Je viens de lire

Clocki est une BD scénarisée et dessinée par Mathias Martinez.



Dans les années 50, Clocky, un étrange bonhomme ayant la forme d'une montre géante, séduit les téléspectateurs, petits et grands. Et face à ce succès, l'entreprise produisant l'émission décide de construire un parc d'attraction autour du personnage.
Mais Clocky commet des excès ce qui oblige la direction des lieux à lui adjoindre un petit éléphant, Patoum, qui incarne la sagesse. Sauf que la relation entre les deux héros se dégradent et que le nouveau venu va sombrer dans un oubli sordide...
Puis, le parc connaît une campagne de sabotage et les policiers finissent par identifier la coupable, une ancienne employée modèle qui se tue en essayant de fuir...
Un autre sketch met en scène un admirateur du parc dont les photographies gênent les visiteurs au point que les lieux lui sont interdits et qu'i se lance dans la construction d'un autre parc qui finira par s'effondrer entraînant la ruine de son promoteur...
Les histoires cruelles s’enchaînent avec notamment la visite désenchantée d'une petite "fan", Suzon, qui perd ses illusions et son rêve face à la réalité de lieux vieillots....
Enfin, l'arrivée du numérique sonne le glas des lieux et Clocky finira dans un EPAD !

Le scénario évoque à demi-mot la saga de Mickey mais Clockyland n'aura pas le succès de Disneyland et le fin du parc résonne tristement. De toute façon, Martinez dénonce un bonheur factice cachant une industrie froide dont le seul et unique but réside dans la rentabilité des investissements.
Le rapprochement avec les films Disney se retrouve dans le dessin de Clocky qui rappelle les nombreuses horloges peuplant des films d'animation connus comme Alice aux Pays des Merveilles ou La belle et la bête.

La BD se veut aussi nostalgique d'une certaine époque, et ce caractère transpire dans le style graphique qui fleure bons les comics strips des années 20. On pense à Bicot, ou aux films des studios Fleischer (https://fr.wikipedia.org/wiki/Fleischer_Studios). Le dessin affiche et revendique un côté suranné. L'emplacement des textes, la rareté des phylactères et les polices de caractères anciennes contribuent à cette plongée dans le temps. Le trait prend parfois des directions quasi psychédélique où les formes des objets et des personnages se tordent ou se dressent dans une fantaisie un peu folle, dignes des tous premiers dessin animés..
La douceur des couleurs rouge et bleu, leur omniprésence aussi, et l'absence de dégradés contribuent fortement à la qualité de la reconstitution d'une esthétique ancienne.





Au final, la tentative artistique affiche une belle cohérence. Par contre, je n'ai pas apprécié le côté sombre et moralisateur de l'ouvrage.

EEE

Eléanore

Merci pour cette belle lecture, eleanore.

Tes commentaires confirment mon impression initiale. C'est un album qui sort de l'ordinaire et je ne vais pas le rater.

Salutations d'Italie

Blood of the virgin est un roman graphique (304 pages) de Sammy Harkham. Les critiques du magazine dBD l'ayant élu meilleur ouvrage du mois d'avril, et n'écoutant que mon courage, je me suis lancée dans l'aventure de sa lecture !



Seymour, un jeune juif américain et père depuis peu, travaille à Hollywood, dans les studios Revery. Son rêve de réaliser un film se concrétise lorsque son patron accepte de produire son projet de film d'horreur. Mais le tournage ne se passe pas vraiment comme notre héros l'imaginait. Écartelé entre les exigences de sa direction et l'ego des acteurs, il va vite déchanter. La leçon est d'autant plus amère que le couple de notre metteur en scène traverse concomitamment une crise majeure...

L'auteur nous emmène dans l'envers des décors du cinéma. Il nous montre une vie âpre, très loin du rêve qu'imaginent les spectateurs. Le roman traite aussi du sujet de la paternité. Clairement, Seymour n'arrive pas à mener de front sa vie familiale et sa vie professionnelle. Enfin, même si cela semble quelque peu artificiel, le scénario traite de la Shoah et de la communauté juive. L'intrigue apparait donc ambitieuse, un peu trop à mon goût car pas assez ciblée. De plus, l'accumulation des péripéties dramatiques et des situations incongrues finit par lasser. Et quand on rajoute la lente mort du couple de Seymour à ce cocktail nous arrivons à une BD triste et bien sinistre.

Je n'ai pas trouvé de planches de la version française de la BD sur InterNet et vous propose des pages de la version américaine. De toute façon, la traduction étant mauvaise, vous ne perdrez rien au change !



