Je viens de lire les deux premiers tomes traduits en français des Liens du sang.
Tout commence par un prologue en couleur au cours duquel Sei, un petit garçon de trois ans, se promenant avec sa mère, caresse un chat qui dot à terre et découvre que le corps de l'animal immobile est froid, vivant ainsi avec sa mère qui nomme le sens aussitôt de cette anomalie, sa première rencontre avec la mort. La dualité inexorablement entrelacée se tisse à l'occasion de cet épisode dont nous comprenons d'emblée qu'il est le motif fondamental à partir de quoi tous les événements à venir vont se structurer de manière souterraine, refaisant surface dans la conscience de Sei en plusieurs occasion.
Le récit peut alors commencer dans le cadre d'une réalité contemporaine apparemment banale, celle d'une famille unie où la mère d'une juvénilité adolescente donne l'impression d'être toute douceur et tout pour envers son fils unique dont la vie quotidienne indique cependant des fragilités. A plusieurs reprises, celles-ci sont soulignées dans le cadre socialise ou familial, et expliquée par le fait que la mère de Sei le couve trop. Jusque là rien d'anormal, le récit se situant dans le registre de l'évocation psychologique réaliste de l'intime ordinaire et possède en cela une première poésie. Shuzo Oshimi prend le temps de suggérer les fils invisibles du lien de la mère et du fils dans des séquences silencieuses où la confrontation des personnages se noue par le regard dans des successions de grandes cases en champ et contrechamp. Parallèlement, le récit s'accompagne d'une véritable bande son qui le sature d'une de stridulation permanente, celle des cigales exaltées par la chaleur de l'été japonais. Peu à peu cette présence permanente du son pur prend une dimension nouvelle en ce qu'elle va accompagner la montée des tensions latentes et l'exprimer dans le paysage et la conscience des principaux protagonistes.
Vers le milieu du premier tome, une excursion familiale rassemble les acteurs de ce qui va devenir un véritable drame; Certains ont déjà été aperçus dans les chartes précédents de ce premier tome, notamment Shige le cousin de Sei, plus libre et dégourdi, qui se moque gentiment de la timidité et du manque d'audace du jeune garçon. Dans la longue séquence qui commence alors et se prolonge au début du second tome, nous sommes en pleine nature, hantée une fois encore par le chant obsédant des cigales, et la montée sourde de l'angoisse, traduite par de nombreux gros plans sur les visages et le trait fouillé qui exprime l'enchevêtrement labyrinthique la forêt dans un style proche de celui de la gravure. Une dernière fois, le reproche de trop couver son fils est fait à la mère de Sei sur un ton de plaisanterie par la mère de Shige. Mais le drame est désormais en marche, même si l'auteur a la subtilité de ne pas l'inscrire dans le déterminisme d'un instinct mais plutôt dans un faisceau de circonstances imprévisibles qui permettent à la puissance négative latente de se cristalliser dans un acte aussi décisif que surprenant pour ceux qui le vivent directement.
La suite du tomes deux, développe le double fil des conséquences externes et apparentes de ce drame dont je tairai la nature afin de laisser aux lecteurs tout l'intérêt de sa découverte, et des conséquences secrètes, profondément bouleversantes pour Sei et sa mère. Une nouvelle phase de la relation mère fils entre alors en scène, sous le signe de l'identité brisée que nous pouvions hélas pressentir dès le double portrait en double page couleur du prologue du premier tome (voir ci-dessus), mais ici nous passons d'un état de fusion faussement douce à un terrible éclatement. Le dessin de Shuzo Oshimi traduit admirablement cet éclatement psychique, témoignant de la maîtrise exceptionnelle avec laquelle l'auteur entrelace les registres de la vie quotidienne ordinaire, de la péripétie et la vie intérieure puissante qui travaille les personnages de manière parfois infiniment paroxystique et violente. Reste à attendre désormais le troisième tome de ce récit absolument réussi et passionnant qui m'a ouvert l'horizon d'un créateur de premier plan dont je ne savais rien auparavant, grâce au hasard qui m'a fait passer au bon moment devant la vitrine d'une librairie où la couverture du tome 2 a aussitôt attiré mon oeil.