L'imprimerie du diable est une BD écrite par Virginie Greiner et dessinée par Annabel.
Dans une campagne reculée, des paysans survivent. Des récoltes maigres rendent la vie très difficile. Heureusement, une guérisseuse les aide au quotidien. Sa connaissance des simples et plus généralement de la nature sauve de nombreuses vies. Sage-femme et femme sage, cette vielle femme apporte le réconfort partout où elle passe. Le curé du village l'apprécie tout en clamant à ses paroissiens que seul Dieu peut les sauver. La petite fille de l'aïeule, Reine, marche sur les pas de son ancêtre. Et Reine est aussi appréciée par Étienne, le "gentil" fils d'un paysan violent, superstitieux et rustre. Le curé a remarqué l'intelligence du jeune homme et lui apprend à lire ce qui le sépare encore plus de son père pour lequel la seule vie possible réside dans la culture du blé. Battu par son paternel, notre héros prend la route de l'exil non sans que lui et Reine se soient promis un amour éternel. Sur son chemin de l'exil, Étienne croise un propagandiste de l'église. Ce dernier détecte un esprit vif et propose au jeune homme de le suivre à Genève pour y devenir imprimeur religieux.
Les années passent et l'église souhaite renforcer son pouvoir sur des campagnes jugées trop indociles. Cette reprise en main va s'appuyer sur les superstitions, la peur et la chasse aux sorcières. Étienne s'est converti à cette doctrine. Devenu un notable, il édite des ouvrages portant la "bonne parole" et stigmatisant les guérisseuses. Des inquisiteurs vont de village en village et, un jour, leur route croise celle de Reine qui a succédé à sa grand-mère. Au risque de finir sur le bûcher, la jeune femme décide de lutter ouvertement contre ces ecclésiastiques. Le curé du hameau demande alors le secours d’Étienne. Le jeune homme retrouve ainsi le village de son enfance où il va devoir juger son amour de jeunesse. Que va-t-il faire ?
La BD s'ancre dans une réalité historique. Les livres inquisiteurs ont existé et le plus célèbre d'entre eux, le
Malleus Maleficarum (https://fr.wikipedia.org/wiki/Malleus_Maleficarum) fut édité à Strasbourg en 1486. La scénariste fait donc le choix de présenter le côté sombre de l'invention de Gutenberg. Ce choix me semble arbitraire et très biaisé. De même que l’atome a détruit Hiroshima et Nagasaki, le même atome détruit des cellules cancéreuses et nous fournit de l'énergie. Et bien, il en est de même pour les livres.
Mein Kampf et
Les misérables sortis tous les deux des presses portent deux regards opposés sur la nature humaine. Un autre choix de l'auteure apparaît contestable. Elle lie la chasse aux sorcières et la volonté hégémonique de l'église. Aujourd'hui, beaucoup d'historiens y voient plutôt une source populaire et la recherche de boucs émissaires, les femmes un peu "marginales", dans des temps troublés.
Quoiqu'il en soit la BD aborde un thème universel et éternel. On peut situer le petit village de Reine, Vernoux, en Ardèche (Vernoux-en-Vivarais) mais ce serait restreindre la portée du livre qui se veut un hymne à la tolérance. N'oublions pas que le maccarthysme ou les purges staliniennes suivent exactement la même logique de recherche et d'élimination de pseudo-coupables.
La BD se veut clairement féministe et écologique. La grand-mère de Reine nous est dépeinte comme une sainte profane, en communion profonde avec une nature nourricière. Reine porte le rôle de la militante sans peur et sans reproche, prête à tout pour défendre ses idées. Face à ces deux figures tutélaires, les hommes apparaissent bien médiocres. L’ambiguïté d’Étienne le dessert et il ne sera "sauvé" de la perdition morale que par l'amour de Reine. On croirait assister à une représentation de
Tannhäuser de Wagner ou de
Faust de Gounod. Et comme le disait Aragon, le salut masculin vient des hommes. Le père du héros est un être malfaisant. Seul le curé du village apparaît "fréquentable". En même temps, ce saint homme n'assumera sa tolérance que lorsque la vie de Reine sera menacée. Côté écologie, l'auteure oppose la ville et la campagne, comme si l'éloignement de la mère nature constituait la mère de tous les maux de l'humanité. Les simples sont survalorisés et j'ai découvert avec un sourire la potion faite d'herbes et servant de "pilule du lendemain".
D'un point de vue strictement narratif, l'histoire se tient parfaitement. Les chemins de chaque protagoniste semblent logiques et le drame savamment noué. On pense parfois à
Jhen...
La scénariste a su parfaitement camper ses personnages. Une crédibilité forte ressort d'une analyse psychologique solide même si manquant parfois de subtilité.
Et la conclusion apparaît juste à tous les sens du terme car le procès de Vernoux ne se termine pas exactement comme les sinistres Procès de sorcellerie du Valais (https://fr.wikipedia.org/wiki/Proc%C3%A8s_de_sorcellerie_du_Valais). L'espoir reste possible même s'il est ténu.
Le graphisme se veut clairement réaliste. J'ai beaucoup apprécié les décors tant urbains que campagnards dont les nombreux détails et le style nous plongent magnifiquement dans le 15ème siècle. On peut aussi souligner la qualité des visages et des couleurs. Ainsi, les cheveux roux de Reine et son visage décidé se marient parfaitement à la chevelure foncée d’Étienne et à ses traits tirés par l'indécision.
Au final, voilà une BD très classique. Le titre est un peu provocateur et racoleur certes mais elle mérite d'être lue. Tant la scénariste que la dessinatrice y ont mis beaucoup d'elles mêmes et leur fort investissement ne peut qu'être salué. Je reprocherais juste à cet ouvrage un ton par trop manichéen. Mais cela fait partie du jeu et des choix (assumés) de Virginie Greiner, devenue au fil de ses scénarios une spécialiste de la sorcellerie.
EEEEléanore