Œuvre posthume d'Albert Camus,
le Premier Homme est un roman inachevé que sa famille a longtemps hésité à faire publier. Lorsque ce livre est finalement sorti pendant les années 90, je l'ai un peu dédaigné, même si je suis un admirateur de l'écrivain. En fait, je craignais surtout d'être déçu, en présumant que ce texte peu ou pas retouché ne devait pas être à la hauteur de ses autres œuvres littéraires.
Le temps a passé ... et voilà que Jacques Ferrandez publie maintenant sa troisième adaptation d'un livre d'Albert Camus. Il a mis en images "le Premier Homme", et je ne pouvais vraiment pas manquer cela.
J'ai donc découvert cette œuvre directement sous la forme d'une bande dessinée.
Comment adapter un roman en BD ? Le plus souvent, les images sont là pour remplacer le texte, et permettent de supprimer les descriptifs de même que la narration de l'action. Seuls subsistent alors les dialogues, et le style de l'écrivain disparaît plus ou moins avec cette transformation.
Jacques Ferrandez évite cet écueil, en gardant de nombreux extraits de textes écrits à la première personne, dans lesquels Albert Camus évoque ses souvenirs, ses émotions et ses convictions. Très habilement, le dessinateur en fait de longs récitatifs, tandis que ses images racontent un voyage, une émotion esthétique, ou même une rencontre. Je ne suis pas partisan des textes pléthoriques dans une BD (j'ai même parfois critiqué cette tendance), mais dans cet album, ce parti-pris littéraire m'a réellement séduit. Que ce soit dans un train, au cours d'une promenade, ou pendant une visite, le texte et les images se complètent d'une façon parfaite, tant il est vrai que de très fortes émotions peuvent naître d'une rêverie, ou d'un paysage qui change.
Parfois, le texte devient un dialogue, mais derrière cette forme d'échanges, on devine qu'il n'y a toujours qu'une seule voix, celle d'Albert Camus, qui s'exprime. C'est par exemple le cas lorsque le héros parle avec son amoureuse de la pauvreté. On comprend qu'il parle d'abord de son enfance, et ce sujet peut en effet être l'objet d'une confidence sur l'oreiller. Mais Camus va bien plus loin, en nous entraînant aussi vers une vaste méditation philosophique, proche de ses idées socialistes, et le texte devient alors un très séduisant manifeste.
J'ai découvert ainsi un très beau texte, au ton méditatif et nostalgique, que les images discrètes et esthétiques de Ferrandez équilibrent harmonieusement. Tout se passe à la fin des années 50, lorsque l'Algérie s'apprête à se séparer de la République Française, et que Camus se sent déchiré entre ses idées (qui exigent un sort différent pour les arabes opprimés) et sa loyauté envers ses origines (l'Algérie française). Entre le cœur et la raison, l'écrivain choisit volontiers le parti du cœur. On peut en particulier se rappeler de cette fameuse réplique faite à Sartre, qui avait beaucoup fait débat : "entre la justice et ma mère, je choisis ma mère."
Il y a toute la vie de Camus dans ce beau roman qui, curieusement, ne m'a pas paru si inachevé que cela, mais c'est probablement la construction très savante de l'album par le dessinateur qui donne cette impression. Ce livre est ainsi dédié à l'Algérie, un sujet qui ne pouvait que séduire Jacques Ferrandez, mais aussi à ce mystérieux "premier homme", celui qui va naître de la révolution algérienne, qui restera attaché à son passé, au sang, à la sueur et aux larmes de ses ancêtres, mais que Camus n'arrive pas encore à bien définir, tant il est vrai que notre futur reste un vrai mystère.
Le Premier Homme me semble être en fait un album majeur pour Jacques Ferrandez. N'ayant pas lu le roman avant la BD, il m'est difficile d'assurer que cette adaptation respecte complètement le style et les messages que voulaient laisser Albert Camus, mais j'ai la conviction intime que c'est bien le cas. L'écrivain et le dessinateur ont effet la même origine, et probablement des souvenirs très semblables. Je présume qu'avec ce livre, Ferrandez raconte lui aussi son propre déchirement.
En tout cas, c'est le genre de livre qui laisse une belle émotion lorsqu'on le referme, et qui donne envie d'être relu, tant son message est riche et complexe.
Et puis, c'est sans doute une des grandes BD de la rentrée, qui plaira à tous les amateurs de littérature et de bande dessinée bien classique.
Bref ! Vous avez compris que ce livre est un must.