Le graphisme fait penser à celui de Riad Sattouf. Et je confie ne pas aimer ce style où le trait se simplifie à l'extrême pour se rapprocher de la caricature. Les cadrages manquent cruellement d'intelligence et la succession des gaufriers lasse.
L'usage du noir et blanc domine dans l'ouvrage même si l'auteur a cru bon de rajouter un chapitre en couleur. Or qui dit noir et blanc, dit exigence de style accrue ce qui n'est malheureusement pas le cas ici.

Au final, Bood of the virgin ne me réconcilie pas avec la BD indépendant américaine, voire même me conforte dans ma passion de la BD franco-belge.

E

Eléanore

Figure toi que j'ai lu Blood of the Virgin pendant mes vacances ! C'est en effet un album que j'avais emmené avec moi pendant mes vacances en Italie.  

Je ne connaissais pas jusqu'ici Sammy Harkham, qui est bien sûr un "auteur indépendant". Une rapide recherche sur le WEB m'a appris que ce dessinateur n'est pas du tout un néophyte et qu'il a avait déjà publié un autre album en France (intitulé Culbute, lui aussi chez Cornélius). Son nouveau roman graphique est initialement paru en chapitres séparés dans un comic book peu connu, et ce détail du "making of" donne au récit une structure un peu Fragmentée. Il y a en effet des chapitres (notamment celui qui est en couleur et qui se passe 50 ans avant le récit principal) qui font de gros écarts par rapport à la trame principale. L'ensemble reste toutefois bien cohérent et il est centré autour d'un scénariste qui veut faire carrière dans le cinéma. Ce scénariste est subitement promu au rang de réalisateur pendant le tournage d'un film d'horreur à bon marché, et il va alors découvrir les pièges du système hollywoodien (forte limitation du temps et des moyens, toute puissance des producteurs, caprice des acteurs etc.) qui guettent et qui peuvent détruire  tous les cinéastes passionnés par leur métier. Il y a probablement dans ce récit une certaine part de vécu et il serait intéressant de pouvoir lire une interview de Sammy Harkham à ce sujet.

Le récit accorde aussi une importante place à l'épouse du réalisateur, qui n'est plus du tout amoureuse de son mari et qui rêve d'autre chose. L'auteur veut bien sûr nous démontrer que le système hollywoodien se moque de tous les idéaux, qu'il broie les individus et qu'il détruit les couples. Le héros du récit découvre progressivement cette sombre réalité et la BD nous laisse entendre qu'il va tout de même peu à peu se résigner et faire de cette manière une triste carrière de cinéaste. La BD se termine toutefois de manière ambigüe car les dernières pages nous montrent le jeune cinéaste qui retrouve son épouse, comme s'il y avait un espoir que leur couple fonctionne encore.

C'est bien sûr une BD très pessimiste mais j'ai tout de même bien apprécié son ambition et son ampleur. Je considère cette œuvre au ton personnel comme un beau roman balzacien, dont les personnages sont à la fois réalistes et bien sentis, et qui nous offre une impitoyable description du monde du cinéma. Elle est bien racontée et pas du tout ennuyeuse à lire, et délivre au lecteur un message intelligent. Le dessin de cet album est par ailleurs simple et efficace et il m'a favorablement impressionné. Son style se rapproche beaucoup de celui qui est utilisé par d'autres américains indépendants comme Seth ou Daniel Clowes, qui sont eux aussi de "grands pessimistes".    Mais j'aime au fond qu'un récit dramatique soit accompagné d'images sobres.

Au total, je ne crie pas au chef d'œuvre mais j'aime beaucoup Blood of the Virgin. Ce sera donc un EEE.  

Merci pour l'échange

Je ne partage pas tout à fait votre vision de l'avenir du couple de Seymour. L'infidélité commencée avec Joy ne pourra que se répéter. Et on comprend bien que l'épouse du héros n'arrivera jamais à se faire accepter dans la communauté ashkénaze.
Et il me semble que l'auteur établit un parallèle entre la vie familiale du réalisateur et sa vie professionnelle : une chute lente dans la désillusion. La différence étant que notre héros est un "méchant" dans la première et un "bon" dans la seconde. Cette dichotomie m'a d'ailleurs gênée à la lecture car elle nuit à la crédibilité du personnage.
Je partage par contre votre vision d'Ida, l'héroïne. Harkham avec finesse et réalisme, avec intelligence et brutalité, avec pudeur et crudité, dépeint une personnalité attachante. Une très belle construction qui me semble plus regarder du côté de Flaubert que du côté de Balzac !

Sur l'aspect narratif, la succession des saynètes réelles ou fantasmées crée un kaléidoscope fragile et manquant de force. Il en résulte une invraissemblance permanente. Par exemple, on se demande bien le pourquoi du comment des accidents routiers provoqués par les délires de Seymour.

