Avant de parler de Goscinny, une note sur Charlier : celui-ci était apparemment brouillon et en tout cas il improvisait beaucoup, mais quand même, il retombait toujours sur ses pieds... C'est ce qui compte, et c'est peut-être ça qui est le plus remarquable dans son travail, dénotant une forme de génie, ou au moins une performance intellectuelle. Surtout quand on sait qu'il menait de front 8 à 10 séries en parallèle, selon les périodes de sa vie, des séries qui avaient assez souvent des thèmes différents : moyen-âge, marine à voiles, far-west, scoutisme, aviation contemporaine - et encore, parmi ses séries d'aviation, il lui fallait inventer des histoires différentes et finir chacune en beauté sans se mélanger les pinceaux, alors qu'il écrivait au jour le jour, envoyant une ou deux pages de scénario à chacun de ses dessinateurs... On connaît cette anecdote d'Albert Uderzo : un jour, il a reçu un bout de scénario de Tanguy, avec le héros qui, dans les textes, s'appelait Buck Danny...
Charlier faisait aussi preuve d'une imagination inépuisable et d'une large culture dans de nombreux domaines dont ses scénarios, ses histoires, profitaient. On sent chez lui la profusion, l'abondance, l'expansion et un sacré souffle. Chez Goscinny, qui était cultivé aussi, on sent que cette culture était, disons, plus contenue, plus discrète, et en tout cas dirigée tout entière vers le gag et le jeu de mots.
Chez Goscinny et chez Charlier (et chez la plupart des auteurs...), les histoires se finissent toujours bien, mais leurs façons d'y arriver étaient différentes. Chez Charlier, il y a davantage de suspense ; on est pris en haleine, jusqu'au bout ; c'est de la grande aventure à base d'actions trépidantes ; chez Goscinny, le but est surtout de faire rire (ou au moins sourire). Quelle formule est la meilleure, quel scénariste est le meilleur ? Pour être captivé par des aventures haletantes, c'est la formule de Charlier ; pour bien rire, c'est celle de Goscinny. Chacun ses qualités et, si j'ose dire, ses défauts...
En outre, chez Goscinny, ça se finit invariablement avec un cow-boy qui s'éloigne sur fond de soleil couchant ou avec un banquet à base de sangliers dans un village gaulois ; est-ce rigolo ou non ? Doit-on prendre ça comme un clin d'oeil, un "gimmick" comme on dit ? Personnellement, ça m'a amusé un temps, moins maintenant. Cela ne m'empêche pas de considérer que Goscinny est en effet un très grand scénariste, plus "carré" ou en tout cas plus sec, plus concis, que Charlier puisqu'on parle de lui, mais à mon avis le genre de BD qu'ils réalisaient chacun de leur côté ne peut pas vraiment se comparer ; je me demande même si les deux genres (celui de Charlier, à la façon de Charlier, et celui de Goscinny, traité par lui) ne s'opposent pas par certains aspects.
Un point commun aussi entre les deux, mais on a dû déjà le dire : leur goût pour la littérature et pour les mots. Mais la finalité est différente (dans leurs BD respectives, je précise ; mettons de côté Le Petit Nicolas). Je me souviendrai toujours avoir découvert dans une BD très peu connue de Charlier, Chevalier Thierry (publiée uniquement dans les pages de Spirou il y a plus d'un demi-siècle), un mot incroyable pour lequel il m'avait fallu consulter mon dictionnaire : circonvallation. Je chercherais longtemps un tel mot dans n'importe quelle BD publiée ces 10 ou 20 dernières années. Quant aux jeux de mots de Goscinny, ils dénotent le même goût... au point que parfois, il vaut mieux être adulte ou suffisamment cultivé pour en comprendre tout le sel (les fameux niveaux de lecture d'Astérix, selon qu'on est jeune ou moins jeune). Mais une différence entre les deux scénaristes, au niveau des textes et dialogues : autant Goscinny était concis, voire sec (pas un mot de trop) (un album remarquable à ce niveau est par exemple Le 20e de Cavalerie, de la série Lucky Luke), autant Charlier (et des auteurs comme Jacques Martin ou EP Jacobs) faisaient des phrases amples, riches, épaisses, mais aussi, parfois, longues, redondantes ou excessives. Mais ça vient aussi d'un trait de caractère ou de la personnalité profonde de chacun, pas seulement du professionnalisme acquis par l'un ou l'autre à force de peaufiner sa technique de la narration BD. Puisque je viens de citer Lucky Luke, une note qui n'est sans doute qu'un rappel : on sait que Morris, le dessinateur, n'appréciait pas les jeux de mots et les sabrait des dialogues écrits par Goscinny, lequel disait que ça le frustrait et que pour se rattraper, il avait créé Iznogoud où, là, il se défoulait...
