Musée est un chef d'œuvre, un livre indispensable à tout amateur de BD.
Au premier degré, la BD raconte la vie du Musée d'Orsay. La collection est vue, oserais je dire racontée, à travers le prisme des visiteurs mais aussi à travers le prisme des œuvres d'art. Elle occupe deux temporalités. Une relative au jour et l'autre à la nuit. Durant la journée, nous assistons au va-et-vient d'innombrables visiteurs plus ou moins fascinés par les trésors qui s'offrent à leurs regards. Quant à la nuit, elle voit les personnages peuplant les tableaux ainsi que les géants de marbre et de bronze prendre vie et eux aussi se promener dans l'édifice.
Ces deux mondes cohabitent sans interagir ou marginalement. Chacun contemple l'autre avec passion ou indifférence, avec curiosité ou distance. Le musée abrite ainsi deux collections, celle des visiteurs et celle des œuvres d'art ! Et le roman graphique va plus loin puisqu'il construit un parallèle entre les deux. Ainsi, notre société et ses relations interpersonnelles se reflètent dans des êtres imaginaires capables d'aimer, de discuter et de s'interroger. Par exemple, le
Mercure inventant le caducéede Chaput se dispute avec la
Jeune femme à la rose de Modigliani. La
Berthe Morisot de Manet tombe amoureuse d'un promeneur qu'elle entraperçoit à travers les fenêtres du musée et elle découvre la mort à travers la mort du chien de cet inconnu.
L'Héraclès de Bourdelle s'interroge sur ce que sont les toilettes.
Les célébrités du juste de milieu de Daumier commèrent sur la vie privée des gardiens.
L'Ours blanc de Pompom se repose. Etc.
L'auteur brosse avec tendresse les portraits d'une infinité de visiteurs. Nous les voyons interrogatifs, professoraux, heureux, contemplatifs, tristes, etc. Si la BD parle d'Orsay, elle aborde surtout des thèmes plus profonds, la vie, la mort, l'amour, la superficialité, etc. Avec poésie et sensibilité, Chabouté nous fait réfléchir sur ce qu'est l'existence, ses faiblesses, ses moments heureux, sa finalité.
Le scénario insiste beaucoup sur la diversité des personnalités, tant réelles qu'imaginaires, toutes différentes et toutes belles à regarder. En ce sens
Musée se veut universel. Le conférencier, le couple, le professeur, l'amatrice d'art, l'élève impertinent et blasé, le gardien, etc. tous ces personnages anonymes constituent une micro-société qu'on peut aisément projeter sur la société en général.
J'ai parlé de poésie et je souhaite revenir sur cet aspect du roman. Le monde selon Chabouté est léger, irréel, inspirant, magique et peut être tout simplement beau.
Par ailleurs, un soupçon d'humour traverse toute la BD. Ainsi le lecteur sourit devant les statues qui s'interrogent sur ces étranges boites se déplaçant sous les fenêtre du bâtiment ! La description des toiles par une petite fille recèle une pseudo naïveté remplie d'une douce impertinence.
L'usage du noir et blanc se marie parfaitement avec l'alternance des nuits et des jours mais il faut surtout saluer la performance graphique. Un trait précis et évocateur construit avec patience et réalisme les deux sociétés : la nôtre et celles des œuvres d'art. L'absence de couleur ne gêne absolument pas et je ressens même que l'usage d'une palette eut nui à la force émotionnelle de l'ouvrage.
Au final, on ne peut que saluer la performance de l'auteur qui nous livre ici sa meilleure BD à ce jour. Je n'ose imaginer le nombre de journées passées dans le Musée d'Orsay pour pouvoir si bien en restituer l'âme. Et tant les reproductions des œuvres que celles du bâtiment fleurent une prodigieuse réalité. Je suis aussi admirative devant la galaxie des visages des visiteurs, tous différents et tous merveilleusement caractérisés. Oui, une œuvre magistrale, totalement en marge des productions commerciales, et pourtant si belle, si positive, si gracieuse. Un hymne d'amour à l'humanité. Et la conclusion est bouleversante.
EEEEUne des deux meilleures BD de ce premier semestre 2023, à n'en point douter.
Eléanore