Après avoir un peu causé des suspenses en fin de strip, voyons un peu le suspense en fin de planche (le plus classique, le plus communément admis et recherché par les scénaristes - en tout cas, au moins par moi-même). Le but est donc d'intriguer le lecteur au point qu'il soit incité à - et même qu'il ne peut s'empêcher de - aller voir à la planche suivante le dénouement de ce qu'il vient de découvrir. Un personnage voit quelque chose, en est surpris, apeuré, etc., et bien sûr le lecteur se demande de quoi il retourne. Une voiture tombe dans un ravin, et le lecteur se demande comment l'occupant - surtout si c'est le héros - va s'en sortir sans dommage. Suite au prochain numéro de Spirou, de Tintin ou de Pilote... quand les BD paraissaient en feuilleton dans un hebdomadaire.
Mais maintenant que la plupart des albums sont édités directement, sans prépublication, est-ce bien utile ?
Oui, c'est utile, et ce pour plusieurs raisons :
- cela force le scénariste à trouver des suspenses réguliers, ce qui rend son scénario plus nerveux, plus rythmé.
- on ne sait jamais, une BD directement éditée en album peut être plus tard "replacée", comme on dit, dans un journal. Par exemple le quotidien breton Le Télégramme publie des BD, à raison d'une planche par jour. Ca tombe bien si le scénariste a prévu un suspense à la fin de chaque planche : chaque jour, les lecteurs du journal seront tenus en haleine et incités à lire le journal le lendemain pour connaître la résolution de chaque mystère.
- même dans un album, un suspense en bas de chaque planche, en tout cas en bas de chaque planche impaire, peut jouer un rôle incitatif pour "accrocher" le lecteur. La page impaire est celle de droite ; quand un lecteur découvre un album et le feuillète dans une librairie, ou même quand il le lit chez lui tranquillement, il ouvre devant lui une double-page et découvre ce suspense dans le bas à droite de la planche de droite. Ce suspense saute en général aux yeux : c'est une image choc, il y a une grande bulle avec un texte en gras, bien visible, etc. Voyant ce suspense et en fonction de ce qu'il montre, le lecteur est aussitôt incité à tourner la page. Et rien qu'en feuilletant, sans vraiment lire dans un premier temps, il peut être amené à passer en revue toutes les doubles pages les unes après les autres, sautant d'un suspense de bas de page à l'autre. Evidemment, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : il n'y a pas que cet élément qui lui fait feuilleter un album ; les dessins aussi attirent son regard, les mises en page, les couleurs... Découvrir un album pour la première fois se fait à différents niveaux, et le coup du "suspense en bas de page" participe à l'appréciation de la BD.
Quoi qu'il en soit, l'élaboration du scénario d'une seule planche pour arriver à ce suspense final n'est pas simple. Je dirais même, expérience personnelle aidant, que c'est le plus difficile. Tout en suivant le fil conducteur de son scénario, il faut, à chaque page ou presque, trouver une scène qui coule bien, qui s'intègre à l'intrigue, et qui doit, si possible, se terminer par un suspense qui tienne en haleine le lecteur. C'est toute une gymnastique ; ce sont aussi des essais, des raturages sur des feuilles de brouillon... On établit un semblant de croquis général de la page, on supprime une case, on met des flèches ici et là pour indiquer que telle autre case va basculer ici, on griffonne des tas de trucs dans tous les coins, etc. Même une fois le propre rédigé et expédié au dessinateur, il arrive que le scénariste se ravise et trouve mieux après coup. D'où rectification, coup de fil au dessinateur pour lui expliquer le truc... C'est arrivé plus d'une fois dans mes propres BD, mais si je donne un exemple, on va encore dire que je tire la couverture à moi... Alors je vais donner un exemple chez un autre scénariste. Au hasard : Charlier... L'exemple que je vais donner, je le connais car j'avais eu entre les mains le scénario original de Charlier et ai pu comparer avec ce qui a été publié finalement dans l'album. J'avais pu avoir la première version du scénario, puis la version corrigée (par Charlier lui-même) indiquant au dessinateur de rectifier.
C'est dans l'album Trafiquants de Bois d'Ebène (série Barbe-Rouge), bas de la planche 37 ; voici ce qui devait être au départ :
- avant-dernière case (celle qu'on voit), un matelot à la barre du voilier dit "Senor Tenente ! La barre ! Elle ne répond plus !" Le lieutenant à côté lui répond : "Trahison ! Le gouvernail ! Il a explosé !"
- dernière case (celle qu'on ne voit pas) : le héros Barbe-Rouge, en gros plan, crie : " Ha Ha Ha ! Tripes du diable ! Baba a réussi !".
