Le Figaro de ce jour, par la plume d'Olivier Delcroix, consacre un bel hommage à André Juillard :
"Le dessinateur s'est éteint à l'âge de 76 ans mercredi. Il laisse une œuvre immense, toute en ligne claire et inspirée par sa passion pour l’histoire.
Il avait l'habitude de vous fixer avec cette légère distance qui impose le respect. Lorsqu'il recevait des journalistes dans son atelier du XIIIe arrondissement de Paris, le dessinateur André Juillard affichait le flegme et la courtoisie d'un peintre flamand surpris en plein travail. «C'est avec une immense tristesse que nous apprenons la disparition d'André Juillard, survenue le 31 juillet, à l'âge de 76 ans», ont annoncé les éditions Dargaud dans un communiqué. Le créateur des Sept vies de l'épervier ou du Cahier bleu, est décédé chez lui en Bretagne, auprès de sa femme Anne et de ses proches, à l'âge de 76 ans après avoir souffert d'une longue maladie. Depuis quatre ans, l'artiste s'était installé avec son épouse à Tréguier, dans les Côtes-d'Armor.
Juillard était un maître de la bande dessinée, doté d'une maestria sans égale, doublé d'un goût toujours sûr. Cet auteur discret, timide, peu disert n'était pas homme à se laisser aisément percer à jour. Il y aura toujours eu chez lui quelque chose d'énigmatique, de mystérieux. C'était aussi ce qui faisait son charme et sa finesse innée. L'élégance de son trait, la virtuosité de ses décors, et ce je-ne-sais-quoi d'érotisme diffus qui nimbe chacune de ses héroïnes a très vite contribué à sa légende.
Admirateur de la «ligne claire»
D'origine auvergnate, Juillard naît à Paris le 9 juin 1948. Passionné de dessin dès l'enfance, il dévore l'hebdomadaire Tintin. La lecture des albums d'Hergé, d'Edgar P. Jacobs, Jacques Martin et Bob De Moor font de lui un admirateur précoce de la «ligne claire». Le manuel d'histoire de la classe de sixième est sa seconde grande influence, en particulier les pages consacrées à l'Antiquité. Ses deux passions d'enfance vont bien vite se conjuguer grâce à la bande dessinée.
En 1967, une fois son bac en poche, André Juillard entre aux Arts décoratifs de Paris et fait la rencontre de Martin Veyron, Jean-Claude Denis, tout en suivant à Vincennes des cours animés par Jean-Claude Mézières (Valérian) et Jean Giraud (Blueberry).
Ses débuts professionnels ont lieu en 1974 dans la revue Formule 1 avec La Longue Piste de Loup-Gris, un western scénarisé par Claude Verrien. Ce dernier lui écrit ensuite Les Aventures chevaleresques de Bohémond de Saint-Gilles, où l'on sent déjà percer un grand espoir de la bande dessinée réaliste. En 1978, il dessine Les Cathares dans la revue Djinn. Mais c'est avec le scénariste Patrick Cothias, qu'il entame une fructueuse collaboration dès 1978 en publiant Masquerouge dans Pif Gadget.
En 1983, le tandem crée la saga Les Sept Vies de l'épervier (Glénat), série qui va l'occuper neuf ans. Quatre tomes intitulés Plume aux vents poursuivront l’aventure chez Dargaud (entre 1995 et 2002). Mêlant les destins croisés de personnages fictifs plongés dans la grande histoire, cette fresque picaresque qui se déroule au XVIIe siècle, conte l'épopée d'une attachante héroïne, Ariane de Troïl. Dans le même temps, André Juillard illustrera les trois tomes d'Arno (Glénat), sur une histoire de Jacques Martin.
Jonglage entre deux paires de lunettes
D'une profonde humilité, pudique, fidèle, érudit, généreux, l'auteur du Tonkinois possédait deux paires de lunettes. Il portait la première en permanence au bout du nez. L'autre, ronde et cerclée, était souvent pendue au col de son pull marin. À peine avait-il raccroché la première qu'il chaussait la deuxième paire, afin de fignoler quelques détails sur sa planche à dessin.
À la fin des années 1980 déjà, on pense à lui pour réaliser le second tome des Trois Formules du professeur Sato, ultime aventure inachevée de Blake et Mortimer, dont le scénario avait été écrit par Jacobs avant sa mort. Devenu entretemps un maître de la bande dessinée historique et réaliste, André Juillard décline la proposition, ne se sentant pas prêt à relever le défi.