Je vous en tout cas que nous essayons de lire les ouvrages distingués par le dBD. Cela permettra d'autres beaux échanges. Et pour le mois de mai, je parie que la rédaction regardera du côté du musée d'Orsay ! Après, je suis une mauvaise pronostiqueuse

Eléanore

Oui, je lis en effet attentivement les critiques du dBD pour y rechercher les nouveautés qui valent la peine d'être découvertes. Mais j'ai parfois l'impression de me noyer. 

Et puis, il faut bien reconnaître qu'assez souvent, je reste dans ma zone de confort en lisant les nouveautés des auteurs que je connais déjà.    C'est ainsi que samedi prochain, je vais certainement acheter le nouveau livre de Jacques Ferrandez, ainsi que la fin de "China Li".

Comme vous l'avez dit plusieurs fois, la production de BD est foisonnante. Comment choisir dans cette masse énorme de nouveautés ? Les séries apportent cela de rassurant qu'elles correspondent grosso modo à notre goût. Les revues et les critiques ouvrent sur d'autres perspectives. Après toute aventure comporte un certain risque. Et du coup, on peut être déçu. Après, me concernant, la déception offre le mérite de ne pas augmenter le nombre de livres dans les placards. La limite est de 650 BD et l'arrivée d'une petite nouvelle se mérite

Eléanore

Pour ma part. j'ai débordé toutes les limites en ce qui concerne le nombre d'albums, de revues, d'hebdomadaires classiques de BD et de monographies. Mais je commence à m'en préoccuper car mon épouse ne veut plus une seule nouvelle bibliothèque dans la maison.

Mais revenons à Sammy Harkham dont j'ai trouvé une petite interview dans Madame Figaro. L'auteur raconte qu'il s'est un peu inspiré de la relation qui existait entre ses parents. J'ignore cependant si son père était cinéaste.

https://madame.lefigaro.fr/celebrites/culture/sammy-harkham-la-bd-etablit-un-lien-entre-l-esprit-de-l-auteur-sa-main-et-le-regard-du-lecteur-20230317

Il y a aussi un très longue interview de Du9 mais elle date de 2015 et elle parle donc surtout du travail d'éditeur de Sammy Harkham sur la revue Kramers Ergot.

https://www.du9.org/entretien/sammy-harkham/

Si j'allonge ma recherche d'interview à la langue anglaise, il y a aussi cet intéressant entretien dans le New Yorker.

https://www.newyorker.com/culture/culture-desk/sammy-harkhams-blood-of-the-virgin

Il a également été interviewé par El Païs.

https://english.elpais.com/culture/2023-05-15/sammy-harkham-beloved-cartoonist-publishes-blood-of-the-virgin.html

Merci  

Les entretiens dévoilent quelques informations intéressantes : le parallèle entre l'industrie de la bande dessinée américaine et celle du cinéma, les quatorze années nécessaires à la réalisation du projet, l'absence de scénario, le côté autobiographique, etc.
Un beau complément à la lecture

Eléanore

Shamizen est un conte en BD écrit par Tiago Minamisawa et dessiné par Guilherme Petreca.



L'intrigue se déroule durant le XXème siècle et au Japon. Elle raconte la vie d'Haru, une musicienne aveugle et itinérante. La jeune femme joue merveilleusement bien du shamisen, une sorte de luth. La beauté de sa musique et la profondeur de ses chansons touchent les âmes. D'ailleurs, son art séduit un kappa, un démon, qui la récompense en lui offrant le pouvoir de discuter avec les dieux. La musicienne va ainsi rencontrer et échanger avec plusieurs divinités de la mythologie japonaise, y compris la Mort. Et telle Orphée, elle les charme toutes, à l'exception de l'Esprit du vent et de la neige qu'elle vainc dans un étrange duel entre la chaleur et le froid.  

Ce conte s'inspire de la vie réelle de Haru Kobayashi (1900-2005) dont le documentaire suivant présente la vie :

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Et nous pouvons entendre jouer et chanter l'artiste dans cette autre vidéo, 3 minutes après le début du reportage :

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Au-delà de cet aspect culturel, l'ouvrage questionne sur la vie, sur son sens et sur les relations interpersonnelles. Il traite aussi de la vie des artistes, de leur motivation et de l'écoute du public.

La BD est surtout un hymne à la beauté. Beauté du chant bien évidemment mais aussi beauté des images. Les estampes japonaises et plus particulièrement celles de Hiroshige ont fortement inspiré le dessinateur. Ainsi, le pont sous lequel se cache le kappa ressemble beaucoup à celui d'Ōhashi (100 vues d'Edo).







Signalons aussi le beau travail des éditions Ankama sur l'objet livre. Il bénéficie d'un dos toilé et intègre un dossier très complet sur Haru Kobayashi, les musiciens itinérants japonais et le panthéon nippon.

