Le thème des Amazones est effectivement très intéressant. C'est un thème que j'ai abordé avec Jéronaton dans "Anaxiliéa", un album paru aux Sculpteurs de Bulles il y a deux ans. J'avais fait un petit dossier historique à ce sujet. Le voilà ...
Les Amazones, mythe ou réalité ?
Pour les Grecs de l’Antiquité, les Amazones formaient un peuple de femmes guerrières installé sur le pourtour de la mer Noire et dans les steppes alentours. La première allusion aux Amazones se trouve dans l’Iliade. Homère nous raconte comment Penthésilée, la reine des Amazones, vole au secours des Troyens en lutte contre les Grecs. A la tête de ses guerrières, elle affronte vaillamment les troupes d’Agamemnon avant d’être tuée par Achille en personne. C’est cet épisode qui sert de point de départ à notre récit. Après la mort de Penthésilée, les Amazones doivent désigner une nouvelle reine et choisir entre trois candidates : Anaxiléa, Képès et Lysipée. Toutes les trois vont se lancer dans une quête sanglante et une lutte à mort. L’unique survivante montera sur le trône …
Hérodote utilise un terme scythe et appelle les Amazones les Oiorpata, c'est-à-dire les « tueuses d’hommes ». Si les Amazones ont tant fasciné les hommes grecs, c’est avant tout parce qu’ils les considéraient comme leurs égales. Ces femmes guerrières étaient aussi courageuses et aussi habiles au maniement des armes que les meilleurs hoplites. Les auteurs grecs nous les décrivent comme d’excellentes cavalières. Si leur arme de prédilection est l’arc, elles manient également avec dextérité la lance, la hache et l’épée. Contrairement aux Grecs, elles ne portent pas d’armures, leur seule protection étant un bouclier de petite taille. Tout cela constitue une imagerie aussi dérangeante que fascinante pour une société grecque résolument patriarcale dans laquelle les femmes sont confinées à la maison et totalement soumises aux hommes. La plupart des récits et les représentations iconographiques décrivent les Amazones comme des femmes belles et intrépides qui n’hésitent pas à affronter, la poitrine dénudée, les hoplites protégés par leurs lourdes armures. De quoi faire fantasmer un monde grec dans lequel la guerre et la mort sont omniprésentes.
Les Amazones dans la mythologie.
Comme précisé dans l’introduction, la première référence aux Amazones se trouve dans l’Iliade où on nous explique qu’elles ont participé au conflit opposant Achéens et Troyens au XIIème siècle avant notre ère. Ce passage n’est d’ailleurs pas d’Homère lui-même, mais apparaît dans la Suite d’Homère de Quintus de Smyrne, un texte qui date du IVème siècle avant JC.
Le premier mythe à aborder, mais aussi à dénoncer quand on parle des Amazones est celui qui prétend qu’elles se coupaient le sein droit pour mieux tirer à l’arc. En réalité, le seul auteur à véritablement soutenir cette thèse est l’historien grec Hellanicos, au début du Vème siècle avant JC. Très peu d’autres textes évoquent une telle mutilation (Strabon y fait également référence). Aucune représentation grecque ou romaine, que ce soit sous forme de dessins sur des vases, de fresques ou de sculptures, nous montre des Amazones aux seins coupés. On constatera que sur ce point précis, Jéronaton a respecté la stricte vérité historique.
Le nombre de héros de la mythologie grecque affrontant les Amazones est impressionnant. Le premier est Priam, qui avant la guerre de Troie, combat déjà les Amazones. Bellérophon, le roi de Corinthe, les affronte également et sort vainqueur de la confrontation. Nous avons déjà vu qu’Achille tue Penthésilée, dont il est pourtant tombé amoureux. De la même manière, au cours de ses travaux, Héraclès tue la reine Hippolyte pour lui voler sa ceinture d’or. On constatera que le héros ou le guerrier grec sort toujours vainqueur de ces confrontations et qu’il tue systématiquement les Amazones au cours du combat.
C’est pourquoi l’exploit le plus marquant est probablement celui de l’Athénien Thésée qui enlève l’Amazone Antiope. Il va en faire son épouse et elle lui donnera même un fils. Contrairement aux autres héros, qui se contentent de tuer les implacables guerrières, Thésée parvient à transformer Antiope en une épouse fidèle. D’une certaine manière, Thésée « normalise » l’Amazone en la faisant rentrer dans le rang. Par amour pour Thésée, elle renonce à son statut de guerrière libre et indépendante pour devenir une femme grecque ordinaire.
Même Alexandre le Grand est confronté au mythe des Amazones. La légende dit qu’au cours de son expédition, il rencontre leur reine Thalestria et que celle-ci lui demande de lui faire un enfant. Les chroniques d’Arrien et de Quinte-Curce nous apprennent qu’Alexandre va tout de même consacrer treize jours à cette tâche. Malheureusement, Thalestria meurt peu après leur rencontre, sans donner naissance à l’enfant conçu avec le conquérant. Thalestria est la dernière reine des Amazones dont parlent les textes anciens. Le mythe du peuple des femmes guerrières disparaît avec elle.
