La deuxième page :
Jey : JM en parle dans "Avec Alix", il me semble. Mais j'ai pas le bouquin sous les yeux
Christophe : Dans toutes ses interviews, il précise qu'il le trouve raté et qu'il aurait du faire autrement. Difficile de le contredire. Bien entendu, cet album à un charme désuet et délicieusement jacobsien...
Est-il réellement nécessaire de se justifier sur ce sujet ? Si certains n'arrivent pas à déceler une différence de qualité entre L'Ile Maudite et le Dieu Sauvage... Que dire ?
Guido Cavalcanti : Je crois que l'interrogation de notre ami portait surtout sur les origines d'un jugement qui pouvait paraître lapidaire, sur le site. Voir cette simple formule "un album raté" pouvait paraître étrange. Il est vrai qu'il n'y a pas de notule pour développer ce point.
Graphiquement, l'album est au point, le style de J. Martin proche de celui de "La Grande Menace". Ce graphisme est remarquable, et pas a jeter aux horties.
Il suit le paradigme du Journal Tintin d'alors, et même jusque dans le scénario.
Nous sommes certainement loin des aspirations personnelles de J. Martin pour ce troisième album. On comprend qu'il puisse le désavouer, d'une certaine manière.
Mais, pour ma part, je me garderai bien de parler de différence de qualité. Peut-être parlerai-je d'un scénario étonnant et peu martinien - mais la série est à peine naissante, et il n'y a pas encore, à l'époque, de style Martin dans le scénario, dans les dialogues... Les thèmes sont étonnants... au regard de sa production future.
"L'île maudite" et "Le dieu sauvage" sont deux albums très différents graphiquement, issus de deux périodes très différentes. Dans la deuxième, Martin est installé, c'est un novateur, il a développé son style et le possède. Son système est en place. Pour son troisième album, il se cherche encore, sous la contrainte du Journal Tintin et des conditions graphiques données par ses dirigeants.
Treblig : Effectivement, Guido, tu as parfaitement mis en perspective ces deux temps de la création graphique de M.MARTIN.
On comprend tout naturellement que, du point de vue de cet auteur, il ait une nette préférence pour la deuxième période où il arrive à la pleine maturité de son trait et où il a pu enfin s'affranchir des codes imposés par le journal Tintin.
Mais, du point de vue du lecteur, rien n'impose de considérer l'Ile Maudite comme un album raté car on peut tout à fait admirer les deux styles et considérer le scénario du troisième album d'Alix comme passionnant
Raymond : J'ignorais, moi aussi, que Jacques Martin considérait cette histoire comme râtée.
Ce jugement semble un peu excessif, car l'album est assez proche dans le fonds du Sphinx d'Or, dont il reprend la même trame générale. L'intrigue est palpitante, et les coups de théâtre se succèdent à toute vitesse. Je me souviens d'avoir été "scotché" par cette histoire lors de ma première lecture. Le final apocalyptique m'avait beaucoup impressionné. Arbacès y est en pleine forme.
D'un autre côté, la psychologie des personnages est assez sommaire. Il y a les bons et les méchants, et tous ne pensent qu'à combattre. On est très loin de l'ampleur et de la finesse du Tombeau Etrusque, ou du Dieu Sauvage. De plus, le décor antique n'est pas très fouillé, et on peut rêver de ce qu'il ferait aujourd'hui avec cette histoire qui commence à Carthage.
Dans le fonds, cet album représente simplement la "première manière" de Jacques Martin. Ce style a son charme propre, et c'est vrai qu'on est très proche de la Grande Menace. J'imagine mal que l'on puisse le redessiner. Il faudrait revoir aussi le découpage de l'histoire (pour vraiment l'améliorer), avec le risque de perdre son rythme dynamique et son charme un peu rétro. L'expérience nous montre que les reprises (que ce soit en BD ou en cinéma) sont rarement des réussites.
