J'avais à un certain moment presque toutes les BD de Craenhals avant ses deux séries les plus connues : "Les quatre As", et surtout "Chevalier Ardent". J'en ai depuis cédé beaucoup à des libraires BD, car considérées trop désuètes. Par contre, je ne suis pas prêt à me séparer de certaines ! Je vais faire une analyse personnelle de toutes les BD en question, parues dans le Journal Tintin. Il s'agit de deux séries – "Rémy et Ghislaine", "Pom et Teddy" – et d'un album isolé : "Aventure à Sarajevo". Je ne m'attarderai pas en revanche sur "Les quatre As" et "Chevalier Ardent".
RÉMY ET GHISLAINE – Deux albums d'une trentaine de pages seulement, parus en 1951-52 : "Le cas étrange de Monsieur de Bonneval" et "Le puits 32". Je les ai découverts beaucoup plus tard, dans une réédition Deligne. Cette série met en scène Rémy, sa charmante sœur Ghislaine et leurs parents. Pour être franc, les scénarios (inspirés par Dickens) m'ont assez ennuyé. Mais cela vient peut-être aussi du dessin au lavis, trop illustratif et statique, mal adapté à la bande dessinée. Comme Craenhals l'a dit, il s'agissait d'un essai destiné à montrer ses capacités de dessinateur aux responsables du Journal Tintin. Sur ce plan, il a plutôt réussi.
POM ET TEDDY – Une série devenue mythique, parue de 1953 à 1963, sans compter quelques récits complets plus tard. Neuf longues histoires en tout, d'une soixantaine de pages chacune. Cette série a d'abord été très mal éditée par le Lombard, un peu mieux ensuite avec deux albums dans leur collection Bédingue. Notons surtout la réédition de toutes les autres histoires par les éditions Rijperman, dans les années 1980. J'avais eu la chance de les acquérir quand les prix étaient encore raisonnables. Maintenant, il faut bien compter 150 euros (sur Internet) pour chaque album Rijperman ; une vingtaine d'euros seulement pour les deux dans la collection Bédingue. Les éditions BD Must ont tout réédité récemment, mais avec des couleurs malheureusement assombries.
Cette série présente la particularité d'évoquer le monde du cirque, surtout dans les premières histoires. Dans la suite de Rémy et Ghislaine, elle met en scène deux héros enfants, acteurs dans un cirque belge : Teddy, un garçon très féminin par l'apparence et la sensibilité ; sa compagne, la douce écuyère Maggy. Malgré leur jeune âge, ils sont plus ou moins amoureux l'un de l'autre. Et nous devinons bien qu'ils finiront par se marier ! Notons aussi la présence du bon géant Tarass Boulba, jouant le rôle d'un père protecteur, et quelques autres personnages : Mr Tockburger, directeur du cirque ; le nain Puck, ami de Teddy…
Avec deux héros enfants, il semble que cette série soit uniquement destinée aux plus jeunes. Cela dit, une série comme "Tintin" était aussi destinée aux jeunes, ce qui ne l'a pas empêchée d'acquérir un public adulte par ses grandes qualités, d'être aussi très analysée par les critiques. Je vais donc envisager les neuf "Pom et Teddy" à la suite, dans leur ordre chronologique de parution. Disons tout de suite que cette série est passablement inégale. Certaines histoires sont d'un intérêt très limité, en tout cas pour moi, d'autres par contre tout à fait captivantes. Comme pour beaucoup de séries, celle-ci s'améliore globalement au fil du temps…
1) LE CIRQUE TOCKBURGER – S'intitulait initialement "Les aventures de Pom et Teddy". Cette première histoire est essentiellement axée sur les déboires de l'âne Pom. Il est aux prises avec un sanglier, un garnement insupportable, surtout le régisseur du cirque surnommé "L'impossible" : sorte de petit dictateur, ressemblant d'ailleurs à Hitler ! Teddy lui-même est envoyé un moment dans une maison de correction. Larmoyant et mièvre à souhait, enfantin au plus mauvais sens ! Le dessin lui-même est beaucoup trop illustratif et statique. Seul point positif : Teddy, Maggy et Tarass Boulba sont assez bien campés. Quant à l'âne Pom, il est beaucoup trop encombrant pour jouer valablement le rôle de Milou ! Fort heureusement, son rôle s'estompera par la suite, au point qu'il disparaitra même dans la dernière histoire.
