Les enfants des autres est le tome 1 de la série Contrapaso de Teresa Valero.
Dans l’Espagne franquiste des années 1950, deux journalistes, Léon Lenoir et Emilio Sanz, mènent l'enquête sur la noyade d'une femme. De fil en aiguille, ils vont remonter la piste d'un trafic d'enfants dans des cliniques psychiatriques.
L'auteure réussit un superbe mariage entre l'Histoire, la dictature du caudillo, et le journalisme d'investigation. Elle nous livre un roman noir, en couleur directe, dans la droite ligne de Blacksad de Canales et Guarnido. Le travail de Valero est incroyable de minutie et je ne résiste pas au plaisir de vous donner le lien vers une citation de Camus que la scénariste a retrouvé : https://cdjm.org/2020/12/11/le-manifeste-censure-dalbert-camus/.
Abordons tout d'abord l'Histoire. La chape de plomb du franquisme est parfaitement rendue à travers l'autocensure des media, les manifestations estudiantines de 1956 (https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1970_num_16_1_1289), la psychiatrie militaire (https://fr.wikipedia.org/wiki/Antonio_Vallejo_N%C3%A1gera), etc. La Guerre d'Espagne façonne encore la société madrilène et se cache derrière chaque page de la BD : le père adoptif de Léon Lenoir ressemble étonnement au généralissime, Emilio Sanz est un ancien phalangiste, etc.
La misère du peuple fait aussi partie de l'intrigue. Ne l'oublions pas, la politique d'autarcie de Franco a appauvri le pays et nous accompagnons ainsi les reporters dans la banlieue pauvre de Madrid.
Les personnages sont fortement typés. Côté journalistes, Valero s'inscrit dans la grande tradition des duos dissymétriques. Lenoir, inexpérimenté et impulsif, contraste fortement avec Sanz, expert et désabusé. Murtaugh et Riggs les héros de L'arme fatale ou, plus populaire encore, Starsky et Hutch, ont trouvé leurs dignes successeurs. Le titre de la série, Contrapaso, fait d'ailleurs référence au contrepoint, une technique musicale permettant de marier harmonieusement deux lignes mélodiques différentes (2. m. Mús. En el canto, emisión o interpretación, por unos cantantes, de las notas normales, en tanto que otros hacen el paso o inflexión que sirve de cobertura a la voz.). Les seconds rôles sont magnifiques. La fille surdouée du médecin légiste, capable de réaliser un diagnostic avant même l’autopsie, est hilarante.
Le criminel (enfin un parmi beaucoup...) est un vrai Docteur Jekyyll et Mister Hyde ou alors un lointain parent de Norman Bates, le terrible héros de Psychose d'Alfred Hitchcock. La noirceur de chaque personnage est toujours teinté d'un soupçon de dérision, l'humour noir se mariant subtilement au roman noir.
La condition des femmes et l'horreur des cliniques psychiatriques construisent un climat oppressant. En fait, la folie règne en maitresse dans ce roman graphique, et pas que chez les malades et les criminels.
J'ai aussi apprécié le clin doeil de l'auteure qui, via le personnage de Paloma, souligne la difficulté d’être illustratrice. Une mise en abyme savoureuse
Au final, le scénario est superbement construit même si je me permets d’émettre un petit bémol concernant les dialogues. A l'instar d'un EP Jacobs, Valero est loquace et chaque case donne lieu à de longs échanges entre les protagonistes. Un régime-minceur s'impose pur le tome 2
Le dessin est magnifique. Une succession d'aquarelles peintes dans des tonalités sombres crée une ambiance désespérée à souhait. Les détails sont soigneux avec un soin maniaque digne de Franquin.
Et puis, quelle couverture. Les manifestants à gauche, le trio de héros au centre et les miliciens de la Falange Española Tradicionalista (https://fr.wikipedia.org/wiki/Falange_Espa%C3%B1ola_Tradicionalista_y_de_las_Juntas_de_Ofensiva_Nacional_Sindicalista) matérialisent une flèche pointée vers le lecteur. Et le fond rouge est bien celui du sang, sang de la répression et sang des victimes.
Nous avons là clairement une des très grandes BD du premier semestre 2021. Les amateurs des premiers Blacksad y trouveront, la BD animalière en moins et l'Histoire en plus, un prodigieux succédané. Si le roman noir ne vous rebute pas, allez-y les yeux fermés.
