Merci pour cette belle présentation qui donne très envie de lire
O Verlaine. Profitons en d'ailleurs
Mon rêve familier
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.
Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l’ignore.
Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.Verlaine,
les poèmes saturniens 1866
Je vous propose maintenant de quitter la poésie pour la médecine.
Le chœur des femmes est une bande dessinée d'Aude Mermilliod, une remarquable adaptation du roman éponyme de Martin Winckler. C'est clairement une des BD phares de ce premier semestre au point que le réseau Canal BD l'a retenue pour son prix 2022
. C'est aussi une BD profondément féministe et que j'ai placée pourtant dans ce fil car elle va bien au-delà d'un ouvrage favorable ou défavorable à la cause des femmes car elle est universelle.
Jean, une brillante interne à l'hôpital, major de sa promotion, doit faire un stage en soins gynécologiques aux côtés du docteur Franz Karma. Imbue de ses certitudes, froide, orgueilleuse et cassante, la jeune femme va découvrir une autre médecine, à l'écoute des patientes, dans le respect infini de leur corps et de leur personnalité. Et bientôt la métamorphose s'opère. Jean se convertit à la vision de son maître de stage. Et surtout, tant elle que Franz vont pouvoir affronter leurs blessures secrètes dans une conclusion virtuose...
Disons le tout de suite, je n'ai pas lu le roman et il m'est donc difficile de faire la part des choses entre les idées de Mermilliod et celles de Winckler. Peu importe car la BD se lit facilement et tant que le texte que les dialogues coulent de source.
Le titre de l'ouvrage est interpellant et surtout signifiant. Le
Dictionnaire Larousse propose plusieurs définitions pour le mot chœur :lien vers Larousse et j'en retiendrai trois. La première, "
Réunion de chanteurs groupés en vue de l'exécution d'une œuvre musicale, traduit la mélodie de cette BD. Toutes ces femmes, durant toutes les consultations, chantent une mélodie le plus souvent en mode mineur, la cantilène de leur sexualité. La deuxième définition, "
Réunion de chanteurs groupés en vue de l'exécution d'une œuvre musicale" témoigne de l'unité de la vision des femmes. Toutes font part d'un besoin de réconfort intime. La troisième définition, enfin, "
Ensemble de paroles, de cris qu'un groupe de personnes fait entendre collectivement : Un chœur de lamentations" énonce que la condition féminine est une, au-delà des différentes peurs, des complexes et des pathologies. Le rapport de la femme avec la consultation gynécologique est tout d'ambiguïté : une nécessité et un besoin sanitaire mais qui font peur car concernant la vie intime et sentimentale.
La BD est vraiment riche. Plusieurs thèmes sont abordés.
Le premier me semble être celui de la seconde chance : seconde chance offerte à Jean pour s'ouvrir aux autres, seconde chance offerte à Jean à la naissance pour vivre son unicité et enfin seconde chance offerte à Franz pour humaniser son métier. Et ce ne sont là que quelques nouvelles opportunités sélectionnées car le livre est un hymne à la vie, à son pouvoir régénérateur.
Le sujet de l'éducation est aussi au cœur de l'ouvrage qui disserte sur l'écart entre la théorie et la pratique. Jean arrive avec ses savoirs académiques et se retrouve confrontée à la réalité des patientes. Plus problématique encore, Franz pratique une médecine profondément différente de celle qui lui a été enseignée : une médecine où le corps et l'âme font un tout, où l'écoute est aussi importante que la technique pour diagnostiquer et soigner, et où chaque patient est unique et profondément respecté. Le propos peut parfois sembler caricatural mais doit sans doute contenir une part de vérité puisque Winckler est médecin. D'ailleurs, la BD interroge sur la profession de médecin. Qu'est-ce qu'un bon ou un mauvais médecin ? D'ailleurs, est-ce que ce genre de qualificatif peut s'appliquer ? Quelle déontologie se cache derrière le pouvoir de guérir ? La BD interroge aussi sur la motivation des élèves médecins. Pourquoi ont-ils choisi ce métier ? L'exemple de Jean est terriblement éclairant car sa motivation affichée, reconstruire les chairs tel Michel-Ange sculptant, cache une souffrance profonde, intime, viscérale.
Un autre thème est celui de la tolérance. Nous sommes tous différents et chacun est respectable. Cette différence peut être physiologique (Jean, les patientes) mais aussi psychiques (Jean et ses amants, Franz, les patientes). Aucun jugement n'est porté et toutes et tous sont écouté(e)s avec bienveillance. La norme n'est plus une prison.
Avec beaucoup de finesse et de pudeur, le scénario nous brosse une immense galerie de portraits. Cela peut d'ailleurs gêner le lecteur car cette multiplicité de propos, de témoignages, de cas peut faire peur. Cependant, jamais l'auteur ne cède à la logorrhée verbale. Chaque parole est distincte, claire et le tout est plus grand que chaque partie. En fait, on pourrait comparer la BD à un tableau de Seurat, une succession de points, chacun avec sa couleur, chacun avec ses particularités, dont l'assemblage génère une vision puissante, celle de l'être féminin et de sa sexualité.
Le dessin est simple et fait penser à Alfred. Décidément, ce brillant auteur va pouvoir fonder une école
Trouver un visage pour Jean relevait de la gageure. Et bien, le défi est réussi, avec un corps mince et une tête ronde coiffée à la garçonne. Et Franz est rassurant à souhait ! Par ailleurs, et enfin dirais-je, les femmes et leurs corps sont ordinaires. Nous sommes à mille lieues du monde habituel de la BD où les dessinateurs se focalisent sur des corps féminins parfaits oubliant volontairement que ceux-ci n'existent que chez une infime minorité de jeunes femmes. Le livre traite (entre autres considérations) de consultations gynécologiques et l'auteure dessine des sexes féminins. J'ai apprécié leur délicatesse et leur sensibilité, sans qu'aucune vulgarité ni voyeurisme ne perturbent la tonalité du discours tant narratif que graphique.
Le découpage et les différentes cadrages sont brillants, à l'égal d'une production cinématographique. Enfin, les couleurs douces se marient parfaitement à une intrigue qui, au-delà de son âpreté apparente est fondamentalement positive et rayonnante.
Au final, un ouvrage fort, très riche en émotions et qui fait beaucoup réfléchir. Je reproche souvent aux magazines spécialisés de ne pas faire de distinction entre les œuvres en les classant toutes dans la catégorie : "à lire d'urgence". C'est pourquoi, je vais désormais essayer de suivre une autre voie, celle de Murakami ou du Guide Michelin, au choix
,en attribuant des
E (comme Eléanore, bien sûr
).
E est une BD à acheter pour soutenir l'industrie papetière, tant la production que le recyclage.
EE est une BD à acheter pour soutenir l'auteur et l'éditeur.
EEE est une belle BD, riche de sens et d'un beau graphisme,
EEEE est une très grande BD, digne de rester dans les mémoires.
Et donc, roulement de tambours, il me semble que
Le chœur des femmes mérite
EEEE.
Ouest France a apprécié : https://www.ouest-france.fr/culture/bande-dessinee/bd-grace-a-aude-mermilliod-em-le-choeur-des-femmes-em-de-martin-winckler-vibre-encore-238cbfae-b4b3-11eb-ac24-27678a9eb011
Et Gilles Ratier aussi http://bdzoom.com/166990/actualites/touchante-et-tres-reussie-adaptation-bd-d%E2%80%99un-best-seller-de-martin-winckler-ou-les-soignants-sont-vraiment-a-l%E2%80%99ecoute-des-patients%E2%80%89/
Eléanore