La poésie de Frank Pé

Raymond a écrit:Sinon, la grande nouveauté de Frank Pé pendant cet automne, c'est bien sûr son étonnante aventure de Spirou "hors-série", qui s'intitule la Lumière de Bornéo.



Cela faisait longtemps que l'on guettait un album de sa part, et on attendait avec curiosité sa propre interprétation du personnage de Spirou. La surprise est à la hauteur des attentes.  

Le choix du thème n'est au fond pas trop surprenant. Frank Pé a toujours été un amoureux de la nature et des animaux (c'était d'ailleurs le sujet d'origine de sa série Broussaille). Il n'est donc pas étonnant qu'il se soit intéressé au personnage de Monsieur Noël, le dresseur d'animaux un peu grincheux, qui était une des vedettes de "Bravo les Brothers". Monsieur Noël est maintenant plus âgé et s'est bien transformé. Il garde cependant son mauvais caractère et vit dans un cirque, où il crée des numéros spectaculaires avec des animaux dressés.



Petite remarque en passant : cette suite à l'un des albums préférés de Franquin permet à l'auteur d'utiliser certaines références, et de reprendre certains gags.



Mais l'intrigue est plus complexe qu'une banale histoire d'animaux. Frank Pé imagine d'abord un singe qui peint des tableaux admirables (et fort recherchés), mais aussi une adolescente un peu acariâtre qui accompagne les héros, une invasion de champignons noirs qui détruit la nature, un conflit de Spirou et Fantasio (redevenus journalistes) avec leur employeur (qui veut étouffer la vérité), et un affrontement de M. Noël avec le directeur du cirque, dont il ne partage pas les ambitions pécuniaires. Il faut souvent revenir en arrière pendant la première lecture de l'album, pour suivre cette histoire qui multiplie les allusions écologiques et politiques.

Mieux encore, le style graphique de Frank Pé a beaucoup évolué, dans un sens baroque et dynamique. L'auteur multiplie en effet dans ses dessins les cadrages audacieux, les vues obliques et les perspectives exagérées (voir même un peu déformées).



Parfois, la succession de cadrages inclinés crée un certain vertige. On peut se demander quelles sont les intentions de Frank Pé, qui abandonne sa mise en page paisible pour imposer un tel dynamisme visuel.



Tout est en fait dramatisé, même les séquences les plus banales. Certaines images font penser au cinéma expressionniste, comme par exemple cette case presque intermédiaire, montrant une conversation de Spirou avec l'irascible adolescente. La grande ombre qui souligne la silhouette de Spirou évoque celles du fameux "Cabinet du Dr Caligari".



Il y a certainement beaucoup d'intentions dans cet album : raconter une aventure de Spirou dans un genre  fantastique, rendre hommage aux animaux persécutés par l'homme, décrire la lutte incessante entre la pureté humaine et la corruption de l'argent (et du pouvoir), évoquer les nouveaux dangers écologiques que notre civilisation crée malgré elle ... et j'en passe. Il y a aussi, bien sûr, le plaisir de jouer avec un archétype (Spirou) et d'en détourner le caractère enfantin vers un personnage plus adulte. C'est ainsi que l'on découvre un Spirou plus mûr, capable par exemple de flirter avec les femmes.



C'est donc une BD très riche, qui réserve de nombreuses surprises, et dont je ne suis pas sûr d'avoir compris toutes les intentions. Frank Pé vise haut, et son album mérite certainement d'être relu. Je n'oserai pas trop parler de chef d'oeuvre, mais c'est en tout cas un livre original, un peu anticonformiste et plein d'ambitions, sur lequel il y a certainement beaucoup à débattre.

Mais quelqu'un d'entre vous l'a t-il lu ?