Il est temps pour moi de répondre à l'appel des deux Raymond pour apporter quelques éclaircissements (du moins, je vais essayer...) sur un aspect important de l'écriture d'un scénario de BD. Il s'agit du découpage. J'en ai déjà parlé ici ou là sur ce forum, mais un sujet ayant déjà été ouvert spécifiquement sur le thème des secrets de la création d'un scénario de BD, eh bien allons-y.
Bien que ce soit le côté technique qui peut paraître rasoir à beaucoup, voire qui peut ne pas "parler" à certains et entrer par une oreille et sortir par l'autre, il me semble, à la lumière de certaines réflexions de divers intervenants au fil des mois, depuis mon inscription sur ce forum, qu'il y a un moment où il faut faire une petite mise au point. Evidemment, tout autre auteur - tout autre scénariste bien sûr, et même tout dessinateur qui bosse avec un scénariste - peut apporter des précisions, ou même la contradiction s'il s'avère que je me plante dans mes explications.
Quand je parle de découpage, je précise qu'il s'agit du découpage planche par planche, case par case, et même bulle par bulle. En effet, quand on contemple une planche de BD, ce qui la différencie de la page d'un roman, ou d'une scène d'un film ou d'un téléfilm (avec des "images qui bougent"), c'est qu'elle forme un tout composé de plusieurs cases disposées dans un certain ordre - j'ai l'impression d'enfoncer une porte ouverte en disant ça, mais c'est important de le préciser clairement pour la suite. La planche elle-même est une parmi un nombre d'autres qui, alignées et reliées, composent un album qu'on peut feuilleter (autre porte enfoncée...). Et je n'hésite pas à enfoncer allègrement une troisième porte en rappelant que dans les images, on découvre la plupart du temps des phylactères, avec dedans des textes à lire.
Or, ces divers découpages ne se font pas tellement au hasard. Surtout le découpage d'une case à l'autre, c'est-à-dire le passage d'une image à la suivante : que faut-il montrer dans telle image, que faire dire aux personnages, et que faut-il montrer dans l'image suivante, et que faire dire aux personnages dans cette image suivante ? C'est là qu'entre en jeu une qualité importante, et j'ose même dire capitale : le don du découpage du scénariste. Car un tel découpage ne se fait pas au pif. Mais il ne se fait pas non plus tout à fait consciemment. Car comme dit une ligne plus haut, c'est un don, c'est à dire une qualité innée, que l'on a ou que l'on n'a pas. Un bon scénariste BD est d'abord un gars (ou une fille) qui a le don (inné) pour savoir comment faire couler au mieux une scène, case après case, bulle après bulle. Lorsqu'on a ce don, un grand pas est franchi pour pouvoir écrire des BD qui captivent les lecteurs. Une fois qu'un jeune scénariste s'est lancé, vient ensuite l'expérience : il apprend "sur le tas" à force d'écrire, à force de lire les confrères, ou en recevant des conseils avisés. En lisant ses confrères, il peut voir les erreurs à ne pas commettre (lorsque ces confrères sont des mauvais "découpeurs") ; en lisant et relisant les grands maîtres, il voit comment faire, comment se sortir de certaines situations, comment agencer les scènes, etc. - et surtout il comprend et il assimile, car il a lui-même le don. Encore faut-il l'avoir, ce don.
Personnellement, je ne saurai pas expliquer concrètement comment cela se fait. C'est le côté technique qui ne dira pas grand chose à ceux qui n'ont pas le don du découpage. Je pourrais prendre n'importe quelle planche de Hergé ou de Charlier - deux de ces grands maîtres du découpage dont je parlais - pour vous détailler comment la ou les planches choisies fonctionnent. Ca va être long. Je m'attends à ce que quelqu'un me dise que ça a été déjà fait : dans tel ouvrage, on a décortiqué telle planche de Giraud dans Blueberry, ou telle planche de tel autre dessinateur. Oui : il est arrivé qu'on décrypte la composition d'une planche par le dessinateur (donc, au niveau du dessin) ; mais je parle bien, encore et toujours, du découpage en amont, préparé par le scénariste.
