Après QRN sur Bretzelburg, il fallut attendre deux ans avant de revoir Spirou dans son propre journal. Et c'est donc en 1965 qu'apparut
Bravo les Brothers, une BD unanimement louée par tous les critiques.
Pour ma part, j'ai longtemps gardé une certaine réserve vis à vis de cette histoire, même si elle contient des gags fort drôles. Elle provient en fait du contexte qui s'est présenté lors de sa prépublication. En 1965, je n'avais que 11 ans et nous avions décidé avec mon frère d'acheter le journal de Spirou plutôt que celui de Mickey, parce qu'il proposait de meilleures BD. Mais nous fûmes rapidement déçus car les séries prestigieuses de la grande époque (Johan et Pirlouit, Buck Danny, Spirou, Les Schtroumpfs) étaient en train de se raréfier inéluctablement. Seul Lucky Luke semblait encore être fidèle au poste. Il y avait bien sûr quelques excuses à cette raréfaction des vedettes mais une triste conclusion s'imposait : le journal Spirou n'était pas aussi plaisant qu'il aurait pu être. Et par dessus tout ça, voilà que Franquin proposait une aventure de Spirou qui n'en était pas une ! Il faut reconnaître que le héros en titre n'a qu'un rôle bien subalterne dans "Bravo les Brothers", et que les vrais vedettes de l'histoire sont les trois singes, Gaston et Fantasio.
Dans "Franquin créa la Gaffe", l'auteur reconnait volontiers qu'il a réalisé un tour de passe passe. Il déclare que "
c'est typiquement le genre de Spirou que je n'ai eu le courage de mener à bien que parce que c'est en fait du Gaston déguisé". Et ce refus de Franquin de faire du Spirou, c'est exactement ce que j'avais ressenti à l'époque. Le dépit était au fond justifié. Aujourd'hui, j'apprécie totalement l'humour de cette histoire mais je n'ai pas oublié ce dépit dans ma jeunesse, et ce vague sentiment de trahison.
Ceci dit, c'est une excellente histoire, bien plus adulte que toutes celles qui avaient précédé. Et lorsque Dupuis a publié une édition spéciale commentée il y a une dizaine d'années, accompagnée d'une double parution couleur + noir et blanc, je me suis jeté dessus sans hésiter.
Voilà ! Venons-en maintenant à Bob Garcia ! Il relève avec justesse le contexte anxiogène qui domine le journal dans lequel travaillent Gaston et Fantasio. "
Le récit est une satire de l'environnement anxiogène de la rédaction du journal" écrit-il, en signalant aussi l'intéressante case de la page 41. Intitulée "la rédaction était sous pression", cette image est d'une densité visuelle presque étouffante. Elle correspond aussi à la pression que ressentait Franquin en dessinant sa nouvelle histoire de Spirou.
Pour s'évader de cette pression, Franquin introduit dans son univers le monde du cirque, représenté par les trois singes et par le mystérieux Monsieur Noé. Ce dernier est vraiment une très belle création. A la fois grincheux et poétique, créateur et réactionnaire, d'apparence insignifiante et réalisant des créations spectaculaires, ce petit bonhomme au chapeau rond irrite et fascine tout le monde. Sa démonstration d'une sorte de "dressage des moineaux" est aussi délicate que spirituelle et Franquin lui même était très fier d'avoir dessiné cela. On pense à certains films de Pierre Etaix ou de Jacques Tati.
Les trois singes dressés par Monsieur Noé sont bien sûr les stars de cette histoire, même si cela ne me fait pas toujours rire. En dessinant leurs méfaits, Franquin semble guidé par une sorte de sentiment sadique. Dans son fameux livre d'entretiens, il avoue d'ailleurs honnêtement à Numa Sadoul à quel point il a été amusé par le fait de dessiner Fantasio totalement déprimé. Voici une petite partie de ses aveux :"
ce qui m'a amusé, moi, c'est de dessiner les attitude de Fantasio à la fois drogué par les médicaments et excité par la signature proche des contrats. Mais ils ne sont pas signés et Fantasio recommence à déprimer à mort." Cette tête hébétée de Fantasio persiste d'ailleurs pendant la moitié du récit, et Franquin se tord de rire. Hum hum ! Sadique ? Vous avez dit sadique ?
La suite demain !