Dans un certain sens, eleanore-clo a raison.
Le Dernier Pharaon n'est pas vraiment une histoire de Blake et Mortimer. Cependant, la compréhension de cette histoire de Schuiten n'est pas simple, car je trouve que ce n'est pas non plus une histoire des
Cités obscures.
Essayons de développer un peu cette idée !
Il y a d'abord la conception d'E.P. Jacobs sur sa série
Blake et Mortimer, qui est assez simple. Pour son créateur, c'était une série proche de la science fiction, proposant d'abord une hypothèse fantastique qui était ensuite développée dans un cadre bien réel (et même le plus réaliste possible... afin que le lecteur puisse bien croire à son récit). Pour cette raison, Jacobs essayait d'abord d'étayer son hypothèse à partir de données plus ou moins authentiques. Il se donnait même parfois beaucoup de mal pour construire un socle théorique crédible (rappelons nous des explications interminables de Septimus dans la
Marque Jaune). Bien sûr, certaines aventures comme "L'énigme de l'Atlantide" étaient hautement fantaisistes, mais Jacobs se fondait quand même sur des éléments bien connus (pour l'Enigme de l'Atlantide, c'étaient bien sûr les OVNI), et il restait ainsi une petite possibilité d'y croire, même si le récit était improbable.
Il y a ensuite l'univers de François Schuiten, qui se présente d'une manière bien différente. Dans toute son œuvre, le fond narratif est totalement fantastique et dénué de vraisemblance, que ce soit dans les
Cités obscures, les
Terres Creuses, les
Métamorphoses ou même
la Douce. Jouant avec le lecteur grâce à son dessin faussement réaliste, Schuiten jongle malicieusement avec la réalité. Il déroute en animant par exemple la matière (comme dans "les Murailles de Samaris", la fameuse cité vivante) ou en déshumanisant le vivant (les hommes sont souvent des silhouettes impersonnelles dans les Cités obscures) et laisse à l'arrière-plan la dimension psychologique des personnages. Et lorsqu'il conclut ses histoires, c'est bien souvent en faisant un ultime pied de nez au réel, en supprimant toute possibilité de comprendre ses histoires (voir par exemple la conclusion actuelle de "l'Ombre d'un Homme"). Les récits de Schuiten ne sont donc pas rationnels, et son univers fantastique est très différent de la science-fiction.
J'affirme donc que Schuiten ne dessine pas des histoires de SF, mais décrivons tout de même "l'ébauche d'hypothèse scientifique" du
Dernier Pharaon, pour mieux en juger. D'abord, il faut croire que la Grande Pyramide de Gizeh serait un édifice destiné à contrôler certaines "forces telluriques" terrestres, en créant (je cite) "un maillage dont les croisements seraient les pyramides elles-mêmes". Ensuite, il y a le territoire sur lequel est construit la ville de Bruxelles, qui serait également un site bien particulier, en fait "un point de rencontre de tous les réseaux", et "un vortex si puissant qu'il faut absolument parvenir à contrôler son énergie". Ce départ est déjà assez fumeux, mais l'hypothèse est encore plus sophistiquée, puisqu'une civilisation inconnue (peut être les égyptiens eux-mêmes ?) se serait en plus rendue sur le plateau de Bruxelles pour y construire une pyramide inversée et souterraine, destinée à contrôler l'énergie du "vortex".
Qui va arriver à y croire ?
Et Mortimer va bien sûr découvrir avec stupeur cette pyramide intellectuellement improbable (car située sous le Palais de Justice) mais visuellement fascinante. Si l'on se met sérieusement à réfléchir, on ressent plutôt de l'irritation. Mais si on lit cette aventure d'une façon naïve et sans parti-pris, l'idée a quand même un certain charme.
La première constatation, c'est donc que le "socle" scientifique est très fantaisiste. Le fondement de cette histoire ne repose pas sur des éléments réels et on n'y retrouve pas le paradigme (si j'ose employer ce mot
) d'une aventure de Blake et Mortimer. Les puristes seront certainement déçu.
Le Dernier Pharaon appartient en conséquence à l'univers propre de Schuiten, et ce dernier l'a d'ailleurs confirmé implicitement dans certaines interviews. Le dessinateur a en effet longtemps refusé de dessiner la série de Jacobs, jusqu'au jour où il a découvert que ce dernier avait un projet d'histoire qui concernait le Palais de Justice de Bruxelles. Comme ce bâtiment était déjà mis en vedette dans son œuvre personnelle, Schuiten se retrouvait en terrain connu et il pouvait "bricoler" à sa manière une nouvelle aventure de Mortimer. Le récit actuel entretient ainsi une petite connivence naturelle avec les Cités obscures, mais il ne fait pas partie de la série car cette histoire ne se déroule pas dans un monde parallèle. Il y a certes toutes ces images qui remémorent au lecteur diverses scènes des Cités obscures (tel le débordement de la Senne qui envahit les rues de Bruxelles), mais elle me font plutôt penser à des citations ironiques, ou alors à de simples résurgences d'inspiration chez un dessinateur à la carrière déjà assez longue.