Cela dit, je ne connais pas assez la vie et l'oeuvre de Goscinny pour pouvoir parler de lui et de sa façon de travailler. J'ai créé ce sujet juste pour rendre hommage à son humour et à ses BD. Ce que je sais, d'après des interviewes ou des articles, c'est qu'il écrivait ses scénarios en rédigeant un synopsis pré-découpé page par page ; le contenu d'une planche était résumé en quelques lignes, voire en quelques mots (donc, la totalité d'une histoire était prévue, de la planche 1 à la planche 44 - en général, c'est 44 chez Goscinny). Et une fois ce travail préparatoire effectué, la tâche de Goscinny était de rédiger le détail de chaque planche ; or, il me semble avoir deviné que souvent, il remplissait chaque planche en trouvant des gags, des jeux de mots, des situations comiques ; ce n'est pas une critique de ma part, au contraire, mais je dirais - à ce que j'ai compris, je répète ; je peux me tromper - que sa façon de dérouler une scène, c'est en fait une sorte de remplissage par des gags et des jeux de mots, pour lui permettre d'aller à la planche suivante prévue dans son synopsis. Une fois à cette planche suivante, dont il n'avait encore une fois qu'un résumé en quelques lignes de ce qui s'y passe (mais, comme toujours, prévu dans le synopsis dont je parlais plus haut), là, rebelote, il lui fallait trouver des gags et des jeux de mots. C'est quasiment certain que Goscinny avait déjà en tête, préalablement, certains jeux de mots et certaines situations comiques dans telle et telle planche, mais je suis prêt à parier que, pour d'autres planches, il devait compter sur sa capacité d'improvisation et son sens du gag et du jeu de mots pour "boucher le trou" au coup par coup.
Il devait donc aller d'une planche à l'autre en suivant son synopsis qui était préparé au cordeau, tel un "chemin de fer" comme on dit dans l'édition. Le "chemin de fer", dans le journalisme ou l'édition, c'est la disposition de la pagination d'un futur journal ou d'un futur livre, de la première à la dernière pages, avec dans chacune un court résumé de ce qu'on y trouvera, histoire de ne pas s'égarer et de bien savoir où on va ; en général, ça se présente sous la forme d'un grand tableau synoptique qu'on accroche au mur et que chaque membre d'une rédaction peut regarder ; vu de loin, ça ressemble à des rails de chemin de fer avec leurs traverses - doù ce surnom devenu très courant de "chemin de fer" ; mais attention, je parle d'un temps ancien, d'avant les mises en page sur écran d'ordinateur, une époque que j'ai d'ailleurs connue et vécue, ayant bossé pour des hebdos et des mensuels, qui, comme tous les autres, pratiquaient la même technique. Ainsi, appliquant certainement la même technique pour la réalisation de ses scénarios, Goscinny savait ce qu'il y avait dans chaque planche (en quelques mots, ça suffisait), de la 1 à la 44, et il ne lui était sans doute pas nécessaire de changer quelque chose ; c'était carré, bien calé, et bien "cadré".
C'est fort différent de Charlier qui, lui, avançait planche après planche sans plan détaillé, avec juste un fil conducteur qu'il changeait souvent en cours de route, en fonction de son inspiration ou s'il trouvait une meilleure idée, une autre piste que celle qu'il avait imaginée au départ. Au point que, démarrant une histoire, il ne savait pas qu'il la traînerait sur deux ou trois albums (ou plus), son imagination et les divers rebondissements trouvés à mesure qu'il avançait lui faisant "rallonger la sauce". Il lui arrivait quand même souvent de préparer un synopsis avec quelques péripéties, mais j'ai lu certains de ces brouillons, et quand on lit la BD finale, on s'aperçoit qu'il s'en est souvent éloigné... Ces "brouillons" lui servaient de "fil conducteur" comme je le disais quelques lignes plus haut.
Tiens, j'aurais pu raconter tout ça dans le dossier "Les secrets d'un bon scénario de BD"...