Ayant apprécié le style de Dominique Monféry dans
Mortel imprévu, amoureuse des cimes et amatrice de Troyat, cette BD m'a bien évidemment tentée
Isaïe, un ancien guide de haute montagne, vit dans un petit village. Victime d'un accident lors de sa dernière course, il a "raccroché" piolet et crampons et élève des moutons. Isaïe vit avec Marcellin, son frère, bien plus jeune que lui, et qu'il a aidé à naître en l'absence de sage-femme.
Marcellin ne possède pas la sagesse de son aîné et rêve de partir en ville. Il essaie de vendre la ferme familiale mais la transaction échoue.
C'est alors qu'un avion s'écrase dans la montagne. Et une avalanche emporte l'expédition de secours. Marcellin propose alors à son frère de monter là-haut pour récupérer les biens des victimes, afin de pouvoir réaliser ses rêves.
Isaïe ne partage pas les valeurs de son cadet. Mais, il finit par se faire à l'idée et accepte de remonter dans les cimes. Après quelques péripéties, les deux alpinistes réussissent à atteindre l'épave. Mais là, ils découvrent qu'une des passagères a survécu... Et le drame va se jouer entre les deux frères...
La BD adapte fidèlement le magnifique roman de Troyat, lui même inspiré par une catastrophe aérienne, survenue en 1950, lorsque un avion d'Air India heurta le Mont-Blanc : https://fr.wikipedia.org/wiki/Accident_du_Malabar_Princess.
On ne peut que saluer la qualité du récit du grand auteur franco-russe. Son analyse psychanalytique de la relation quasi-filiale entre Isaïe et Marcellin constitue une superbe métaphore du fossé entre la campagne et la ville. Et l'arrivée de la jeune femme indienne crée un étrange trio, non pas amoureux, mais plutôt moral et philosophique. Le thème de la folie apparaît aussi en filigrane de la narration, douce simplicité d'Isaïe gravement blessé en montagne, folle cupidité de Marcellin, présomption chimérique de l'homme qui veut triompher de la nature, etc.
Les phrases de Troyat chantent et possèdent un puissant pouvoir évocateur et malheureusement la BD les oublie. Ce choix scénaristique, déjà opéré par Jacques Ferrandez dans son adaptation du
Chant du Monde de Giono, nous prive d'un certain lyrisme et sur-focalise sur le drame familial . Aussi, je me sens obligée de compenser
! Et voici donc pour le plaisir de l'âme quelques superbes lignes magnifiquement écrites :
Il n'avait jamais vu un avion de près. Celui-ci était de dimensions énormes. Trop grand pour les hommes. Trop lourd pour le ciel. Déchiqueté, rompu, il gisait sur le ventre dans la neige, telle une bête blessée à mort. Le nez de l'appareil s'était aplati contre un butoir rocheux. L'une des ailes, arrachée, avait dû glisser le long de la pente. L'autre n'était plus qu'un moignon absurde, dressé, sans force, vers le ciel. La queue s'était détachée du corps, comme celle d'un poisson pourri. Deux larges trous béants, ouverts dans le fuselage, livraient à l'air des entrailles de tôles disloquées, de cuirs lacérés et de fers tordus. Une housse de poudre blanche coiffait les parties supérieures de l'épave. Par contraste, les flancs nus et gris, labourés, souillés de traînées d'huile, paraissaient encore plus sales. La neige avait bu l'essence des réservoirs crevés. Des traces d'hémorragie entouraient la carcasse. Le gel tirait la peau des flaques noires. Même mort, l'avion n'était pas chez lui dans la montagne. Tombé du ciel dans une contrée de solitude vierge, il choquait la pensée comme une erreur de calcul des siècles. Au lieu d'avancer dans l'espace, il avait reculé dans le temps. Construit pour aller de Calcutta à Londres, il s'était éloigné du monde d'aujourd'hui pour aboutir à un coin de planète, qui vivait selon une règle vieille de cent mille ans. Le graphisme met superlativement en valeur la montagne. Tour à tour belle, inquiétante, sauvage, guérisseuse ou tueuse. Elle est tout cela et bien d'autres choses encore. Les grandes vignettes constituent tout autant de peintures de paysages, tantôt héroïques, tantôt champêtres. On ne peut aussi que saluer les "gueules" très expressives des héros. Les visages d'Isaïe et de Marcellin sonnent vrai. Et tant le petit village que ses habitants nous emmènent en montagne. On s'y croirait
. Côté couleurs, Dominique Monféry maîtrise parfaitement la technique de l'aquarelle et sa palette fait merveille. Que dire de plus ?
Pour conclure, signalons que le roman de Troyat a déjà été adapté, dans un film américano-canadien, avec Spencer Tracy et Robert Wagner dans les rôles des deux frères
. Et bien, la BD n'a pas à rougir de son modèle, bien au contraire !
EEE voire plus pour les amateurs de montagne.
Eléanore