2) LE MICROFILM – S'intitulait initialement "Les nouvelles aventures de Pom et Teddy". Il s'agit d'une histoire d'espionnage, située en Belgique comme la précédente. Il est fait allusion à l'OTAN et aux activités d'un réseau d'espionnage. Un agent anglais s'est réfugié au cirque, puis a disparu si je me souviens bien. On soupçonne l'âne Pom d'avoir avalé les microfilms de cet agent, si bien qu'il est kidnappé par les espions, sans doute soviétiques (à l'époque). Nous voyons par ailleurs apparaitre un inspecteur chinois, évoquant Charlie Chan. Un scénario finalement très naïf, à peine moins mauvais que précédemment ! Je dois dire que j'ai eu du mal à venir à bout d'une histoire aussi laborieuse et ennuyeuse. Le dessin est par ailleurs toujours aussi illustratif et rigide. Cela dit, aucun reproche ne peut être fait à Craenhals d'un point de vue académique.
3) LE TALISMAN NOIR – C'est la première histoire dont on peut parler, que j'ai dans la collection Bédingue. Elle se présente sous la forme d'un conte assez conventionnel, mais très agréable à lire (ou voir) : une vraie madeleine ! Le cirque Tockburger est parti en Inde pour une série de représentations. Il se trouvera pris dans une suite d'aventures mouvementées pour la succession au trône d'un rajah. Le scénario est assez habile, avec une bonne dose de suspense et de mystère. J'y suis en tout cas bien rentré ! Le flirt de Maggy avec un jeune prince hindou provoque par ailleurs un début de jalousie chez Teddy, révélant bien ses sentiments amoureux. Craenhals épure aussi son dessin, le rendant beaucoup plus dynamique. Les couleurs elles-mêmes sont basiques : rouge, jaune, vert et bleu pour l'essentiel. Mais elles mettent bien en valeur le cadre exotique. Certaines scènes sont puissamment oniriques, par exemple le temple hindou ou les jardins du palais royal. Craenhals rend par ailleurs très bien les moindres expressions de ses personnages. Bref, sans être de premier plan, cette histoire mérite à coup sûr d'être préservée !
4) LE SECRET DU BALIBACH – Craenhals va chercher ici son inspiration moins loin que précédemment, chez les Romanichels de l'Andalousie. De fait, cette histoire fait aussi moins rêver. Il y est question du trésor caché des Gitans, convoité par un pseudo-ethnologue vivant parmi eux. La fin de l'histoire est un plagiat complet du "Mystère de la Grande Pyramide", par Jacobs, l'un des meilleurs "Blake et Mortimer". Les clichés abondent par ailleurs, avec des Gitans gais et fiers, mais bien sûr chapardeurs. Les Espagnols sont pour leur part entièrement sous la coupe de leurs curés, ne s'intéressant sinon qu'aux corridas. Même dans les années 1950, c'était pour le moins caricatural ! Le dessin de Craenhals devient par ailleurs assez spontané, mais au prix de certaines maladresses. Notons cependant de belles scènes : la nuit étoilée au-dessus du camp gitan, le soleil voilé par des nuées d'oiseaux… Mais dans l'ensemble, cette histoire a mal vieilli.
5) ZONE INTERDITE – L'action se situe au Congo belge, où se rendent Teddy et Maggy pour renouveler la ménagerie du cirque. Ils se retrouvent avec un chasseur blanc un peu exalté et un savant lunatique. Leur expédition à travers le Congo les met aux prises avec des trafiquants blancs protégés par des tribus noires. On ne s'ennuie pas vraiment, mais l'action manque un peu d'imprévus, et la jungle finit surtout par lasser ! Surtout, cette histoire s'apparente à un récit d'aventures classique (genre safari), loin du merveilleux du "Talisman noir" ou même du "Secret du Balibach". Notons juste l'apparition momentanée d'un dinosaure, un effet un peu facile ! Plusieurs allusions sont par ailleurs faites au premier épisode de la série, qui n'est à coup sûr pas le meilleur, notamment le retour de "L'impossible". Bref, cette histoire n'est pas assez réussie pour faire oublier le contexte trop daté du Congo belge. Elle a en fait mal vieilli, comme "Le secret du Balibach". Par contraste, "Le talisman noir" était plus intemporel.
6) TEXAS BOY – Cette histoire avait été initialement subdivisée en deux épisodes : "Alerte à Hollywood" et "Pleins feux sur Teddy". Craenhals, déjà en panne d'inspiration, avait confié le scénario à André Fernez, alors rédacteur en chef du Journal Tintin. Le résultat ne fut pas vraiment catastrophique, mais sans plus ! C'est une histoire policière assez banale, avec Teddy vedette de Hollywood. Il fait de l'ombre à son jeune rival Allan, manipulé par une bande de mafieux. On ne peut pas dire que j'aie été passionné !