C'est tout de même une aventure de Blake et Mortimer que l'on est en train de lire, mais elle est incorporée dans l'univers propre de Schuiten et les règles de la série en sont modifiées. Et pendant la première partie de l'histoire, les phénomènes fantastiques (ou tout simplement inexplicables), les rêves cauchemardesques ou les scènes nocturnes se succèdent sans que des explications concrètes ne soient apportées. On ne voit pas bien où les auteurs veulent en venir, jusqu'à ce que Mortimer parte pour Bruxelles, avec l'espoir de comprendre ce qui se passe.
La seconde partie du livre n'arrive pas vraiment à satisfaire cet espoir (les explications sont nébuleuses et l'orage magnétique qui recouvre la terre m'est apparu bien douteux), mais l'exploration de la ville en ruine par Mortimer, puis son départ dans les sous-sols du Palais de Justice, nous ramènent d'une façon presque magique vers l'essence même de la série. Jacobs avait en effet une certaine prédilection pour les scènes de souterrain et la difficile progression de Mortimer dans les tunnels du Palais crée une tension qui nous est bien familière. La mythologie "jacobsienne" rejoint alors avec bonheur les fantasmes de François Schuiten et le récit se termine finalement d'une manière presque classique. Cette aventure un peu onirique aura même permis à Mortimer de sortir d'un long cauchemar.
Parvenu à ce point de la discussion, il faut impérativement parler des couleurs très singulières de cet album. Cette question avait beaucoup d'importance pour François Schuiten qui a confié la colorisation de ses planches à Laurent Durieux, un affichiste qu'il admire beaucoup. Ce dernier a choisi pour cette histoire "crépusculaire" des teintes plutôt froides, voir même un peu décadentes (c'est le terme qui me vient à l'esprit), car sa palette utilise avant tout un vieux rose légèrement violacé et un vert tout doucement olivâtre, aussi bien de jour que de nuit. Quand on se souvient des belles couleurs franches, presque "solaires", que Jacobs employait dans le
Mystère de la Grande Pyramide, on ne peut qu'être frappé par le changement de cap. Avec ces teintes languissantes, la moindre scène (comme par exemple ci-dessous un banal retour de Mortimer dans son appartement) acquiert une ambiance inquiétante et morose, même si le résultat visuel est très beau.
Il y a donc dans cet album un grand jeu de l'auteur, avec le scénario tout d'abord (qui déçoit tout de même un peu), avec la ville de Bruxelles ensuite (ce qui était peut-être l'enjeu principal pour le dessinateur), avec les images (qui s'identifient furieusement à une autre série) et enfin avec les couleurs (peut être simplement pour créer quelque chose de différent, qui sait ?). Mais cela est-il la seule justification de ces trois années de travail qu'a demandé de
Dernier Pharaon ?
Je me hasarderai à lancer maintenant une autre idée, qui m'est passée par la tête, en me rappelant que Schuiten a tout récemment annoncé qu'il quittait le monde de la bande dessinée. La dernière grande œuvre d'un auteur est souvent une sorte de testament artistique, dans laquelle le dessinateur d'amuse à surprendre ses lecteurs. Souvenons-nous par exemple des
Bijoux de la Castafiore et de ses jeux avec les faux-semblants. Et si Schuiten nous avait refait le coup de l'histoire distanciée et parodique, qui commente ironiquement toute son œuvre, et qui soit aussi une sorte de bilan de toute une vie. J'y ai tout spécialement pensé en relisant la fin de l'album, à la fois rose et toute optimiste.
Faut-il rappeler que François Schuiten vit maintenant à Paris, qu'il travaille un peu moins qu'auparavant, qu'il a envie de prendre son temps et qu'il semble très heureux ainsi, et qu'il y a semble t-il une nouvelle femme dans sa vie !
J'ai ainsi perçu ce livre comme une mise à distance ironique, et surtout comme une sorte d'adieu conscient au monde de la BD. Cet adieu n'est pas triste ou nostalgique, et il m'apparait au contraire plutôt enjoué et curieux. Et tout comme Mortimer qui rejoint une jeune femme à Bruxelles pour prendre un nouveau départ, et qui voit la vie en rose, Schuiten nous quitte maintenant pour faire autre chose, toujours du dessin mais … autrement, et il semble très heureux comme cela.
Plutôt qu'une aventure supplémentaire de Blake et Mortimer,
Le Dernier Pharaon me parait surtout être le testament heureux de François Schuiten !
Mais qui va accepter une telle idée ?