Enfin, je souhaite signaler que les deux auteurs sont brésiliens ce qui témoigne de la force de la culture japonaise et de sa mondialisation. Vous aurez tous remarqué que cette chronique a été rangée dans le fil "Je viens de lire" et pas dans "Le rayon du manga". En effet, de par la narration et les codes graphiques employés, l’œuvre ne me semble pas appartenir à cette école. Au final, j'ai apprécié ce roman initiatique, cette ode au folklore japonais, où la qualité poétique et philosophique des textes rivalise avec de merveilleuses planches appelant à la contemplation.

Entre EEE et EEEE

France Musique a aussi aimé la BD : https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/maxxi-classique/haru-kobayashi-et-l-art-du-shamisen-6818897. Zoo de même : https://zoolemag.com/album-bd/303620-shamisen.

Eléanore

Les auteurs de Shamisen sont brésiliens ? je ne m'en serais pas douté. Je vais donc déplacer mon message dans le sujet idoine, puisqu'il existe un sujet sur les BD brésiliennes.

Sinon, j'ai compris que c'est aussi un must. Il y en a beaucoup en ce moment. Je vais voir si je trouve le temps (et la place).

J'ai lu à mon tour Clocki, cette belle BD de Mathias Martinez qui a fort bien été commentée par eleanore. Je ferai donc court !  



Par son style et par son sujet, ce livre semble être un hommage à l'univers de Walt Disney. Pour ce qui concerne le style, il y a bien sûr le dessin rond et séducteur des personnages, ainsi que la coloration en bichromie qui évoque les vieilles publications Hachette. Et pour ce qui est du sujet, il y a bien sûr cette évocation attendrie (mais l'est-elle vraiment ?) de ces grands parcs de jeux du genre Disneyland qui ont fait rêver plusieurs générations d'enfants du XXème siècle. Pour ma part, j'en ai en tout cas rêvé.



La BD propose sinon cinq ou six petites nouvelles dont la tonalité pessimiste montre bien la face sombre de ces parcs de jeux : âpreté de la volonté de gain, culte de la rentabilité, moralisme hypocrite, et mépris industriel des individus. Cette tonalité sévère des récits crée un séduisant contrepoint par rapport à l'apparence enfantine des images et Clocki (la BD) oscille habilement entre le rêve et le réalisme. Et finalement, c'est je pense un véritable hommage à cet univers disneyen très commercial qui a durablement imprégné notre imagination d'enfant, l'auteur évitant toutefois avec habileté d'être mièvre ou naïf en nous rappelant les réalités cachées de ce monde factice. Le ton de l'œuvre devient ainsi assez triste, mais on y retrouve tout de même une certaine tendresse et beaucoup d'humanité. La conclusion est à cet égard une vraie réussite.

C'est donc une des belles BD de ce printemps, tout simplement, et on n'est pas loin du chef d'oeuvre.

EEE  (voir même EEEE)

Ne lâche pas ma main est l'adaptation en bande dessinée par Fred Duval et Didier Cassegrain du roman éponyme de Michel Bussi.



La famille Bellion prend ses vacances dans l'ile de la Réunion. Martial, le mari, Liane, son épouse, et Sofa, leur fille, se repose au bord d'une piscine. Liane monte dans leur chambre mais ne revient pas. Martial inquiet se met à sa recherche. Il trouve la chambre en désordre et maculée de taches de sang. Il requière alors l'assistance de la gendarmerie. La capitaine Aja et son atypique adjoint Christos mène l'enquête. Les premières découvertes ainsi qu'un nouveau meurtre mettent en cause Martial qui décide de prendre la fuite avec sa fille....

N'ayant pas lu le livre de Bussi, mon avis ne portera que sur l'histoire et pas sur la qualité de l'adaptation.

Fondamentalement, l'ouvrage prend la forme d'une formidable chasse à l'homme, à la façon du film Le Fugitif (https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Fugitif_(film,_1993)). Chacun des quatre actes de la BD donne lieu à un rebondissement majeur, le tout baignant dans avec un suspens fort qui règne en maître d'un bout à l'autre du livre. Les vignettes s'enchainent telles des coups de feu, sèches, claquantes et lapidaires. Cette technique distille une tonalité haletante qui agrippe le lecteur dès les premières pages et ne le lâche plus. Le contraste entre les paysages paradisiaques de l'île et une affaire glauque contribue à tendre encore plus la narration. A ce sujet, on peut d'ailleurs noter le recours à plusieurs points de vue. Nous accompagnons chacun des principaux personnages dans leurs pérégrinations et des bribes de leur vie nous sont progressivement révélées. Et bien évidemment, personne n'est ce qu'il parait être jusqu'à la conclusion finale qui va nous révéler les tenants et aboutissants de cette course poursuite échevelée.

