Les grands auteurs de bande dessinées savent naturellement mélanger l'humour et la poésie. C'est une constatation fréquente dans les albums de Franquin, de Macherot ou de Winsor McCay, et Frank King sait lui aussi réussir cette délicate alchimie avec une admirable légèreté. On en découvre un magnifique exemple dans cette planche dominicale, qui nous montre Walt et Skeezix partant à la recherche d'un arc-en-ciel.
Le spectacle d'un arc-en-ciel est un plaisir quasi enfantin et j'imagine que, tout comme moi, vous avez eu envie pendant votre jeunesse d'aller au moins une fois plus près de ce mystérieux phénomène lumineux, que ce soit pour mieux le voir ou pour mieux le comprendre. Mais bien sûr, dès que l'on décide de se rapprocher d'un arc-en-ciel, les règles de la physique optique (et de la géométrie) vont nécessairement entraîner sa disparition. C'est un phénomène que je n'ai compris que très tard, pendant mon adolescence en fait, et tout simplement à l'école.
Psychologiquement, Walt est resté un enfant rêveur et c'est donc très naturellement qu'il part en voiture vers "le pied" de l'arc-en-ciel. Je ne sais d'où lui vient cette idée qu'il pourrait trouver là un trésor (serait-ce une autre légende américaine), mais le fait est là : il se dirige naïvement vers un endroit qui n'existe pas. Et comme il a déjà fait jadis d'autres tentatives du même genre, il y va cette fois en voiture, et à toute vitesse !
Ce qui est admirable dans un arc-en-ciel, c'est qu'il se montre à la fois capable d'exister et de ne pas exister. Il y a d'abord l'évidence qu'il existe, bien sûr, puisque tout le monde peut le voir en même temps, mais à la longue, on finit aussi par se rendre compte qu'on ne pourra jamais le toucher, et qu'il n'a pas de véritable matérialité. Tout comme les mirages, l'arc-en-ciel n'existe que d'une façon visuelle, grâce à un phénomène de diffraction et de décomposition de la lumière. En fait, notre œil nous trompe et on ne peut pas comprendre ce phénomène par l'expérience ou par le toucher. Pour élucider le mystère, il faut faire appel à des connaissances scientifiques, ainsi qu'à un raisonnement géométrique.
Quelle admirable revanche de l'esprit de géométrie sur l'esprit de finesse, pourrait-on dire ! Car pour expliquer un arc-en-ciel, l'intelligence abstraite saisit en effet facilement ce que notre mélange de subjectivité et d'expériences acquises se révèle incapable de comprendre. Et en écrivant cela, j'ai aussitôt l'impression d'entendre ce que pourraient dire certains de mes amis qui ne manquent jamais une occasion de célébrer les beautés de la science. Et ma réponse ... c'est que la beauté peut se trouver un peu partout, y compris dans certains raisonnements scientifiques. Mais toutes ces considérations passent bien sûr largement à côté des préoccupations de Walt, qui essaie d'une façon touchante de résoudre cette redoutable énigme. Où se trouve donc le pied de l'arc-en-ciel ?
D'une façon élégante, Frank King conclut cette impossible recherche avec un magnifique gag. Il se dispense ainsi que toute obligation d'expliquer l'arc-en-ciel, et Walt en tire par ailleurs une conclusion toute personnelle. J'ai déjà entendu beaucoup de choses sur les arc-en-ciel, mais jamais qu'il y avait là "quelque chose de louche". Mais curieusement, Walt est à peine ridicule dans cette histoire, car tous les enfants réagissent ainsi, et Walt est au fond resté un grand enfant.
L'humour est ainsi une sorte de grâce qui permet à la BD de garder sa poésie.
Et Gasoline Alley est une des plus belles bandes dessinées du monde.