À cette époque, son style clair, élégant, devient de plus en plus populaire. On fait appel à lui pour des illustrations ou des portfolios. C'est à ce moment que l'artiste se jette à l'eau et écrit une histoire qu'il met ensuite en images pour le magazine (À Suivre). Journal intime d'une histoire d'amour déconstruite, l'intimiste et troublant Cahier bleu met en scène une héroïne prénommée Louise. Œuvre littéraire délicate, « cet album est né de plusieurs envies, expliquait au Figaro le dessinateur. D'une part, j'avais le désir de me détacher de cette étiquette de « pape de la BD historique ». D'autre part, j'ai souhaité imaginer une histoire d'amour situé de nos jours à Paris. C'est l'un de mes albums les plus personnels. Je voulais me prouver que j'étais capable d'écrire un scénario original. »
Personnage romanesque attachant, tout en séduction, Louise est une jeune femme en mouvement qui va vers son destin. « On me dit souvent que Louise ressemble un peu à ma fille, précisait Juillard. Possible. Je reconnais qu'il y a un peu de ma fille et de ma femme dans l'allure de toutes mes héroïnes. » Ce récit romanesque recevra le prix du Meilleur album en 1995, au festival d'Angoulême.
L'année suivante, André Juillard reçoit le Grand Prix du même festival, qui célèbre enfin comme il se doit l'œuvre et le style d'un maître de la BD. « Longtemps, j'ai cru que je n'avais pas de style, confiait l'artiste au Figaro. Je pensais mon dessin trop passe-partout, trop classique, quelque part entre l'art nouveau et l'estampe japonaise. Et puis, il semble qu'il se soit imposé de lui-même au fil des années. Mon père était bibliophile. J'ai grandi en lisant des livres illustrés par Arthur Rackham. Adolescent, j'étais plutôt passionné par la statuaire grecque et la peinture classique. J'ai très vite découvert l'école de Vienne, et des artistes tels Gaspard David Friedrich (1774-1840), ce peintre romantique Allemand qui fit ses études à l'académie de Copenhague. J'aime ces ciels jaunes, ses paysages mélancoliques. J'adore également Claude Monet, et les Anglais préraphaélites. J'essaie, comme eux, de distiller une certaine atmosphère dans mes dessins. »
C'est avec ce bagage graphique mêlant classicisme et modernité que Juillard évolue dans le milieu de la bande dessinée. En 1998, il donne une suite au Cahier Bleu, intitulée Après la pluie. La même année, il imagine, avec son vieux complice Didier Convard, Le Dernier Chapitre (Dargaud), une série de quatre albums illustrés, qui met en scène la dernière aventure des plus célèbres héros de l'âge d'or de la bande dessinée. Le premier volet est, bien évidemment, réservé à Philip Mortimer et Francis Blake.
Chaque matin, je me mets à ma table et je m'exerce. Je fais ça comme d'autres vont faire du jogging pour se dérouiller les jambes. C'est un moment de détente et de liberté.
André Juillard, au Figaro en 2006
C'est finalement en 2000, qu'il se lance et dessine une aventure de Blake et Mortimer sur un scénario d'Yves Sente, La Machination Voronov, trépidant album prépublié dans les colonnes du Figaro Magazine. En 2003 et 2004, la même équipe publie le diptyque Les Sarcophages du 6e continent suivi, en 2006, du Sanctuaire du Gondwana, puis en 2016 Le Testament de William S. (également prépublié par Le Figaro Magazine).
Son galeriste Daniel Maghen aura également permis à André Juillard de publier une autobiographie en images, Entracte (2006), qui réunit 1 500 dessins, illustrations, esquisses et croquis de l'artiste. « Depuis l'âge de dix ans, période cruciale de ma vie où j'ai découvert ma vocation de dessinateur, j'ai toujours éprouvé un besoin irrépressible de faire courir mon crayon sur une feuille blanche, confiait-il au Figaro. Chaque matin, je me mets à ma table et je m'exerce. Je fais ça comme d'autres vont faire du jogging pour se dérouiller les jambes. C'est un moment de détente et de liberté. Comme au théâtre, quand on sort de délier les muscles durant l'entracte. N'empêche, pour moi, le véritable spectacle, c'est la pièce. Mon vrai métier, aura toujours été de faire de la BD.» Ce qui frappe avant tout le lecteur d'Entracte, c'est l'extraordinaire liberté des croquis de Juillard. Cette virtuosité tranquille dont il aura toujours fait preuve, surtout dans ses études de visages ou de nus.
Peu avant de mourir, professionnel jusqu'aux bouts des ongles, André Juillard aura eu le temps de finaliser Signé Olrik, avec Yves Sente, un nouvel album de Blake et Mortimer qui se déroule dans les vastes paysages du sud-ouest de la Grande-Bretagne, en Cornouailles britannique. Cet album, qui doit paraître en fin d'année, sera donc le dernier album de sa riche carrière… So long mister Juillard. God bless you ! "