Justement, parlons maintenant des héros qui me semblent le point fort de l'ouvrage.
Je souhaite d'abord décerner une mention spéciale à Aja et Christos, lointains successeurs de Starsky et Hutch (https://fr.wikipedia.org/wiki/Starsky_et_Hutch) tant dans leurs comportements que dans leurs agissements. L'adjoint de la capitaine campe un nouvel Alexandre le bienheureux, investi dans sa mission mais pas trop et surtout jouisseur de l'instant présent. Page après page, nous découvrons un être complexe, intelligent, à l'écoute des autres, compassionnel, tendre et chaleureux. Sa supérieure hiérarchique donne un tout autre registre. Sèche, nerveuse, elle mène l'enquête sur un train d'enfer, tout en veillant jalousement sur son territoire et en évitant donc d'être dessaisie face à une complexité qui la dépasse. Toujours en retard d'un temps sur son "gibier", elle ne ménage pourtant pas ses efforts. Dans un tout autre plan, Aja revendique son appartenance à l'île et son métissage. Elle incarne donc une certaine intégration des locaux dans la "haute" société.
Sofa représente aussi une belle réussite. Bussi et/ou Duval la suivent de près au point que le lecteur acquière l'impression de regarder le monde à travers les yeux de la petite fille et de pouvoir entendre ses pensées. L'héroïne de six ans en acquière une forte épaisseur, que vient consolider sa finesse et sa débrouillardise.
Je terminerai ce panorama par Martial. Avec un art consommé et une rouerie démoniaque, Bussi et Duval créent un personnage ambigu dont nous nous demandons tous qui il est vraiment : meurtrier ou victime d'une incroyable machination sachant que la vérité se glisse entre les deux…

La Réunion nous réserve de splendides cartes postales mais pas que. Le décor bouillonne de frustrations et derrière les quelques mots de créoles qui visent à assoir la crédibilité des lieux, l'histoire s'attarde sur les drames d'une population vivotant en marge des touristes. L'alcoolisme et la pauvreté font clairement le lit de la violence.



Cassegrain a choisi le pastel. Les couleurs douces restituent mal l'ambiance tropicale que j'eus vu plus sensuelle, plus prenante et plus luxuriante. D'un autre côté, le contraste avec la noirceur du scénario contribue à tendre le récit. Le choix n'est donc possiblement pas si mauvais. Des corps et des visages à peine caricaturaux ainsi qu'un trait sec et nerveux restituent à merveille les caractères et destinées des protagonistes. Et je crois que nous pouvons saluer le remarquable travail fait sur les yeux. Toujours signifiants et infiniment variés, ils nous plongent dans l'âme des acteurs.

Au final, j'ai apprécié cette BD où comme à son habitude, Bussi joue à tromper son lecteur. Je reste néanmoins réservé sur le dessin EEE

Merci beaucoup, Patrice !

Tu confirmes l'intérêt de cet album. Je ne le manquerai donc pas.

Je ne lis que des BD traditionnelles en ce moment et j'avais donc envie de changer un peu cela ! Et comme eleanore a tout récemment dit du bien de Shamisen (voir un peu plus haut sur cette page), le choix s'est fait sans la moindre hésitation. Il fallait que j'explore moi-même cette œuvre étrange ! 



Cette BD rend avant tout hommage à l'art du shamisen, un instrument musical qui était souvent joué par des musiciens ambulants et aveugles. Il semble que cette tradition ait presque disparu à la fin du 20ème siècle mais les auteurs la font revivre en nous racontant la vie difficile d'une jeune musicienne nommée Haru, vivant au siècle dernier. Ce personnage est fictif mais il s'inspire beaucoup de la vie d'une musicienne vivant au XXe siècle, qui se nommait Haru Kobayashi.



Ce livre n'est donc pas une histoire réelle. Par ailleurs, il n'y a pas vraiment d'intrigue. Le récit avance paresseusement et il contient surtout un hommage visuel et poétique à un art musical japonais qui est presque oublié. Au fond, l'essentiel du livre se consacre au spectacle musical lui-même, qui est figuré d'une manière visuelle, parfois avec les paroles de vieux chants japonais, et parfois de façon muette. C'est un album qu'il faut plutôt regarder avec un œil de poète.



L'album raconte aussi la vie difficile de cette chanteuse ambulante. Chaque hiver, elle se retrouve seule en pleine nature, dans la neige, et elle doit alors affronter la faim et le froid. Des génies l'entourent cependant et ce monde surnaturel joue un grand rôle. Le récit verse souvent dans le fantastique et il ne faut pas être trop demander de réalisme.



