Je viens de lire 10 Octobre,
de Paola Barbato et Mattia Surroz, deux auteurs italiens.
Et
je me demande bien comment cette série a pu passer aussi inaperçue ? Il est plus que temps
de la sortir
de l'ombre !
Sur conseil d'un ami et à l'occasion
de la sortie du deuxième tome du diptyque,
je me suis plongé dans cette lecture, et bien m'en a pris. J'ai ainsi découvert une œuvre forte, au concept ultrapuissant, et au thème très profond.
Je ne m'attaquerai qu'à une chose : la traduction. N'étant pas en mesure
de lire la version originale italienne,
je ne peux pas juger
de la qualité d'écriture des dialogues, mais dans la version française, ils manquent souvent
de fluidité, et
je pense vraiment que c'est dû à une traduction parfois approximative. Enfin, c'est peut-être juste moi, mais
je serais curieux d'avoir l'avis d'un autre lecteur sur le sujet. En tous cas,
je trouve ça vraiment dommage... mais pas irrémédiable !
En effet, ça ne m'a pas empêché d'entrer à fond dans l'univers proposé par Paola Barbato et Mattia Surroz.
Comme dans un épisode
de Black Mirror, ils nous plongent dans un monde qui a toutes les apparences du nôtre, à une exception près : ici, la mort
de tous est programmée dès avant la naissance. Chacun a dans son ADN la date précise
de sa fin
de vie, mais tout le monde ignore cette date. On sait juste qu'il y a 6 échéances possibles (l'incertitude
de la dernière échéance étant garantie par le fait que certains ont le droit
de vivre au-delà), à l'approche desquelles on prépare ses funérailles comme une fête d'anniversaire, au cas où, en espérant que nos proches n'auront pas à les célébrer... Grâce à une habile propagande visant à normaliser la mort et à la quasi-certitude
de ne pas mourir en dehors
de ces 6 échéances, la société vit beaucoup plus heureuse. La délinquance et la criminalité ont été éradiquées, et tous les risques sont bannis
de notre quotidien.
Bref, tout ressemble à notre monde, dans une version plus ou moins idéale. Sauf qu'on sent vite que quelque chose ne tourne pas rond... Les auteurs ont un talent phénoménal pour nous faire découvrir peu à peu les différences avec notre monde au gré
de la lecture (dans le premier tome, un objet que tout le monde porte, par exemple, mais qu'on ne remarque même pas dans les premières pages du récit...) et qui sont lourdes
de sens.
Sans que jamais la bande dessinée ne prenne un tour excessivement philosophique, larmoyant ou trop démonstratif, les auteurs réussissent à créer une réflexion très forte sur l'étouffement causé par une société sans risques, sans peur, sans violence et sans mort imprévue. On comprend vite qu'une telle société ne signifie pas le bonheur assuré, et le récit sait pousser son concept dans ses retranchements pour en tirer une vraie vision d'anticipation. Car c'est bien ce dont il s'agit : on est ici dans ce sous-genre bien connu
de la science-fiction, l'anticipation, et les auteurs maîtrisent à merveille les codes du genre. Le portrait d'une société qui nous paraît absurde et qui, pourtant, n'est que l'exagération
de certains traits caractéristiques
de la nôtre, est joliment mis en place, toujours
de manière pertinente. A travers le portrait d'une bande
de parias qui veulent réintroduire dans leur monde l'incertitude du hasard, 10 octobre nous interroge directement sur notre propre rapport aux lois, aux risques et à la mort. C'est parfois un peu conventionnel, mais ça n'est jamais raté, et c'est d'une efficacité redoutable.
Il faut dire que la grande réussite
de cette bande dessinée, ce sont ses personnages. Avec un dessin qui évoque (
de manière volontaire, précisée en postface) des acteurs
de renom tels que Kathy Bates, Toni Collette ou Robin Williams, on s'attache immédiatement à chacun des membres
de la bande. Bien évidemment, comme tous ces personnages approchent d'une échéance, on se doute que certains d'entre eux ne vont pas la passer, mais on a évidemment envie qu'aucun d'entre eux ne meure à la date
de son échéance. Ce suspense nous tient en haleine tout au long d'un second tome brillantissime !
De fait, si le premier tome pose magnifiquement le concept et les personnages, le second tome prend la forme d'une véritable course contre la montre, qui évoque cette fois totalement la série
Severance, avec ces personnages luttant contre un système qui les écrase, prenant la forme d'une grande entreprise aux couloirs aseptisés. Une fois le décompte lancé, on ne peut plus détacher ses yeux des pages qui tournent et des péripéties qui défilent, en espérant que tel ou tel personnage ne mourra pas la page d'après.
Au-delà
de ce suspense d'une efficacité dont j'ai rarement vu l'équivalent en bande dessinée, le récit a une portée émotionnelle très forte. Les auteurs savent ménager des instants suspendus (même si la tension ne redescend pas vraiment) où on s'intéresse au passé d'un personnage sans ralentir pour autant la narration, et où on développe son background
de manière aussi discrète que subtile.
Enfin, le suspense et l'émotion n'empêchent jamais le propos
de continuer à développer une réflexion qui préfère la suggestion à
de grandes affirmations sentencieuses qui auraient alourdi inutilement le récit. Et quelle profondeur dans cette savante dissection des rapports humains et
de ce qui motive nos actes en profondeur !
Comme sur la planche ci-dessus,
je trouve que le dessin est très expressif, avec des positions du corps et des visages restitués
de manière extrêmement minutieuse. Les angles
de vue sont également très intéressants, tout comme les couleurs désaturées, qui ont évidemment un sens dans la narration. L'émotion déborde dans chaque case, et notamment dans certaines planches, laissées muettes, comme ci-dessous, c'est assez fort pour se passer mots :
Mon seul léger regret, c'est une conclusion, certes très réussie, mais qui arrive
de manière un peu abrupte. Peut-être 4 ou 5 pages
de plus auraient-elles permis
de conclure
de manière plus exhaustive le récit. Cela dit, on n'a pas l'impression d'une fin bâclée lorsqu'on arrive à cette dernière vignette, terriblement frustrante. Mais c'est précisément parce qu'elle est frustrante qu'elle est aussi géniale.
Oui, j'aurais aimé avoir une fin plus explicite. Non, il ne fallait surtout pas rendre la fin plus explicite. C'est exactement celle qu'il fallait. C'est au pouvoir d'imagination du lecteur
de prendre le relais. Et c'est peut-être bien là tout le rôle
de l'Art, n'est-ce pas ?
Bref, malgré une traduction qui me semble parfois approximative et une conclusion qui pouvait être (très légèrement) étoffée,
je crois que
je monterais sans trop d'hésitation à
EEEE. L'impact émotionnel a été trop fort pour que
je ne ferme pas les yeux sur ce qui reste du détail.