Eléanore
Dans l’Espagne franquiste des années 1950, deux journalistes, Léon Lenoir et Emilio Sanz, mènent l'enquête sur la noyade d'une femme. De fil en aiguille, ils vont remonter la piste d'un trafic d'enfants dans des cliniques psychiatriques.
L'auteure réussit un superbe mariage entre l'Histoire, la dictature du caudillo, et le journalisme d'investigation. Elle nous livre un roman noir, en couleur directe, dans la droite ligne de Blacksad de Canales et Guarnido. Le travail de Valero est incroyable de minutie et je ne résiste pas au plaisir de vous donner le lien vers une citation de Camus que la scénariste a retrouvé : https://cdjm.org/2020/12/11/le-manifeste-censure-dalbert-camus/.
Abordons tout d'abord l'Histoire. La chape de plomb du franquisme est parfaitement rendue à travers l'autocensure des media, les manifestations estudiantines de 1956 (https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1970_num_16_1_1289), la psychiatrie militaire (https://fr.wikipedia.org/wiki/Antonio_Vallejo_N%C3%A1gera), etc. La Guerre d'Espagne façonne encore la société madrilène et se cache derrière chaque page de la BD : le père adoptif de Léon Lenoir ressemble étonnement au généralissime, Emilio Sanz est un ancien phalangiste, etc.
La misère du peuple fait aussi partie de l'intrigue. Ne l'oublions pas, la politique d'autarcie de Franco a appauvri le pays et nous accompagnons ainsi les reporters dans la banlieue pauvre de Madrid.
Les personnages sont fortement typés. Côté journalistes, Valero s'inscrit dans la grande tradition des duos dissymétriques. Lenoir, inexpérimenté et impulsif, contraste fortement avec Sanz, expert et désabusé. Murtaugh et Riggs les héros de L'arme fatale ou, plus populaire encore, Starsky et Hutch, ont trouvé leurs dignes successeurs. Le titre de la série, Contrapaso, fait d'ailleurs référence au contrepoint, une technique musicale permettant de marier harmonieusement deux lignes mélodiques différentes (2. m. Mús. En el canto, emisión o interpretación, por unos cantantes, de las notas normales, en tanto que otros hacen el paso o inflexión que sirve de cobertura a la voz.). Les seconds rôles sont magnifiques. La fille surdouée du médecin légiste, capable de réaliser un diagnostic avant même l’autopsie, est hilarante.
Le criminel (enfin un parmi beaucoup...) est un vrai Docteur Jekyyll et Mister Hyde ou alors un lointain parent de Norman Bates, le terrible héros de Psychose d'Alfred Hitchcock. La noirceur de chaque personnage est toujours teinté d'un soupçon de dérision, l'humour noir se mariant subtilement au roman noir.
La condition des femmes et l'horreur des cliniques psychiatriques construisent un climat oppressant. En fait, la folie règne en maitresse dans ce roman graphique, et pas que chez les malades et les criminels.
J'ai aussi apprécié le clin doeil de l'auteure qui, via le personnage de Paloma, souligne la difficulté d’être illustratrice. Une mise en abyme savoureuse
Au final, le scénario est superbement construit même si je me permets d’émettre un petit bémol concernant les dialogues. A l'instar d'un EP Jacobs, Valero est loquace et chaque case donne lieu à de longs échanges entre les protagonistes. Un régime-minceur s'impose pur le tome 2
Le dessin est magnifique. Une succession d'aquarelles peintes dans des tonalités sombres crée une ambiance désespérée à souhait. Les détails sont soigneux avec un soin maniaque digne de Franquin.
Et puis, quelle couverture. Les manifestants à gauche, le trio de héros au centre et les miliciens de la Falange Española Tradicionalista (https://fr.wikipedia.org/wiki/Falange_Espa%C3%B1ola_Tradicionalista_y_de_las_Juntas_de_Ofensiva_Nacional_Sindicalista) matérialisent une flèche pointée vers le lecteur. Et le fond rouge est bien celui du sang, sang de la répression et sang des victimes.
Nous avons là clairement une des très grandes BD du premier semestre 2021. Les amateurs des premiers Blacksad y trouveront, la BD animalière en moins et l'Histoire en plus, un prodigieux succédané. Si le roman noir ne vous rebute pas, allez-y les yeux fermés.
Eléanore