"Un éléphant de santal mauve"/"Les trois félicités de Liao-Tchang" est construit sur le modèle du diptyque "Le roc de la Morisque"/"Le petit homme au chapeau rond", à savoir un premier épisode qui se passe à Llaran, au cours duquel est dérobée, non plus "le rapport T" du professeur Hector Ticoli, mais une statuette d'éléphant en santal mauve (et non pas rose...), dépositaire du secret pluricentenaire des "trois félicités de Liao-Tchang".
Cet éléphant, le prince Radha-Singh, héritier d'une dynastie indienne fondée au XVIè siècle par un fidèle du Grand Moghol Akbar et chassé en 1912 par son cousin Janghir (dont le nom fait écho à Jahângîr, le fils vindicatif d'Akbar) avec l'aide du colonisateur anglais, l'avait emportée dans son exil en France...
Le second épisode, qui se déroule dans la cité-état de Singapour, est une course-poursuite à la recherche de la statuette, au terme de laquelle on découvre enfin le secret des trois félicités de Liao-Tchang.
"Un éléphant de santal mauve" est pour moi un des meilleurs titres de la série, avec "Le centaure de Mykonos". Le récit est solidement charpenté, chaque personnage y trouve sa place au bon moment et la fantaisie graphique de François Bel s'y exprime à bon escient - comme dans cette bande (III) de la planche 5, où le mystère littéralement "surgit" en brisant les vitres (et les cases) :
On retrouve avec plaisir le petit monde de Llaran, Antolin le facteur, Sidonie, la gouvernante de la maison Calusset, ainsi que les brillants représentants de la maréchaussée, qu'on dirait sortis tout droit de
Jour de fête, le gendarme Lapompe et son supérieur, le brigadier Tricocard, qui a des mots définitifs pour qualifier cette "histoire d'éléphant pénombreuse et fissurée" : un "imbroglio aussi opaque que filandreux". Il faudra toute l'intuition féminine de Moune (souvent prise en défaut), tous les élans guerriers de Pat (qui se terminent invariablement par des plaies et bosses) et tout le flair de Flico pour en voir le bout.
S'y superpose une sardane de personnages hauts en couleurs dans laquelle il n'y a pas une fausse note :
- le vieux chic prince Radha-Singh, plus connu à Llaran sous le surnom de Barbe-neige, réparateur en mésanges et caniches, adepte assidu de la méditation cosmique, et très soucieux que Pat et Moune, ses "petites tourterelles du matin radieux", ne courent pas de risques à cause de lui;
- les méchants à la solde de Janghir, au nombre de trois, sont beaucoup moins fades que d'habitude : il y a d'abord le duo formé par l'énigmatique Tchen et l'irascible et grossier Van Gruyher (non, ce n'est pas un nouvel avatar de Rastapopoulos/Gorgonzola) - décidément, après le Monsieur Edwart du Centaure de Mykonos, on va finir par penser que Pat et Moune ont une dent contre Suske en Wiske : mais souvenons-nous que Singapour fit longtemps partie de l'empire colonial néerlandais - qui roulent dans une Fiat 1800 qui a servi quelques mois plus tôt à deux méchants à la solde du Scorpion, chez Jordi :
- ils sont rejoints, au 2/3 de l'histoire, par le jeune (et redoutable) Charlie qui, lui, roule en Simca 1000 et se camoufle sous l'apparence benoîte d'un bonimenteur de foire :
- les personnages anecdotiques eux-mêmes sont bien campés : le portier du casino de Font Romeu, qui découvre que sa petite fille a probablement un sens très aigu de la justice, le colonel Antoine Vétustet, contrôleur général des locaux militaires en tournée d'inspection (il fallait bien que l'armée, une fois plus chez François Bel, pointe son nez...), l'artiste-peintre sur le motif que Moune imagine être Charlie...