Les Vies de Charlie est une BD écrite par Kid Toussaint et dessiné par Aurélie Guarino.
Dans une société presque totalitaire, avec son instant obligatoire du rire ou son tout aussi imposé moment
de tristesse, Charlie travaille pour l'entreprise Recycle&Ternel. Cette compagnie vise à consoler la famille des défunts en transformant le corps
de ceux-ci en toutes sortes d'objets, parfois utiles, parfois incongrus. Du parfum, ou une quille ou encore du compost peuvent être fabriqués à partir des déchets organiques du cadavre. Et Charlie répond au téléphone à des proches et leur vend la métamorphose qui les consolera le plus. Employé modèle, éternellement souriant, notre héros arrive toujours à trouver une façon
de soulager l'entourage du disparu. Mais voilà qu'un jour, un enfant lui demande où est partie l'âme
de sa maman, Éléonore, qui vient
de se suicider. Ému, le jeune homme se lance dans une quête fantastique qui va le conduire au paradis et aux enfers, puis à travers le temps... Il finira par retrouver Eléanore, ressuscitée dans le corps d'une tourterelle, et elle se révèle être son amante éternelle, depuis l'origine des temps. Sauf que le père du petit garçon et l'époux
de la jeune femme ne l'entend pas
de cette oreille...
Qui trop embrasse mal étreint. Et
je sors déçue
de la lecture. Kid Toussaint brasse beaucoup trop
de thèmes et finit par s'égarer.
Au départ, le lecteur pense à une critique sociétale avec la mise en place d'un succédané
de 1984. Les annonces mystérieuses qui rythment la vie des citoyens n’admettent aucune contestation et Charlie en fait l'amère expérience puisque son salaire hebdomadaire sera amputé
de 1% car il n'a pas ri durant l'instant ad-hoc. L'auteur distille donc une ambiance lourde où les employés
de Recycle&Ternel vivent prudemment éloignés les uns des autres.
De même, les usagers du métro, à l'exception d'un chien sur lequel
je reviendrai, font mine
de s'ignorer.
Et puis, abruptement
, le scénario part dans une toute autre direction. L'âme d'Eléanore ne serait-elle pas cachée dans un des étages secrets
de l'immeuble
de l'entreprise ? Sauf qu'en s'y rendant, Charlie se retrouve dans un autre monde, partagé entre le paradis et l'enfer ! Ici, le paradis est peuplé
de défunts nus qui semblent passer leur temps à s'aimer alors que l'enfer rappelle irrésistiblement la piste
de danse d'une boite
de nuit ! Quelques pages plus loin, Toussaint se sent obligé
de nous expliquer que nous sommes destinés à tel ou tel lieu en fonction
de notre vie. Du coup, le lecteur se dit que la BD se teinte
de religiosité et d'une réflexion morale sur les conséquences
de nos actes. Et pour rendre encore plus crédible son dire, le scénariste imagine que la responsable hiérarchique
de Charlie décè
de et qu'il la retrouve au paradis ! Vous le concéderez, il faut un peu se cramponner à l'histoire
.
Mais l'auteur ne s'arrête pas là car Éléonore n'est ni d'un côté, ni
de l'autre. Du coup, Charlie explore un peu plus les limbes et il découvre que les damnés finissent toujours par quitter la piste
de danse pour se réincarner en fonction
de leurs crimes ! Voilà donc un troisième thème, celui
de la métempsychose ! Et du coup, nous découvrons que le chien qui croisait la route
de Charlie le matin et le soir dans le métro n'est autre que le père du héros, un mauvais père vous vous en doutez puisqu'il a atterri en enfer
. Quant à l'héroïne, elle s'est successivement réincarnée en escargot, écrasé par inadvertance par le héros, puis en mouche, énervante et donc aplatie par Charlie à l'aide d'un journal ! Bref, l'intrigue commence à être tirée par les cheveux
.
Pour corser la narration, Toussaint imagine
de remonter dans le temps et
de nous présenter les réincarnations passées d’Éléonore. Et nous voilà dans le France
de l'an mil, durant les invasions vikings, où une lointaine incarnation
de Charlie séduit une cheffe
de clan avec son luth ! Vous avez bien lu
. Nous venons discrètement
de basculer dans le roman initiatique où le héros se retrouve durant la quête
. Et tant qu'à faire, pourquoi ne pas regarder du côté
de la mythologie grecque car la guerrière nordique n'est autre qu’Éléonore
! Tel Orphée, le jeune homme va charmer celle qui sera son Eurydice ! Une pirouette incroyable du scénario que
je confie n'avoir pas vu venir !
Bon, vous l'avez compris, l'histoire manque d'unité et
de cohérence. Chaque thème abordé pourrait faire l'objet d'un livre, ce d'autant plus que l'auteur fait preuve d'originalité dans son surréalisme. Mais trop, c'est trop ! Et
je vous épargne la transformation ultime
de la BD en une quête digne d'un roman policier. Mais vous êtes libre d'essayer
de deviner quels rebondissements Toussaint a bien pu inventer pour en arriver à un thriller
!
Le dessin mérite le détour. Le visage lumineux
de Charlie le rend particulièrement sympathique et son nez pointu digne d'Uderzo et
de Cléopâtre passe très bien. Le dessin des autres personnages, que ce soient les collègues
de bureau du héros ou les défunts, voire les vikings, sont d'une belle facture, avec un style qui regarde du côté
de la BD franco-belge avec quelques minimes emprunts au manga. Les décors méritent le détour. J'ai notamment beaucoup apprécié les grands vignettes peintes au lavis, ou uniquement dessinées au crayon. Ce côté brouillon des décors focalise le regard sur les personnages et met l'accent sur la nécessaire relativité des sociétés et des villes pour des âmes immortelles destinées à traverser les siècles et les civilisations.
Raymond, dans le fil
Vous n'avez pas acheté mais vous posez la question, a soulevé le sujet
de la couleur
de la BD. En fait, celle-ci apparait progressivement, et au fur et à mesure
de l'initiation
de Charlie, puis
de celles
de ses collègues
de bureau. Page après page, des petites touches,
de plus en plus nombreuses, donnent relief et vie à la BD. L'acmé
de ce phénomène réside bien évidemment dans la couverture, où la chevelure d’Éléonore brille et déploie son charme à l’instar
de la queue d'un paon.
La mort a fait l'objet d'innombrables ouvrages et cette BD véhicule une image apaisante presque orientale du grand passage. La prodigieuse empathie
de Charlie et les décors caricaturaux du paradis et
de l'enfer font sourire. Néanmoins, la promesse des premières pages n'est pas tenue car l'auteur se disperse beaucoup trop. Le scénario abracadabrantesque
de Toussaint, digne d'un film des Marx Brothers (d'ailleurs présents dans la BD), vogue au hasard des vents sans ligne directrice claire.
EEE et c'est bien rémunéré
Eléanore