En fait, Charlier a modifié la disposition et a reporté cette dernière case à la planche suivante : la case se retrouve en deuxième position, en haut de la planche 38. Charlier a demandé à Patrice Pellerin d'intercaler deux images :
- la dernière case de la planche 37 est devenue ceci : le lieutenant se tourne vers un de ses hommes et lui donne un ordre : "Perez ! Vite ! Envoyez un signal de détresse à la Flota !"
- la première case de la planche 38 devient : le fameux Perez veut lancer un signal à l'aide de fusées, mais il s'aperçoit, en ouvrant le coffre aux fusées, que ces dernières ont été sabotées ; on le voit penché sur ce coffre et disant : "Damnation ! Nos fusées sont mouillées ! C'est du sabotage !"
- ensuite vient la case de Barbe-Rouge citée plus haut, déplacée de la fin de la planche 37.
Pourquoi Charlier a-t-il fait cette modification ? Je n'en sais rien, ni Charlier ni Patrice Pellerin ne me l'ayant dit, et Charlier ne l'ayant pas expliqué dans son scénario. Toutefois, étant scénariste moi-même, je pense en avoir la justification en regardant le contenu de la planche 38 ; sans entrer dans les détails parce que ça va nous emmener loin, il est probable que Charlier a eu besoin de combler un passage pour arriver à remplir comme il le souhaitait la planche 38 (et, encore une fois, arriver à un autre suspense à la fin de cette planche 38). Comme Charlier était réputé envoyer ses planches au compte-gouttes, l'une après l'autre, semaine après semaine, c'est en s'occupant de la rédaction de la planche 38, longtemps après avoir envoyé le scénario de la 37 à Patrice Pellerin, qu'il s'est rendu compte que quelque chose manquait, d'où la réparation a posteriori ; je ne me souviens pas à quel stade en était Patrice Pellerin ni s'il avait déjà préparé ses dessins, mais dans un cas comme ça, c'est souvent au grand dam du dessinateur qui doit refaire ses dessins...
Ce travail de réflexion, de rectifications, de tâtonnements, est totalement invisible, insoupçonnable : le lecteur n'en sait rien (et vous n'auriez rien su du travail de Charlier sur ces deux pages de Barbe-Rouge si je ne l'avais raconté ici). Pourtant, Charlier était à ce moment-là un grand scénariste aguerri (arrivé à la fin de sa carrière, il est mort quelques années après la publication de cet album) ; cela ne l'empêcha pas de revoir sa copie. Il est certain aussi que ce même travail de recherche, d'ajustements, de calculs, d'essais, est effectué pour chaque planche, chez tous les scénaristes (du moins, chez les scénaristes soucieux du découpage, et soucieux de la perfection du découpage de leurs scénarios, ce qui n'est pas le cas de tous, hélas).
Mais maintenant que la plupart des albums sont édités directement, sans prépublication, est-ce bien utile ?
Oui, c'est utile, et ce pour plusieurs raisons :
- cela force le scénariste à trouver des suspenses réguliers, ce qui rend son scénario plus nerveux, plus rythmé.
- on ne sait jamais, une BD directement éditée en album peut être plus tard "replacée", comme on dit, dans un journal. Par exemple le quotidien breton Le Télégramme publie des BD, à raison d'une planche par jour. Ca tombe bien si le scénariste a prévu un suspense à la fin de chaque planche : chaque jour, les lecteurs du journal seront tenus en haleine et incités à lire le journal le lendemain pour connaître la résolution de chaque mystère.
- même dans un album, un suspense en bas de chaque planche, en tout cas en bas de chaque planche impaire, peut jouer un rôle incitatif pour "accrocher" le lecteur. La page impaire est celle de droite ; quand un lecteur découvre un album et le feuillète dans une librairie, ou même quand il le lit chez lui tranquillement, il ouvre devant lui une double-page et découvre ce suspense dans le bas à droite de la planche de droite. Ce suspense saute en général aux yeux : c'est une image choc, il y a une grande bulle avec un texte en gras, bien visible, etc. Voyant ce suspense et en fonction de ce qu'il montre, le lecteur est aussitôt incité à tourner la page. Et rien qu'en feuilletant, sans vraiment lire dans un premier temps, il peut être amené à passer en revue toutes les doubles pages les unes après les autres, sautant d'un suspense de bas de page à l'autre. Evidemment, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : il n'y a pas que cet élément qui lui fait feuilleter un album ; les dessins aussi attirent son regard, les mises en page, les couleurs... Découvrir un album pour la première fois se fait à différents niveaux, et le coup du "suspense en bas de page" participe à l'appréciation de la BD.