Toutefois, regardez les petits formats d'albums de Tintin, publiés il y a trois ans aux éditions Moulinsart, reprenant les bandes originales des Secrets de la Licorne et du Trésor de Rackham le Rouge, telles qu'elles ont paru durant la guerre en Noir et blanc. Ces deux albums format à l'italienne, intitulés respectivement Les vrais secrets de La Licorne et A la recherche du trésor de Rackham le Rouge, publient les bandes réunies trois par trois et commentées par deux auteurs contemporains. Ces deux BD, sous cette présentation, sont remarquables ; l'on parlait sur un autre sujet du forum Lefranc des chefs d'oeuvre de la BD : et tout le monde de tourner autour du pot pour savoir quelle BD peut être un chef d'oeuvre. Je n'hésite pas à dire qu'au niveau découpage, ces bandes originales de Hergé en sont un.
Je pourrais aussi prendre une des planches de mes propres séries Missions Kimono ou Allan Mac Bride, mais je vois venir certains qui vont me reprocher de me mettre en avant. J'ai tout de même la prétention de dire que j'ai le don du bon découpage BD (après, on peut penser ce qu'on veut de mes histoires, on peut aimer ou non le synopsis de tel album, le sujet d'un autre, le thème d'une série, etc., peu importe, ce n'est pas là le problème ; il faut bien faire la distinction, chez un scénariste, entre son sens du découpage - qui est davantage une question d'ordre technique - et le choix de son histoire - qui est plus du domaine de l'imagination, de l'inspiration, etc).
Une histoire que j'ai écrite, dont je dis souvent que son découpage est quasiment parfait et que je ne pourrais pas faire mieux aujourd'hui car il n'y a quasiment rien à jeter, c'est pourtant la toute première de la série Kimono, et un de mes plus vieux scénarios : un récit court titré Derelict, qui figure au début de l'album n°1 et qui a été publié autrefois dans le journal de Tintin (en mars 1988, bien que l'histoire ait été écrite quatre ans avant). Une planche remarquable figure aussi dans cet album n°1 (pour ceux qui l'ont) : la planche 4 d'un autre récit, titré Virus sur le Majunga. On y voit plusieurs avions militaires au cours d'un ravitaillement en vol. Je me souviendrai toujours d'avoir présenté cette BD au rédacteur en chef d'un journal (qui l'a refusée car je l'avais montrée lors d'une rencontre due au hasard, alors que ce journal de télé ne publiait pas de BD...) ; en considérant le découpage de cette planche 4, il était resté bouche ouverte et avait fini par me dire un truc du genre "Je ne peux pas prendre votre BD parce que ce n'est pas le propos de mon journal, mais je ne suis pas inquiet, je vois que vous savez faire et je sais que vous vous en sortirez..."
Et si je raconte cette anecdote, c'est surtout pour rappeler - car je l'ai dit plus d'une fois ici... - que malheureusement, dans les maisons d'édition en général, les responsables n'ont aucune connaissance de ce dont je parle et acceptent des scénarios en fonction de paramètres farfelus ou inconsistants, très éloignés de l'indispensable technique de base du scénario de BD... D'ailleurs, souvent, dans certaines maisons, des scénaristes sont bombardés directeurs de collection : excellente initiative pour pallier les déficiences ou l'incompétence des responsables, quand ces scénaristes ont le don inné du découpage et savent le détecter chez les auteurs qui viennent proposer des projets.
J'ai cité deux auteurs majeurs ayant un excellent sens du découpage BD (Hergé et Charlier), et je vais en citer deux autres : André-Paul Duchâteau et Jean Van Hamme. Pourquoi eux ? Duchâteau parce qu'un sujet sur une de ses séries, Les Casseurs, a été ouvert (à ce lien :
https://lectraymond.forumactif.com/autres-bandes-dessinees-f7/les-casseurs-t467.htm ) ; j'y ai évoqué le sens du découpage de ce scénariste prolifique, et j'y ai déjà donné un début d'explications.