C'est donc un drôle de livre, qui n'est pas un biopic ni une BD historique. Le récit est plutôt construit comme un poème, voir même comme une chanson, avec une situation qui se répète (Haru est en train de chanter) à la manière d'un refrain. Et cette construction musicale du récit est certainement la constatation la plus originale de cet album.

Est-ce un chef d'œuvre ? Peut-être pas, car j'ai eu pendant un moment l'impression que le récit manquait de consistance, mais c'est en tout cas le genre de BD dont on se souvient avec plaisir.

EEE

Carole, ce que nous laissons derrière nous est un roman graphique (autographique?) de Clément FABRE.



Clément et son frère partent à Istanbul dans le but d'y retrouver la tombe de Carole, leur tante, décédée quelques jours à peine après sa naissance.

Qui trop embrasse mal étreint ! Or l’ouvrage brasse une multitude de thèmes : le génocide arménien, l’autoritarisme du président Erdogan, l'intégration versus l’identité, les secrets de familles, la psychanalyse, etc. Du coup, le lecteur se perd dans les thèmes. De plus, l'auteur a choisi de développer parallèlement deux narrations, une en France où les grands parents des héros racontent leurs jeunesses, et une en Turquie où nous participons du voyage. Et les "renvois de balle" entre les deux fils complexifient la lecture. Fondamentalement, la BD manque de liant et la recherche de la tombe de Carole tourne au voyage initiatique mal fagoté, voire donne dans la théorie du complot. En effet, les grands parents n'auraient-ils pas menti pour cacher une toute autre histoire que celle du décès prématuré d'un bébé ?





Le graphisme, un peu trop simple, ne rend malheureusement pas hommage à Istanbul. Ainsi, les merveilles de cette ville, à cheval entre l'Asie et l'Europe, porteuse d'une histoire remontant à l'Empire Romain, et fondamentalement multiculturelle, apparaissent ici bien fades. Dans un autre registre, les visages manquent cruellement d'expressivité.
On peut malgré tout saluer les couleurs douces qui se marient bien avec la tonalité de l'intrigue.

Au final, l'auteur s'est égaré en chemin à force de trop vouloir bien faire. Écrire, c'est choisir un chemin parmi une multitude de pistes.

EE

Eléanore

Intéressante critique ! Merci beaucoup eleanore !

J'étais pour ma part très tenté par ce récit de voyage mais ce que tu écris donne à réfléchir.

Il est urgent d'attendre. Peut-être que je le trouverai à la bibliothèque de Lausanne.

eleanore-clo a écrit:Un pied au paradis est une adaptation en BD du roman de Ron Rash, scénarisée et dessinée par Michele Foletti.



Dans un petit village de l'Amérique Profonde, un héros de guerre est assassiné. La BD raconte plusieurs visions du drame : celle du shériff, celles du coupable et de son épouse, celle de la mère du défunt et enfin celle de son fils.

Disons le tout de suite, je n'ai pas apprécié cet ouvrage. Certes, l'idée de Rash est originale et l'alternance de visions nous démontre bien la relativité des points de vie. Et la mise en scène de cette communauté rurale, sombre à souhait, devrait satisfaire les amateurs de roman noir. La tonalité m'a d'ailleurs rappelé le récent Serena du couple Pandolfo - Risbjerg. Les héros cachent leurs souffrances et leurs secrets derrière une apparence honorable. Et le tout a pour décor la future noyade de la contrée par un barrage hydroélectrique en construction. Néanmoins, je confie ne pas apprécier cette emphase sur la douleur et sur l’âpreté de la vie. Et si la fin est morale, on ne peut que déplorer son âpreté. Trop, c'est trop. Et puis, quel verbiage. Foletti semble avoir eu du mal à faire émerger la quintessence du roman et à en sélectionner les moments marquants, à en extraire l'essence. Dès lors, nous sommes noyés par les longs monologues des héros. Après, je le répète, cela n'engage que moi. Un autre regard est possible si on s'investit et que l'on se plonge dans cet univers en miniature.

Les dessins manquent de force et de dynamisme, peut être à l'image de cette communauté écrasée par une chape de plomb de secrets.



Au final, ce sera donc EE. Mais je suis persuadée qu'un autre lecteur, une autre lectrice pourrait apprécier ce tour de force scénaristique et la qualité de la reconstitution de la communauté.

Eléanore

J'ai trouvé il y a 1 semaine cet album à la bibliothèque de Lausanne et ... j'ai eu envie de le lire, même si eleanore n'était pas très enthousiaste.  