Les relations entre les Amazones et les hommes font également l’objet de nombreuses légendes. Certains textes prétendent qu’elles vivaient sans hommes, se contentant d’avoir des relations sexuelles une fois par an avec des mâles capturés pour l’occasion et dans l’unique but de procréer. D’autres disent qu’elles mutilaient et asservissaient leurs prisonniers mâles pour en faire des esclaves servant occasionnellement d’amants ou de géniteurs. Qu’elles ne gardaient que les filles et qu’elles se débarrassaient systématiquement des petits garçons. Bref, les Amazones constituaient une société matriarcale qui ne pouvait qu’épouvanter les Grecs, tellement sûrs de leurs valeurs et fiers de leur patriarcat. Mais tous ces mythes et toutes ces légendes, même si elles ont souvent un fond de vérité, ne résistent pas à une approche plus historique et plus scientifique du thème.
Les Amazones dans l’histoire.
Hérodote nous raconte (livre IV, 110) comment des Amazones capturées par les Grecs après la victoire du Thermodon sont embarquées sur trois navires pour être ramenées en Grèce. En cours de voyage, elles massacrent les équipages grecs et retrouvent leur liberté. Mais faute de maîtriser la navigation et de savoir manoeuvrer les navires, elles les échouent sur une plage située en territoire scythe. Là, elles se procurent des armes et des chevaux et forment une tribu autonome. Les Scythes tentent dans un premier temps de les intégrer dans leur société. Mais elles refusent. Après quelques temps, elles acceptent de prendre comme compagnons de jeunes Scythes venus les rejoindre. Mais elles demandent à ces derniers de quitter leur clan d’origine pour officiellement venir vivre avec elles. Car il n’est pas question pour elles de renoncer à leur statut de guerrières et devenir de simples épouses. Elles n’en sont tout simplement pas capables. D’après Hérodote, de nombreux jeunes Scythes acceptent cet arrangement, formant alors avec les Amazones un nouveau clan dans lequel femmes et hommes vivent sur un pied d’égalité. Le récit d’Hérodote confirme que les Amazones, même exilées loin de leur territoire, refusent de changer de mode de vie et restent des femmes guerrières indomptables et indomptées.
Historiquement, les Amazones venaient probablement d’une région que les Grecs de l’Antiquité appelaient la Scythie, c'est-à-dire un vaste territoire situé entre la mer Noire et la Mongolie. Le cheval et l’arc étaient les fondements de la civilisation des Scythes, des Sarmates et plus généralement de l’ensemble des peuples de la steppe. Nous savons que, tout comme les Amazones, les femmes scythes se battaient à cheval aux côtés des hommes. C’étaient des nomades qui vivaient dans un environnement hostile. La vie était difficile autant pour les hommes que pour les femmes et une parfaite égalité régnait entre les sexes. Tout comme les Amazones, les femmes scythes chassaient, défendaient leur clan les armes à la main et jouissaient d'une grande liberté sexuelle. Il faut dire qu’à cheval, une femme armée d'un arc est tout aussi meurtrière qu'un homme. Cette égalité entre les sexes a été confirmée par de récentes découvertes archéologiques. Des fouilles ont permis de mettre à jour de nombreuses tombes de femmes guerrières scythes enterrées, comme les hommes, avec l’ensemble de leurs armes.
Hérodote n’est pas le seul auteur célèbre à traiter du thème des Amazones. Dans un dialogue des Lois, Platon évoque à la fois les Amazones et les femmes scythes. Le texte nous décrit les meilleures stratégies d'éducation des citoyens afin qu'ils soient à la fois préparés à la guerre et à la paix. D’après lui, dans un état idéal, il faudrait que dès l’âge de six ans, garçons et filles soient formés à l'équitation, l'archerie, le lancer de javelot et le maniement de la fronde. Des activités militaires qui ne font pas partie des compétences traditionnellement enseignées aux hoplites grecs qui combattaient en armure, protégés d’un immense bouclier rond et armés d’une lance et d’une épée. L’armement évoqué par Platon s'inspire plutôt de celui des archers montés de Scythie.
En comparant les guerrières scythes aux Amazones de la mythologie, Platon introduit l'idée qu'une éducation militaire performante doit reposer sur la notion d'égalité. Pour le philosophe, une formation paritaire est indispensable à la réussite d'une société. Il est même impensable qu'un état puisse songer à faire autrement. Sans la participation des femmes, un état n'est que la moitié de ce qu’il serait si tous les habitants contribuaient également aux charges publiques. Les femmes scythes ont démontré qu'il était bénéfique pour un état de décider qu'en termes d’éducation, les femmes devaient être traitées comme les hommes et suivre le même mode de vie qu'eux. Pour Platon, la démocratie idéale est celle dans laquelle les hommes et les femmes vivent sur un pied d’égalité.
Personne ne peut aujourd’hui affirmer qu’il existait jadis un peuple de femmes guerrières tel que le décrivent Homère ou Hérodote. Le mythe des Amazones a sans conteste été créé par les Grecs. Et Platon nous explique les raisons de cette création. Ces femmes guerrières terrifiaient et fascinaient les Grecs de l’Antiquité. Ces derniers étaient parfaitement conscients qu’une véritable démocratie impliquait une totale égalité entre les hommes et les femmes. Mais en même temps, un tel concept d’égalité était inacceptable pour une société fondamentalement patriarcale. Une contradiction majeure qui explique la création dans la littérature antique du mythique peuple des Amazones.
Une partie des ces thèmes se retrouvent dans notre récit. Anaxiléa n’est pas seulement une guerrière redoutable et implacable. Même si elle n’hésite pas à tuer les hommes, elle fait néanmoins parfois preuve d’empathie. Au fur et à mesure qu’elle progresse dans sa quête, elle nous révèle aussi sa féminité et finit même par incarner l’espoir et l’humanité. C’est ainsi que Jéronaton a conçu ce personnage et c’est comme ça que je lui ai donné vie …
Roger Seiter