La vraie légende du journal Pilote, c'est peut être au fond celle du "tas de chouettes copains", mais il est vrai qu'elle avait rapidement volé en éclats, après plusieurs crises mémorables. Il est par contre indiscutable que ce journal a été à l'origine d'une vraie révolution, comme le titre ce livre d'Aeschlimann (un journaliste) et de Nicoby (dessinateur) qui a été publié en 2015.
Mais pourquoi
la Révolution Pilote ? Les auteurs s'en expliquent eux-mêmes dans leur préface dessinée. Il s'est en effet passé "quelque chose de crucial au journal Pilote entre 1968 et 1972", qui aboutira finalement à la "naissance de la BD moderne". Et je crois que tout ceux qui vécurent cette époque assez folle (c'était à mon avis un vrai "âge d'or) accepteront sans réserve cette opinion.
Cet album est donc un "reportage en bandes dessinées", qui raconte en texte et en images une série d'interviews faites auprès des auteurs les plus emblématiques du journal Pilote. Pratiquement, les deux auteurs sont allés voir (plus de 40 ans après les événements) Gotlib, Druillet, Fred, Mandryka ou Claire Bretécher, en les faisant parler de quelques crises mémorables, telles que le "procès" fait à Goscinny par ses dessinateurs en 1968, ou les tumultes engendrés par la création de
l'Echo des Savanes par Gotlib et Mandryka en 1972. Cette idée paraissait lumineuse.
Mais le résultat prête à discussion. Quarante années, c'est très long, et les réponses des acteurs de "la Révolution Pilote" s'en ressentent. On comprend en fait très vite que les dessinateurs se sont déjà exprimés à de multiples reprises sur les crises de
Pilote, et qu'ils se répètent avec une certaine lassitude. Mais chacun d'entre eux a son propre tempérament, et sa propre interprétation des choses. Gotlib, par exemple, parait un peu gêné, et conscient d'avoir implicitement rejeté l'héritage de Goscinny lors de son évasion vers
l'Echo des Savanes. Il explique qu'il ne voulait pas la fin du journal Pilote et essaie de minimiser son rôle, mais il n'arrive pas à nous nous convaincre.
Claire Bretécher, de son côté, s'exprime avec plus de tranchant. Elle condamne ainsi sans détour les dessinateurs qui firent un procès à Goscinny en 1968 ("c'étaient des connards"). Elle avoue aussi que "l'Echo des Savanes, c'était rigolo", et qu'elle "n'imaginait pas que ce serait une rupture avec Pilote". Le début des années 70 était encore un peu le temps de l'innocence.
Mandryka se montre un peu plus précis, en donnant volontiers une explication psychanalytique des événements. Il raconte avec beaucoup de détails le "procès de Goscinny", dont il avait été le spectateur, et qu'il considère comme un "lynchage". Il raconte à sa manière l'affaire de "l'Echo des Savanes", en admettant que son désir de publier à tout prix une histoire refusée par Goscinny avait eu trop de conséquences. Il conclut que "si j'avais été moins con, je serais resté et j'aurais fait une autre histoire".
Et dans tous ces entretiens, on devine une légère nostalgie, mais aussi d'assez gros regrets vis-à-vis de René Goscinny qui était un rédacteur en chef remarquable. C'est en fait à ses dépends que s'est faite cette "Révolution Pilote".
Mais qu'en est-il de la valeur de ce reportage en BD ? Je me souviens qu'en première lecture, j'avais été un peu déçu. Il existait en effet déjà un gros livre d'interviews de José-Louis Bocquet, intitulé "
Goscinny et moi", qui interviewait de très nombreux dessinateurs de Pilote et beaucoup plus en détail.
La Révolution Pilote est à cet égard bien plus sommaire, mais maintenant que je relis cet album, j'y découvre un autre genre d'information, de caractère plus visuel et qui concerne en particulier la manière dont se sont passés les entretiens. Cette caractéristique est tout à fait exemplaire dans l'interview de Druillet, qui est une sorte de "génie paranoïaque" (ce sont ses propres termes), capable de regarder longuement son interlocuteur d'une façon inquiétante, et dont seule une description du comportement permet de comprendre le personnage. Cet aspect "non verbal" des choses est très bien montré dans cette BD, et la
Révolution Pilote (le livre bien sûr) garde à cet égard tout son intérêt.
La BD peut donc elle-aussi aussi être gouvernée par une recherche objective, et cet album est à cet égard exemplaire. On remarquera au passage que les deux auteurs insèrent volontiers leurs propres commentaires dans ce livre, avec honnêteté et sans chercher à se donner le beau rôle, et que l'album n'est donc jamais ennuyeux. Mais surtout, ce livre montre une fois de plus que la BD a toujours son propre regard, ainsi que ses propres messages, et que ceux-ci peuvent différer sensiblement de celui d'un simple livre ou d'un reportage filmé.
Le reportage peut être un art !