Mais comment fait-il ? Quel est donc son secret ?
Car Jacques Ferrandez, maitre artisan, nous livre une fois encore un de ses petits chefs d’œuvre dont il a le secret. Et j’ai été très, mais alors, très heureuse de le lire. La prose sublime de Giono se marrie parfaitement avec les dessins et les couleurs, tout aussi sublimes, de Ferrandez. Assurément, nous avons là une des plus belles sorties de la rentrée 2019.
Le Chant du Monde est une BD inspirée du roman éponyme de Jean Giono (https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Chant_du_monde_(roman)). L’intrigue se déroule en Haute Provence, probablement avant la Première Guerre Mondiale (absence des voitures et de l’électricité, présence de skis). Gina, fille d’un puissant éleveur local, Maudru, fuit le mariage arrangé par sa famille et se jette dans les bras du besson, un jeune homme qui passait par là. Le ptentat envoie ses hommes à la poursuite du couple, et son neveu est tué durant la poursuite. Pendant ce temps, Matelot, le père du besson, et Antonio, un pêcheur amoureux de la nature et de la Durance, partent à la recherche du jeune homme. Ils se retrouvent tous à Sisteron, appelé Villevieille ici. La chasse se poursuit jusqu’au décès de Matelot et l’incendie de la propriété du Maudru.
C’est donc une épopée, une
Guerre de Troie provençale où Gina jouerait le rôle d’Hélène (https://fr.wikipedia.org/wiki/H%C3%A9l%C3%A8ne_(mythologie)), le besson celui de Pâris et Antonio celui d’Hector. Après Giono s’est démarqué d’Homère et sa fin est heureuse. Ce qui est d’ailleurs totalement logique car
Le Chant du Monde s’inscrit dans le cycle des saisons. L’œuvre débute au printemps, traverse l’été, puis l’automne et l’hiver pour s’achever au printemps. Une saison où tout renait. Quoiqu'il en soit, l'absence de repère temporel clair favorise les comparaisons et rend le livre universel.
On peut aussi voir dans l’œuvre une référence au cinéma et plus particulièrement au Western. Giono a d’ailleurs essayé de créer un film à partir du
Chant du Monde. Il en a écrit le scénario mais la Seconde Guerre Mondiale a fait capoter le projet. Et sa reprise par le réalisateur Marcel Camus (aucun rapport avec l’écrivain) ne plaisait pas à l’écrivain (https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Chant_du_monde_(film)). Notons au passage que Ferrandez, en archéologue littéraire, s’inspire du projet et a repris l’idée du prologue, absente du livre… Et pour en revenir au Far West, Giono adorant John Ford, Ferrandez a joué sur cette passion. Aussi, les bouviers de Maudru ressemblent fort à des cow-boys !
Le Chant du Monde est bien évidemment une chanson épique, un formidable hymne à la nature, une œuvre panthéiste où les hommes sont les enfants d’une création puissante qui les emporte, les enroule, les déroule (merci Edith Piaf !).
Les dialogues sont ciselés et d’une extrême fidélité à Giono. Et je ne résiste pas au plaisir vous citer celui entre Antonio et un des bouviers de Maudru (page 46) :
- Ne te dérange pas. Regarde paisiblement ta nuit. Sais-tu le nom des étoiles ?
- Celle-là, moi, je vais les appeler « la blessure de la femme » parce qu’elles font comme un trou dans la nuit et on ne sait pas ce qui va en sortir.
- Et celles-là, là-bas, dans le Nord ?
- Celles-là, moi je vais les appeler « les seins de la femme » parce qu’elles sont comme des collines
- Et celles-là, là-bas vers l’Est…
- Je vais les appeler « les yeux » parce qu’elles sont comme le regard de celle qui dort et qui n’a pas encore ouvert ses paupières.
On retrouve ici la sensualité et le lyrisme de Giono, ainsi que son goût pour les métaphores
. Je regrette juste la faible place accordée aux récitatifs. Par exemple, en page 16, j’aurais apprécié que soit repris l’hymne à l’arbre : «
La nuit. Le fleuve roulait à coup d’épaules à travers la forêt… Antonio toucha le chêne. Il écouta dans ses mains le tremblement de l’arbre. C’était un vieux chêne plus gros qu’un homme de la montagne… ». Les phrases du maitre de Manosque ont une telle musicalité, une telle sensualité qu’on ne peut que les lire, relire jusqu’à s’en enivrer.
Les personnages sont au diapason de la nature. Ils sont rudes, âpres, et sans méchanceté d’ailleurs. Ainsi lorsqu'Antonio croise Maudru, ce dernier évoque son passé et son amour disparu, ce qui nous permet de le comprendre et de l‘accepter.
Les quatre héros symbolisent les Quatre Éléments (https://fr.wikipedia.org/wiki/Quatre_%C3%A9l%C3%A9ments). Avec ses cheveux rouges, le besson incarne le feu. Antonio appartient bien évidemment à l’eau comme le démontre, s’il en était besoin, sa baignade nu dans la Durance, cette communion de tout son corps avec le fleuve. Clara, la jeune aveugle, dont l’odorat est exacerbé (
C'est le printemps, le cœur du printemps... Ça sent et puis ça parle.. C'est le bord d'un pré qui est tombé. Ça sent la racine.), incarne l’air. Et Matelot, le père, l’ancien, le pivot de la famille, est bien évidemment la terre.
J'ai aussi beaucoup apprécié le féminisme et la modernité des héroïnes. Gina l'ancienne, la sœur de Maudru, revendique sa liberté sexuelle, part vivre avec plusieurs hommes et a cinq enfants... Clara, confrontée à l'inceste, trouve le courage de fuir son père. Etc.
La palette graphique de Ferrandez a pris ici des couleurs. Le vert (pour le printemps) et le blanc (pour l’hiver) font leur apparition.
Le climat de la Provence est moins sec que celui de l’Algérie et le jaune est ici moins présent que dans
Le Premier Homme ou encore dans
L’Hôte. Le noir est à l’honneur avec plusieurs superbes nocturnes dont la couverture. J’y vois d'ailleurs une métaphore avec la jeune aveugle, Clara, qui vit dans le noir et dont la vie éclaire celle d’Antonio.
Ferrandez utilise la technique de l’aquarelle et les paysages de la Haute Provence sont magnifiquement rendus. Le recours à une mise en page informatisée lui permet d’incruster les vignettes dans des panoramas à couper le souffle.
L’habitat provençal est aussi magnifiquement campé et on perçoit l’amour de Ferrandez pour SA région. Sisteron se transforme en une cité rêvée, oserais-je d’ailleurs dire magique puisque Toussaint, le mystérieux guérisseur, y habite.
N’hésitez pas et je serai ravie de lire vos avis. Quant à ceux qui hésitent encore, je signale qu'une superbe postface de Jacques Mény, le Président des Amis de Giono, conclut en finesse et en intelligence la BD. Cet ouvrage est donc un petit bijou ! Et je pressens que des critiques, toutes plus dithyrambiques les unes que les autres, vont pleuvoir (
). Voici déjà celle de France Inter : https://www.franceinter.fr/livres/bande-dessinee-le-chant-du-monde-de-jean-giono-magnifiquement-adapte-par-jacques-ferrandez.
Bonne lecture
Eléanore