnage livrait tout celui en un seul bloc. De ce point de vue, l'épilogue totalement inattendu de la page 48 est l'exemple le plus remarquable du point de vue dramatique, puisque il fait éclater la responsabilité et donc aussi la culpabilité du père de Luciana sous leur forme réelles, dans une scène qui ne manque pas de faire songer à l'ultime scène du Parrain III.
J'ai également été saisi par la manière dont Michel Jacquemart orchestre don récit comme une véritable tragédie au sens propre du terme, dans la mesure où, sans en connaître encore les conditions de réalisation concrète, nous savons dès la cinquième case de la première planche que Luciana et Pietro n'échapperont pas à ce qui se trame, si bien que leur vie prend bel et bien forme d'un destin. Or, dans cette tragédie, Michel Jacquemart distribue les rôles comme on aurait pu le faire dans la tradition du théâtre grec antique, les dieux en moins. Il y a l'héroïne centrale en la personne de Luciana, qui a indirectement quelque chose d'une Antigone impuissante - le protagoniste servant de fil conducteur et d'accompagnateur, donc de confident, en la personne de Lefranc, les héros secondaires de rang plus ou moins subalterne ou humble comme l'ingénieur, Mirko, Antonio et Joseph, le témoin qu'incarne Renard en dépit de sa situation externe d'homme qui ronge son frein, et surtout le choeur incarné par les mineurs anonymes qui interviennent à plusieurs reprises au cours du récit, sans oublier ces coryphées successifs que sont certains mineurs surveillant d'en haut les étapes de l'expédition et annonçant par exemple la remontée de l'ingénieur (page 30), celle du curé de Saumont-en-Gahelle puis de Raymond-le-Rouge, puis de l'homme inconnu qui rend l'espoir aux paroissiens en train de se battre dans l'église, (page 41).
Ces différents niveaux de récit donnent en effet à Noël noir une force exceptionnelle où le parler des mineurs, que la solution adoptée par Michel Jacquemart entre patois et français rend parfaitement compréhensible au lecteur qui ignore tout de ce dialecte, apporte même une forme de musicalité qui elle aussi n'est pas sans lien avec le théâtre tragique de la Grèce antique puisque celui-ci était autant musical que purement scénique. La parole des mineurs y trouve d'ailleurs une dignité particulière en raison de l'authenticité que Michel Jacquemart a réussi à faire vivre grâce à son patient travail de documentation et aux chaleureux conseils des personnes avec lesquelles il a dialogué. J'ai d'ailleurs trouvé magnifique le fait d'introduire l'authentique ancien mineur qu'est Antonio Vicente dans le récit, tout comme le rôle qu'il donne à Lefranc, conservant au personnage sa dimension de héros humaniste tout en le mettant sur le même plan que les autres personnages dont il partage le destin et auxquels il restera désormais lié par l'étrange fraternité des rêves.
Un dernier mot pour évoquer le lien manifeste de Noël noir avec Les Enfants du bunker sous les apparences de récits très distincts l'un de l'autre. Je suis un peu gêné de le mentionner comme une évidence qui m'a sauté aux yeux car au cours d'un chaleureux échange sur un site social, Michel Jacquemart a le premier fait clairement allusion au lien pour lui très profond entre ces deux albums, si bien que j'ai l'air de suivre ses traces en jouant au lecteur perspicace qui avait déjà remarqué la chose. Mais je suis certain que je ne suis pas le seul à avoir été frappé par les résonances entre ces deux albums. D'ailleurs la question de préséance n'a aucune importance. Ce qui compte est qu'en effet ces deux albums sont en dialogue évident d'une façon intime et splendide dont le mérite revient, non à eux qui le constatent, mais à Michel Jacquemart qui les a conçus et écrits.
J'en donne simplement quelques exemples frappant : le tressage de l'histoire individuelle et la grande histoire (qu'on distingue d'ailleurs souvent en français par l'usage du "H" majuscule, ce qui fait dire au romancier Georges Perec dans W ou le souvenir d'enfance : l'Histoire avec sa grande hache"), la remontée de la mémoire intime et de ses traumatismes, l'intervention finale de la parole éclairante du docteur Pauly, autre coryphée, mais cette fois solitaire et s'exprimant au nom de la fillette qui ne parle plus. Et contrairement à ce qu'on pourrait craindre, ces résonances ne se répètent pas, mais se conjuguent car chaque album, au-delà de l'univers individuel et social qu'il explore traite la question du drame intérieur de manière spécifique.
Redisant une dernière fois combien pour toutes ces raisons j'ai trouvé cet album splendide, j'ai envie d'ajouter que Noël noir est aussi une leçon des ténèbres qui ne peut qu'inspirer l'admiration et l'éblouissement en dépit ou à cause de tant de nuit superbement exprimée.