Et Van Hamme parce que j'ai parlé d'un travers de ce scénariste majeur de la BD européenne (sur cet autre lien :
https://lectraymond.forumactif.com/les-classiques-franco-belges-f11/van-hamme-et-le-scenario-t475.htm ) et je voudrais contrebalancer cette critique par un éloge ; en effet, j'ai parlé de scènes où figurent des filles légèrement vêtues dans sa série XIII, ce qui est contestable à mes yeux vu le côté systématique et outrancier du procédé destiné surtout à faire saliver le lecteur. Mais je n'ai pas dit, et je tiens à le dire ici, que JVH a quand même un sens certain du découpage BD, et même du découpage percutant qui rend ses BD efficaces. Or, ce sens du découpage, c'est capital, et c'est la base de tout. Après, chez Duchâteau, on peut critiquer un certain nombre d'histoires un peu falotes ou peu ambitieuses, chez JVH on peut critiquer la légèreté et la manque de plausibilité de ses histoires (ce à quoi JVH, je crois, a déjà répondu dans des interviewes en disant en gros qu'il s'en fout ; il n'a pas tort puisque le principal, c'est d'avoir à la base un découpage percutant - et accessoirement que les albums se vendent très bien, les lecteurs dans leur ensemble étant peu perturbés par le côté improbable de beaucoup d'intrigues - que ce soit celles de JVH ou d'autres scénaristes qui, comme lui, cherchent le côté spectaculaire...).
Je vais finir par une anecdote remarquable. J'aime beaucoup une série que d'aucuns qualifieront de mineure et titrée Victor Levallois ; il n'en existe que quatre albums. J'ai eu du mal à accrocher au dessin (mais j'ai fini par m'y faire ; le dessinateur signe Stanislas), mais surtout, j'ai grandement apprécié le scénario, les dialogues, et le sens de la narration et de l'anecdote : le scénariste s'appelle Laurent Rullier. Un gars pas connu dans le domaine de la BD car... ça ne l'intéresse pas ! J'ai eu l'occasion de le rencontrer et de l'inciter à écrire davantage de BD, vu son talent, et c'est là qu'il m'a dit que ce n'est pas son truc ! Hélas... Toujours est-il que - j'en viens à mon anecdote - quand j'avais commencé à lire le tout premier album, Trafic en Indochine, quelque chose m'avait dès les premières planches paru bizarre au niveau du découpage. Ce n'était pas mauvais, au contraire, mais bizarre quand même. Donc, quand j'ai eu l'occasion, un peu plus tard, de rencontrer Rullier, je lui avais demandé : "
Est-ce bien vous qui rédigez le scénario complet de Victor Levallois ?" Un peu surpris, voire un peu vexé que j'aie l'air de mettre en doute son travail, il m'a répondu : "
Bien sûr !" Je lui ai rétorqué : "
Mais est-ce vous qui faites aussi le découpage planche par planche ?" Là, il a paru assez ébahi que j'ai découvert ça, et il m'a confirmé : "
Vous avez raison ! Je livre à mon dessinateur un scénario "à courir" ; les cases sont découpées les unes après les autres, mais je ne marque pas les fins de pages, c'est tout d'un bloc ; et c'est le dessinateur qui s'occupe de ça et agence ses planches comme il le sent". Je veux bien croire que je fais le fier sur ce coup-là, mais il fallait pouvoir détecter cette petite caractéristique, rien qu'après avoir lu les trois ou quatre premières planches d'un album... Pour dire aussi que le sens du découpage, on l'a ou on ne l'a pas pour écrire des BD, et on le détecte aussi ou non chez les autres, en lisant leurs BD.