7) LE LÉOPARD DES NEIGES – Pour moi, l'un des chefs-d’œuvre de la bande dessinée, du très grand Craenhals ! Tout y est : intérêt du propos, habileté du scénario, émotion et merveilleux, ambiance onirique, scènes magnifiques, dessin frisant la perfection… Il faut vraiment avoir vu (ou lu) cet épisode exceptionnel. On ne s'arrête plus alors jusqu'à la fin, complètement subjugués ! Je me bornerai à quelques remarques. Disons d'abord que le vrai héros est Tarass Boulba, qui se révèle un chef kalakh exilé, en fait kurde. Son peuple est menacé d'extinction par un régime policier, en collusion avec une compagnie pétrolière occidentale. Rappelé dans son pays, Tarass Boulba prend la tête de la révolte. Mais il se trouvera bientôt confronté au rapt de Teddy et Maggy, effectué pour l'inciter à abandonner la lutte… Les scènes d'anthologie se succèdent : le voyage de Tarass dans le train poussif avec ses passagers de toutes nationalités, faisant penser à "Michel Strogoff", de Jules Verne ; sa fuite éperdue devant le camion des soldats ; l'arrivée de Teddy et Maggy à Ardabhad, la ville sainte des Kalakhs ; leur fuite hallucinante par les toits ; le peuple kalakh tout entier se présentant devant Ardabhad… Mais les scènes plus terre à terre sont tout aussi prenantes, parfois émouvantes : par exemple au début, lorsque Maggy offre de peler les patates de Tarass… Craenhals réussit en quelque sorte l'exploit de concilier le merveilleux et le quotidien. Cette histoire n'a pas pris une ride !
8) DES COPAINS ET DES HOMMES – À côté du "Léopard des neiges", tout à fait exceptionnel, cet épisode fait pâle figure. Elle met en scène un campement d'enfants en Allemagne, dont Teddy et Maggy bien sûr. Un trésor nazi se trouve caché dans les ruines d'une chapelle, que des mafieux essaient de récupérer. On voit aussi réapparaitre brièvement l'inspecteur chinois du deuxième épisode : "Le microfilm". Les caractères des enfants et leurs rapports sont par ailleurs bien décrits. Mais cette histoire ne m'a quand même pas laissé un souvenir impérissable !
9) LE BOUDDHA DES EAUX – Comme pour "Le léopard des neiges", nous avons encore ici du grand Craenhals, à tous points de vue : scénario, dessin, ambiance… Personnellement, cette histoire est ma préférée. Mais c'est assez subjectif : je suis en effet très attiré par la Thaïlande. Teddy, Maggy et Puck y vont pour se procurer des éléphants pour leur cirque. Mais ils se heurtent à un chasseur européen, dont le but est de capturer un légendaire éléphant blanc, sacré pour les bouddhistes. Il est par ailleurs de mèche avec un mafieux chinois, régissant la production locale de drogue (opium) : en effet, le Triangle d'or n'est pas loin ! Les scènes d'action se multiplient dans des décors magnifiques, superbement mis en valeur par Craenhals, avec un suspense savamment distillé. Je retiens en particulier la scène onirique des hallucinations de Teddy, pris au piège dans les marais. Il est par ailleurs plus ou moins épris de Nara, une très belle jeune fille thaïlandaise, au grand dam de Maggy ! Nous retrouvons ici leurs rapports amoureux, plus ou moins latents… Si "Le léopard des neiges" était un peu sombre visuellement, "Le bouddha des eaux" est par contre lumineux. Bref, cette histoire apparait à certains égards comme l'image inversée de la précédente !
PETITE RÉCAPITULATION – Pour résumer mes appréciations, les "Pom et Teddy" me paraissent d'autant meilleurs que le merveilleux y prévaut, avec une ambiance onirique. À cet égard, les histoires asiatiques sont incontestablement les plus réussies, en particulier "Le léopard des neiges" (Moyen-Orient) et "Le bouddha des eaux" (Thaïlande). J'y rajoute "Le talisman noir" (Inde), bien qu'il ne soit pas aussi abouti graphiquement. Suivent ensuite "Le secret du Balibach" (Espagne des Gitans) et "Zone interdite" (Congo belge), faisant déjà moins rêver. Les quatre autres histoires n'ont qu'un intérêt réduit, qu'elles se déroulent en Belgique, en Allemagne ou même aux États-Unis. Cette hiérarchie ne tient pas uniquement aux décors, mais à l'inspiration de Craenhals pour les scénarios, aussi son talent pour la réalisation graphique. Tout cela va généralement de pair ici, comme par hasard !