Christophe : Comme son créateur, je pense que cet album est un ratage, il est graphiquement et "scénaristiquement" immature. Il se perd dans des méandres pseudo-scientifiques à la sauce antique. On est loin de la rigueur historique et romanesque qui caractérisera l'œuvre de Jacques Martin quelques années plus tard. Il a été - en partie- la cause de la mise en vielle d'Alix pendant 3 ans. C'est une œuvre de jeunesse. Je ne pense pas non plus qu'il faille mettre au même niveau tous les albums d'Alix. Il y a des chefs d'œuvre, des bons et des moins bons. Ca n'a rien de politiquement incorrect de le penser.
Le reste n'est que jugement de valeurs et les goûts et les couleurs ne se discutent pas. Bien sûr.
Un point sur lequel, je discuterai bien volontiers, c'est "la contrainte du Journal Tintin et des conditions graphiques données par ses dirigeants" pour reprendre notre ami Guido. Quel ligne graphique commune trouve t-on entre Cuvelier, Le Rallic, Laudy, Martin, Hergé, Weinberg, Rochelle ou Jacobs en 1948-1952 ? Aucune, il suffit de consulter un recueil Tintin de ces années-là pour se rendre à l'évidence : il n'y en a pas.
Treblig : Christophe, entre M.MARTIN et JACOBS, il ya assurément une "ligne graphique commune" qu'il me paraît difficile de rejeter, ne serait-ce que parce que l'auteur d'Alix en a lui-même parlé notamment pour les premières histoires de son héros.
Ainsi peut-on lire dans "Avec Alix" page 104 "Les mêmes défauts se retrouvent dans L'ile maudite , accentués par l'obligation où j'étais de me rapprocher tant bien que mal du "style Jacobs" ".
Avec Hergé aussi, sinon pourquoi l'auteur de Tintin lui aurait-il confié de redessiner La Vallée des cobras de son autre série Jo, Zette et Jocko ?
Et la fameuse planche "bidon" de Tintin co-réalisé avec Bob de Moor, n'est-elle pas non plus la preuve d'un graphisme commun ?
Raymond : J'ai lu une fois (je ne sais plus où) que Hergé avait effectivement imposé certaines exigences aux autres dessinateurs du journal Tintin pendant les années 50, afin d'avoir une unité de syle. Ces exigences concernaient d'abord le nombres de bandes (4) et d'images par pages, mais il y avait aussi des contraintes pour le dessin (mes souvenirs à ce sujet sont moins précis).
Il me semble par ailleurs qu'au début des années 50, les dessins de Jacobs, Craenhals, Reding, Graton, Funcken … et même Jacques Martin sont tous manifestement calqués sur le même modèle, même si chaque dessinateur a ses propres caractérisques,
Christophe : Tréblig : Entre Jacobs et Martin, il y a un effectivement un lien graphique. Chose que je n'ai jamais contestée.
Mais entre les autres auteurs comme Cuvelier, Le Rallic, Laudy, etc..., il n'y en a absolument aucun. Je t'invite à consulter n'importe quel jpurnal Tintin de cette époque. Qu'il y ait des connexions graphiques entre certains auteurs, c'est incontestable. De là à dire qu'il y ait une ligne graphique unique imposée par le journal, c'est aller vite en besogne.
Christophe : Craenhals, Reding, Graton n'ont jamais dessiné dans le style "Ligne claire" comme Jacobs ou Martin. En voilà de bien mauvais exemples. Citer Willy Vandersteen et Bob de Moor aurait été plus judicieux.
Pierre : Je m'en vais de ce pas relire l'île maudite dont j'avais gardé un bon souvenir.
Ceci dit, il n'était pas dans mes préférés mais de là à le trouver raté, il y a un pas que je franchirais pas. Je ne suis pas assez qualifié sur les critères qui font dire ce genre de choses à JM et à d'autres.
Je comprends qu'avec le recul, un auteur peut estimer qu'il ferait autrement si c'était à refaire...
Treblig : Mon cher Christophe, on peut avoir une manière différente de dessiner et demeurer malgré tout d'une lisibilité parfaite et ne pas pour autant être si éloignée de la "ligne claire".