Et j'ai beaucoup apprécié ce polar, qui est passionnant d'un bout à l'autre. Ce que j'ai le plus apprécié, en fait, c'est le scénario. Bien sûr, cette BD est l'adaptation d'un roman et il faut d'abord en créditer l'écrivain (Ron Rash) qui est l'auteur du récit. J'imagine que c'est lui qui a eu cette idée de présenter l'histoire à travers le regard des protagonistes successifs du roman et ce choix est vraiment habile. L'intrigue commence ainsi d'une façon banale, avec le regard du policier qui recherche le coupable, puis cela s'approfondit avec les réflexions de la femme qui connait le coupable, et cela se poursuit avec les pensées du coupable lui-même, puis avec les réactions du fils du coupable et il y a ainsi une géniale progression narrative ! On pouvait penser au départ que le roman était un classique "whodunit" mais très vite le narrateur nous plonge dans des sujets bien plus passionnants, à savoir pourquoi il y a eu un meurtre, et surtout quelles vont être les conséquences logiques psychologiques et concrètes de cet acte. Une mécanique impitoyable s'enclenche à la suite de cette mort, et la tension du récit est permanente, sans recourir à des artifices. il faut aussi préciser que ce n'est pas un thriller, mais plutôt un récit très humain et plein d'intelligence, Au fond, je crois que c'est un petit chef d'œuvre !

Bien sûr, le plus grand mérite revient probablement au romancier, mais Michele Foletti a très bien retrouvé l'essentiel de ce roman dans sa BD, en créant avec justesse une ambiance rurale et pleine d'humanité. Il n'y a pas vraiment de méchant dans ce récit, mais plutôt une suite inéluctable de drames qu'aucun protagoniste ne peut empêcher. Le dessin légèrement approximatif et imparfait de Foletti convient à merveille à ce polar rustique et le découpage du récit est sinon parfait.

Si Foletti avait été l'auteur du scénario, ce serait un EEEE sans hésitation. Mais voilà, ce n'est qu'une adaptation et j'en resterai finalement à un EEE  

Avec L'été des charognes,  Sylvain Bordesoules adapte en BD le roman éponyme de Simon Johannin.



L'ouvrage chronique la vie d'adolescents dans un petit village.

Disons le tout de suite, je n'ai pas mais alors vraiment pas apprécié ce roman graphique. L'intrigue et les dialogues se complaisent dans la vulgarité et dans une exposition outrancière du sordide. Certes, on peut toujours se dire qu'il se dégage une certaine poésie des ordures mais je ne partage pas ce point de vue. La saleté, l'alcool, le vomi, les déjections, la puanteur et, dans un autre registre, la violence, le racisme, la mort et le sang peuplent les pages sans qu'aucune lumière de beauté voire même de "noble" tristesse ne vienne éclairer des personnages frustres, oserais je dire bestiaux. Certes l'auteur a voulu mettre en scène des destinées d'habitude invisibles, très éloignées des canons habituels. Certes, il a probablement aussi voulu démontrer que le désespoir n'est pas l'apanage des cités en banlieue. Mais quelle noirceur, quel nihilisme. La beauté est ici niée, piétinée et salie. Beurk.




Heureusement, le graphisme démontre de solides qualités : cadrages, silhouettes, expressivité, etc. Et l'usage des couleurs directes adoucit la narration, et aide le lecteur à ne pas poser le livre. Mais cela ne peut suffire pour sauver une œuvre.

E

Notons malgré tout que dBD magazine a élu cet ouvrage "meilleure BD du mois". Peut être suis-je passée à côté du projet ?

Eléanore

Eh oui, il n'est pas facile de détecter les futurs chefs d'œuvre que la BD actuelle est (inévitablement ?) en train de publier. Mais où se trouvent-ils, ces bons livres ? Comment faire pour trier le bon grain de l'ivraie. On ne peut en tout cas pas toujours faire confiance aux critiques,

J'avais sinon été surpris (comme toi je pense) de cette position de N°1 (dans le "Tableau des Etoiles") que nous proposait le dBD 174, et je ne me suis donc pas précipité. La critique du dBD 173 n'avait par ailleurs pas été dithyrambique. Si je relis maintenant le billet de Ronan Lancelot, j'y trouve en exergue le titre "No Future", et la description précise d'une histoire misérabiliste qui ne donne pas vraiment envie de lire cet ouvrage. Peut-on avoir envie de s'intéresser au sort d'un gamin qui tue un chien à coup de caillasses, simplement par ennui ? En tout cas pas moi !

Par contre, les images que tu montres dans ton message sont plutôt belles. Peut-être que cet aspect esthétique tempère un peu la répulsion que provoque spontanément le scénario ?

Je retiens donc le message ! Mais peut-être me permettrai-je tout de même, une fois dans le futur, d'emprunter cet album à la bibliothèque.  

