Il y a un mot dont j'ai toujours de la peine à me rappeler : celui qui désigne un texte dont l'ordre des lettres reste toujours le même, quelque soit le sens de la lecture (depuis la gauche ou depuis la droite). On appelle cela un "palindrome", et cela peut être un mot simple (comme par exemple "kayak") aussi bien qu'une phrase entière (comme par exemple "Esope reste ici et se repose"). Cela peut aussi être une oeuvre, et c'est ainsi par exemple que l'album de BD
Nogegon de François Schuiten est un palindrome dessiné, mais ... ne commençons pas à parler de cet auteur. On n'en finirait pas.
Tout ceci pour dire qu'il est apparu cette année un nouveau palindrome prenant la forme d'une bande dessinée. C'est un diptyque qui s'intitule
la Vierge et la Putain, et qui a été créé par Nicolas Juncker. Ce sont en fait deux petits albums de BD regroupés dans un coffret, qui sont construits d'une manière parfaitement symétrique, et qui sont édités par Treizeétrange.
La vierge, c'est la reine d'Angleterre Elisabeth II "Tudor", la fille du roi Henri VIII que l'on a effectivement surnommé la "reine vierge". La putain, c'est sa cousine Marie Stuart, reine très catholique d'Ecosse et grande rivale d'Elisabeth (qui appartenait au camp de la Réforme). L'une (Mary Stuart) était belle, brillante et amoureuse, tandis que l'autre (Elisabeth II) était froide, sage et calculatrice. Ces deux reines se sont affrontées pendant toute leur vie, et elles ont en fait connu des destinées totalement inverses.
Née reine d'Ecosse, Mary Stuart devient à 16 ans aussi reine de France, par mariage. Elle est alors éblouissante et règne avec grâce sur toute la cour. C'est ainsi que commence son histoire, et voici comment se présente la page 2 de l'album "Mary Stuart".
Elisabeth II, pour sa part, est considérée au départ comme une bâtarde (sa mère ayant été décapitée). Elle passe une partie de sa jeunesse quasi emprisonnée, et ce n'est qu'après les décès de son frère Edward et de sa sœur Mary Tudor qu'elle devient par défaut reine d'Angleterre. Elle reste longtemps sous la menace de ses ennemis (qui veulent mettre sur le trône d'Angleterre la catholique Mary Stuart) et ce n'est qu'après avoir lutté toute sa vie qu'elle finit par triompher. Voici comment est dessinée l'avant dernière page du deuxième album intitulé "Elisabeth Tudor".
Vous avez remarqué que ces deux pages présentent une symétrie presque parfaite ?
C'est la grande idée de Nicolas Juncker ! La biographie de ces deux reines démontre en effet d'étonnantes similitudes, mais aussi une évolution totalement inverse (ascendante pour l'une et descendante pour l'autre), qui représente presque un palindrome vivant. L'une (Mary Stuart) connait une jeunesse brillante et presque triomphale, puis elle subit un certain nombre d'épreuves, et finit par perdre son trône, et passe les 15 dernières années de sa vie en prison avant d'être décapitée. L'autre (Elisabeth Tudor) passe presque toute sa jeunesse sous la menace, exilée dans un château comparable à une prison, avant d'être réhabilitée du titre de fille d'Henri VIII et de devenir reine, puis d'acquérir progressivement une certaine puissance politique et d'être reconnue comme la véritable souveraine de l'Angleterre.
Sur la fin du règne d'Elisabeth, quelques notables sont décapités, en particulier le duc d'Essex, et voici comment se présente une des dernières pages de l'album "Elisabeth Tudor".
En faisant ceci, elle suit l'exemple de Mary Stuart, tandis que celle-ci régnait sans partage sur la cour d'Ecosse. Cette dernière n'hésitait pas pendant sa jeunesse à occire d'éventuels contestataires, et voici une des premières pages de l'album "Mary Stuart", construite en symétrie de la page 98 de l'autre livre.
C'est ainsi qu'à chaque moment de la vie d'une reine correspond une étape inversement symétrique chez sa rivale, et c'est pourquoi l'auteur a construit avec malice les deux albums comme un véritable palindrome dessiné. On remarque d'ailleurs dans la pagination des livres un deuxième chiffre, mis entre parenthèses, qui indique la page correspondante de l'autre album. Et c'est ainsi finalement que cette oeuvre stimule des lectures multiples. On commence en effet par lire la biographie d'une reine, puis on lit la seconde, avant de prendre les deux livres en main et de s'amuser à comparer les planches symétriques construites par l'auteur.
Précisons encore que l'intérêt de ces deux livres ne se limite pas à la découverte de leur exercice de style. Les biographies des deux reines sont très bien racontées, et l'utilisation d'un dessin caricatural n'enlève aucun attrait à cette BD. Ce choix graphique apporte au contraire la distance inhérente à ce genre de récit, et on y découvre un plaisir d'intellectuel autant qu'une épopée historique.
En fait, cet essai graphique se révèle être un coup de maître. Non seulement l'hypothèse du palindrome est stimulante, mais elle permet de regarder avec objectivité les trajectoires de deux personnages historiques. La réalité est parfois plus intéressante que la fiction, et le regard neutre de l'auteur sur la vie épique des deux reines apporte une fraîcheur bienvenue. Leurs biographies sont certes passionnantes (je ne connaissais pas pour ma part celle de Mary Stuart) mais il est encore plus intéressant d'essayer de les comprendre. Au delà d'un exercice de style, Nicolas Juncker dessine d'abord une BD historique, qui essaie d'expliquer les singularités d'une époque, et il y parvient brillamment.
Je ne connaissais pas jusqu'ici Nicolas Juncker, qui semble avoir déjà plusieurs albums derrière lui, mais c'est certainement un auteur à découvrir.