En ce qui concerne LE RALLIC, compte tenu que cet auteur était l'ainé d'HERGE de 6 ans (1891 contre 1907), et, eu égard aux nombreuses illustrations qu'il avait déjà produites avant son entrée au journal TINTIN, il aurait été difficile pour le "Père" de la "Ligne Claire" de lui imposer un style particulier.Néanmoins, il a quand même fait appel à lui parce qu'il avait besoin d'avoir quand même quelques "pointures" pour remplir les pages de son magazine.
CRAENHALS a voulu effectivement se démarquer de ce type de graphisme, mais, dixit KRIS DE SAEGER dans son petit livre de 1991, intitulé "Dossier Craenhals", "son réalisme à l'américaine constitue un apport de sang neuf dans le journal Tintin en 1951"
REDING et GRATON sont encore des cas à part sur lesquels on pourrait disserter par ailleurs avec des graphismes moins élaborés sans doute, mais plus adaptés à la description du milieu sportif dont leurs personnages étaient issus.
Et Paul CUVELIER ? Il faut se souvenir que sa grande passion était avant tout la peinture (Jacques LAUDY également) et que c'est par dépit de ne pas avoir suffisamment été reconnu par ses pairs et pour gagner sa vie qu'il s'est tourné vers la bande dessinée.
Ce n'est pas pour autant que ces auteurs n'ont pas laissé une forte impression dans l'esprit de leurs lecteurs.
D'ailleurs, les exigences de la ligne claire se sont peu à peu diluées au sein du journal, à partir du moment où il a fallu faire appel à des auteurs non issus du premier cercle hergéen (mais, MM.MARTIN, JACOBS, LELOUP et d'autres plus tard, sans renier cette collaboration, ont ressenti eux-mêmes le besoin d'adapter ce style à leurs propres tempéraments)
Pour conclure, Christophe, toi qui touches de si près le monde passionnant de la BD, il serait très intéréssant que tu nous dises très précisément comment tu caractérises exactement le graphisme de chacun des auteurs que tu as cités ?
Christophe : Pour résumer, je pense effectivement qu'il y a eu un noyau dur au sein du journal Tintin qui pourrait s'aparenter à celui de la "ligne claire". Il est bien évident que certains auteurs comme Hergé, Jacobs, Bob de Moor, Martin ou Vandersteen en sont les meilleurs exemples. Il y a eu des connexions et des influences mutuelles entre eux. Ce serait difficile de le nier.
Mais d'autres nombreux dessinateurs avec une démarche esthétique très personnelle et très différente de ce noyau ont pu aussi s'exprimer librement au sein de cet hebdomadaire.
Pour revenir à Cuvelier, Le Rallic ou Graton, il serait difficile de les relier à ce mouvement tant leur style diffère. Je ne crois pas qu'il y ait eu une ligne graphique imposée par la rédaction de ce journal. Une ligne éditoriale très certainement, mais il y a eu beaucoup d'électrons libres. Pour appuyer mes propos, je dirai même que de nombreux auteurs "Made in Spirou" sont passés chez Tintin (Franquin, Paape, Berck, Greg, Attanasio, Macherot...) sans modifier quoi que ce soit dans leur façon de dessiner.
Raymond : Christophe a écrit: Craenhals, Reding, Graton n'ont jamais dessiné dans le style "Ligne claire" comme Jacobs ou Martin. En voilà de bien mauvais exemples. Citer Willy Vandersteen et Bob de Moor aurait été plus judicieux.
En fait, je ne désignais pas du tout le style "ligne claire", et c'est à dessein que je n'ai pas cité Bob de Moor. Je pensais plutôt à un certain style de dessin réaliste que l'on retrouve dans les récits complets du journal Tintin, et dont le modèle n'est pas Hergé, mais plutôt Jacobs. Ces dessinateurs (Weinberg, Reding, Funcken et les autres), qui étaient souvent au début de leur carrière, ont dû accepter certaines contraintes dont ils ne se sont progressivement libérés que dans les années 60.