Quoi qu'il en soit, l'élaboration du scénario d'une seule planche pour arriver à ce suspense final n'est pas simple. Je dirais même, expérience personnelle aidant, que c'est le plus difficile. Tout en suivant le fil conducteur de son scénario, il faut, à chaque page ou presque, trouver une scène qui coule bien, qui s'intègre à l'intrigue, et qui doit, si possible, se terminer par un suspense qui tienne en haleine le lecteur. C'est toute une gymnastique ; ce sont aussi des essais, des raturages sur des feuilles de brouillon... On établit un semblant de croquis général de la page, on supprime une case, on met des flèches ici et là pour indiquer que telle autre case va basculer ici, on griffonne des tas de trucs dans tous les coins, etc. Même une fois le propre rédigé et expédié au dessinateur, il arrive que le scénariste se ravise et trouve mieux après coup. D'où rectification, coup de fil au dessinateur pour lui expliquer le truc... C'est arrivé plus d'une fois dans mes propres BD, mais si je donne un exemple, on va encore dire que je tire la couverture à moi... Alors je vais donner un exemple chez un autre scénariste. Au hasard : Charlier... L'exemple que je vais donner, je le connais car j'avais eu entre les mains le scénario original de Charlier et ai pu comparer avec ce qui a été publié finalement dans l'album. J'avais pu avoir la première version du scénario, puis la version corrigée (par Charlier lui-même) indiquant au dessinateur de rectifier.
C'est dans l'album Trafiquants de Bois d'Ebène (série Barbe-Rouge), bas de la planche 37 ; voici ce qui devait être au départ :
- avant-dernière case (celle qu'on voit), un matelot à la barre du voilier dit "Senor Tenente ! La barre ! Elle ne répond plus !" Le lieutenant à côté lui répond : "Trahison ! Le gouvernail ! Il a explosé !"
- dernière case (celle qu'on ne voit pas) : le héros Barbe-Rouge, en gros plan, crie : " Ha Ha Ha ! Tripes du diable ! Baba a réussi !".
En fait, Charlier a modifié la disposition et a reporté cette dernière case à la planche suivante : la case se retrouve en deuxième position, en haut de la planche 38. Charlier a demandé à Patrice Pellerin d'intercaler deux images :
- la dernière case de la planche 37 est devenue ceci : le lieutenant se tourne vers un de ses hommes et lui donne un ordre : "Perez ! Vite ! Envoyez un signal de détresse à la Flota !"
- la première case de la planche 38 devient : le fameux Perez veut lancer un signal à l'aide de fusées, mais il s'aperçoit, en ouvrant le coffre aux fusées, que ces dernières ont été sabotées ; on le voit penché sur ce coffre et disant : "Damnation ! Nos fusées sont mouillées ! C'est du sabotage !"
- ensuite vient la case de Barbe-Rouge citée plus haut, déplacée de la fin de la planche 37.
Pourquoi Charlier a-t-il fait cette modification ? Je n'en sais rien, ni Charlier ni Patrice Pellerin ne me l'ayant dit, et Charlier ne l'ayant pas expliqué dans son scénario. Toutefois, étant scénariste moi-même, je pense en avoir la justification en regardant le contenu de la planche 38 ; sans entrer dans les détails parce que ça va nous emmener loin, il est probable que Charlier a eu besoin de combler un passage pour arriver à remplir comme il le souhaitait la planche 38 (et, encore une fois, arriver à un autre suspense à la fin de cette planche 38). Comme Charlier était réputé envoyer ses planches au compte-gouttes, l'une après l'autre, semaine après semaine, c'est en s'occupant de la rédaction de la planche 38, longtemps après avoir envoyé le scénario de la 37 à Patrice Pellerin, qu'il s'est rendu compte que quelque chose manquait, d'où la réparation a posteriori ; je ne me souviens pas à quel stade en était Patrice Pellerin ni s'il avait déjà préparé ses dessins, mais dans un cas comme ça, c'est souvent au grand dam du dessinateur qui doit refaire ses dessins...
Ce travail de réflexion, de rectifications, de tâtonnements, est totalement invisible, insoupçonnable : le lecteur n'en sait rien (et vous n'auriez rien su du travail de Charlier sur ces deux pages de Barbe-Rouge si je ne l'avais raconté ici). Pourtant, Charlier était à ce moment-là un grand scénariste aguerri (arrivé à la fin de sa carrière, il est mort quelques années après la publication de cet album) ; cela ne l'empêcha pas de revoir sa copie. Il est certain aussi que ce même travail de recherche, d'ajustements, de calculs, d'essais, est effectué pour chaque planche, chez tous les scénaristes (du moins, chez les scénaristes soucieux du découpage, et soucieux de la perfection du découpage de leurs scénarios, ce qui n'est pas le cas de tous, hélas).