Tango est certes une série de Xavier et Matz, c'est aussi un roman graphique écrit par Antonio Pronostico et dessiné par Fulvio Risuleo. L'ouvrage a été élu BD RTL de l'été par les libraires du jury.



Myriam et Lele s'aiment mais ne peuvent s'empêcher de se disputer. Le livre, à l'exception d'un étrange intermède sur lequel je reviendrai lors que j'analyserai l'œuvre, nous raconte leur vie quotidienne et leur incroyable capacité à se déchirer puis à se réconcilier…

L'ouvrage compte trois actes. Le premier se veut une BD interactive. L'auteur pose une question au lecteur et celui-ci est invité à se rendre à telle page ou telle page suivant sa réponse   Une carte positionnée au milieu du livre décrit l'ensemble des chemins possibles, qui étrangement, finissent tous par mener à la même conclusion, que la chienne des deux héros aient des chiots, que Lele trompe Miriam  ou qu'une météorite se soit abattue sur la ville   . Faut-il y voir un jeu ou une métaphore très janséniste sur la vie prédestinée ? J'y vois personnellement une gaminerie. Côté graphisme, le dessinateur utilise un pâle lavis pour cette première partie et des personnages très stylisés cheminent dans un décor minimaliste.




La couleur fait son apparition dans le deuxième acte qui se veut un documentaire sur la vie des lions. Mais oui, vous avez bien lu ! La construction d'un parallèle entre les amours félins et humains, et plus globalement entre leurs vies, se teinte d'une touche d'humour absurde puisque la deuxième partie se termine sur le lion allant chez le coiffeur
 



Le troisième acte voit Miriam et Lele acheter un appartement. Le graphisme de cette partie se répète page après page, un plan d'architecte du quatre pièces, avec nos deux héros qui se disputent en changeant de pièce à chaque planche  

Comme vous le voyez, la BD relève de l'art et de l'essai et vise Angoulême plus que le grand (le moyen euh, le tout petit) public. Le scénario ne raconte pas vraiment une histoire mais s'attarde sur les aléas de la vie quotidienne et surtout sur ses malheurs. Un message peu réjouissant donc. Le thème récurrent de la dispute et de la réconciliation envahit l'histoire et l'écrase de sa présence. Le titre, Tango, y trouve son origine puisque les personnages se rapprochent et s'éloignent en permanence. J'ai fort peu goûter les rabibochages sur l'oreiller qui, eux aussi, dominent les débats. Un ouvrage physique donc mais sans aucune sensualité.

Je n'ai guère apprécié cette fable ubuesque. Le bilan CO² pour produire l'ouvrage et le diffuser est clairement mauvais  

E

Eléanore

Voilà un choix qui ne va pas renforcer ta confiance envers les sélections du jury RTL !

J'apprécie particulièrement les sélections des libraires du réseau Canal BD (prix éponyme), des libraires Leclerc (prix Landerneau) et des FNAC (prix FNAC France Inter)

Eléanore

Parfois, je fais des découvertes grâce à la bibliothèque municipale de Lausanne. J'y emprunte souvent les albums de façon non sélective, par simple curiosité, et puis je tombe de temps en temps sur des petites perles. Et c'est comme ça que j'ai lu Le monde de Pickto, une BD tout à fait inhabituelle de Michel Alzeal.



C'est une charmante BD humoristique qui détourne à sa manière l'histoire de la Belle au Bois dormant. Le scénario prend assez vite des chemins de traverse et le récit s'attarde d'une façon très ironique sur les péripéties (et la concurrence) qu'affronte le Prince Charmant avant de parvenir au château. C'est assez drôle mais ce qui distingue tout particulièrement cette BD, c'est la manière très singulière de l'auteur de remplacer le texte par des pictogrammes. Il n'y a en effet pas une ligne de texte dans cette BD et tout est raconté avec des signes figuratifs !



Cela donne une expérience de lecture assez curieuse, car on ne comprend pas forcément tous les signes. On comprend certes assez vite la trame générale, mais il faut ensuite relire une deuxième fois la page pour mieux saisir les détails. Il en résulte un plaisir de lecture un peu différent, et surtout une façon très élégante de faire de l'humour.



Les gags naissent bien sûr des actions stupides des personnages, mais parfois aussi des pictogrammes eux-mêmes. C'est ainsi que l'humour de la séquence ci-dessous est à la fois parodique et explicite. C'est rigolo de toute façon, mais je trouve que c'est encore plus drôle avec des pictogrammes.



Et c'est ainsi que sans être fondamentalement originale sur le plan du récit, cette parodie ne ressemble finalement à aucune autre BD, C'est une superbe réussite et une des belles surprises de cet été !

Je recommande donc l'album qui mérite au moins un EEE !