AVENTURE À SARAJEVO – Cette histoire d'espionnage a paru en 1960, avec un certain Delta (pseudonyme) au centre de l'action. Craenhals pensait alors abandonner sa série "Pom et Teddy", trop mal éditée par le Lombard. Il prévoyait une soixantaine de pages, mais le rédacteur en chef du Journal Tintin lui a demandé de ne pas dépasser trente. Pour compenser cette déperdition, Craenhals a multiplié les scènes d'action aux dépens de l'intrigue et de la vraisemblance. On ne s'explique pas ainsi pourquoi Delta veut absolument préserver les documents secrets du diplomate français Marcillac, alors que ce dernier ne le sait même pas. Il ne porte jamais d'armes par ailleurs, ce qui est peu crédible avec des ennemis beaucoup moins scrupuleux. La scène d'équilibriste au monastère orthodoxe (page 16) est complètement invraisemblable, aussi quand Delta prend le risque de se faire tabasser à mort pour récupérer les documents (page 23).
Malgré ces limites, "Aventure à Sarajevo" ne manque pas d'intérêt. C'est d'abord la seule histoire de Craenhals mettant en scène un héros adulte, pas enfant ni adolescent. L'espionnage était par ailleurs un genre quasi inédit à l'époque, sept ans avant "Bruno Brazil" (Greg et Vance), la référence dans ce domaine. Les personnages sont bien campés, les dialogues très vivants avec une bonne dose d'humour. On ne s'ennuie pas une seconde, avec des rebondissements incessants. Ne manque pas non plus la touche indispensable d'exotisme, ici la Bosnie quand la Yougoslavie existait encore (sous Tito). Bref, il est dommage que Craenhals n'a pu faire une série complète après ce début prometteur. Signalons enfin que la meilleure édition est celle de Rijperman.
LES QUATRE AS – Un mot ici de cette série humoristique, mettant en scène trois garçons et une fille aux caractères très différents (mais complémentaires). Elle parait à partir de 1965, sur scénarios de Chaulet. Personnellement, j'aime bien les premières histoires, avec leur humour loufoque et gai. J'ai les deux premières intégrales (six histoires) éditées par Casterman. Par la suite, cela devient évidemment très répétitif. On ne peut pas dire que cette série soit de premier plan, mais il faut de tout ! Craenhals montre en tout cas qu'il est à l'aise dans le dessin caricatural (humoristique).
CHEVALIER ARDENT – C'est la série la plus connue de Craenhals, parue à partir de 1966 dans le Journal Tintin. Elle fut éditée par Casterman, sous forme d'albums puis d'intégrales. Craenhals avait écarté le Lombard, vu la façon dont il avait édité "Pom et Teddy". Jacques Martin avait aussi fait ce choix pour "Alix".
Disons immédiatement que "Chevalier Ardent" est une série moins originale que "Pom et Teddy". Les histoires de chevalerie ne manquaient pas auparavant, à commencer par le remarquable "Prince Valiant" de Foster, dont les dialogues se trouvent cependant sous les images : entre la bande dessinée et l'illustration. Même dans le Journal Tintin, il faut signaler le "Chevalier Blanc" des époux Funcken, évocateur et superbement dessiné pour les premiers épisodes. Je trouve aussi que le chevalier Ardent est un personnage un peu artificiel et forcé, par sa fougue permanente. Par ailleurs, je ne suis pas un grand amateur du Moyen Âge, une époque beaucoup trop religieuse pour moi.
Étant un peu collectionneur, j'ai quand même l'intégrale des éditions Casterman. Mais je n'ai pas encore eu le temps de lire à fond toutes ces histoires. Suffisamment quand même pour m'apercevoir que certaines sont d'une très grande qualité graphique, notamment "L'ogre de Worm" et "La princesse captive". Je signale aussi "Les cavaliers de l'apocalypse", avec son ambiance cauchemardesque… Bref, cette série vaut le détour même si on n'est pas un grand amateur du Moyen Âge. Elle est aussi très bien documentée sur cette époque, comme "Alix" sur l'Antiquité. Le style graphique de Craenhals est par ailleurs beaucoup plus fouillé que dans "Pom et Teddy", pas meilleur mais différent.
Je signale enfin l'excellent "Dossier Craenhals", par Kris De Saeger (éditions Casterman).
Maintenant, si vous avez des commentaires ou des compléments…