Raymond a écrit:Une bonne façon de prolonger l'esprit des oeuvres de J-M Charlier serait de faire des suites de "Buck Danny" ou de "Tanguy" avec des histoires qui se déroulent à l'époque de Charlier, donc pendant les années 50 ou les années 60. On pourrait ainsi retrouver de façon logique l'état d'esprit assez manichéen de ces aventures (les bons américains contre les méchants terroristes ou les méchants communistes).
Encore une fois, on ne parle pas de la même chose. Rester dans le droit fil de Charlier (s'il faut perpétuer ses séries bien sûr), c'est écrire des scénarios forts, avec le savoir-faire propre à Charlier, qui implique plusieurs caractéristiques notables :
- points de départ authentiques, historiquement ou techniquement, à partir desquels il élaborait des scénarios de fiction réalistes (et des scénarios d'autant plus plausibles qu'ils sont basés sur un fait authentique) ; le petit "plus" étant que le fait authentique ne se voit pas, car fondu dans l'ensemble du scénario et arrangé à la "sauce" Charlier (parfois, une anecdote est vraie, et Charlier l'indiquait dans une case par un astérisque et un renvoi précisant "Authentique" ; mais le ou les points de départ de son histoire, il se les gardait pour lui, ne serait-ce que parce qu'à partir de cette base, il extrapolait, imaginait, trouvait des rebondissements) ;
- sens du découpage (découpage toujours parfait d'une bulle à l'autre, d'une case à l'autre, d'une planche à l'autre, d'une scène à l'autre) ; le genre de "détail" qui passe complètement à l'as auprès des lecteurs car on ne s'en aperçoit pas, tellement c'est bien fait et tellement les scénarios "coulent" bien au niveau du découpage - je mets "détail" entre guillemets car pour moi ce n'est pas un détail : au contraire, c'est le principal point dans l'oeuvre de Charlier, et c'est en fait le principal point que je regarde quand je lis n'importe quelle BD ; car ce qui caractérise un scénario de BD par rapport à tout autre support (roman, film, téléfilm...), c'est son découpage case par case ; un autre "découpeur" exceptionnel est Hergé. Tout le secret de fabrication d'une BD est là, dans le sens inné et parfait du découpage de son scénariste ;
- suspense constant ;
- dialogues vifs et nerveux (malgré les apparences, et malgré certaines lourdeurs), en tout cas ayant de l'épaisseur, un vocabulaire juste, parfois recherché et/ou littéraire ;
- le souffle de l'Aventure exaltante qui emporte et fait rêver le lecteur (je n'en connais pas beaucoup capables de ça) ;
- des scénarios puissants et longs, dénotant une imagination apparemment inépuisable (des sagas se sont étalées sur plusieurs albums souvent, dans Barbe-Rouge ou Blueberry par exemple, même dans Buck Danny) ;
- des rebondissements nombreux, parfois extraordinaires (parfois même tirés par les cheveux, je le reconnais, mais là encore c'est la "patte" Charlier) ;
- des actions simultanées (deux, parfois trois), racontées en parallèle (combien de fois on a lu des pavés de texte commençant pas : "Or, pendant ce temps-là...") ;
- des plans machiavéliques et audacieux (qui réussissent parce que, dans la BD, ceux d'en face n'y penseraient pas).
- un humour particulier (on a dit "tarte à la crème", mais il n'y a pas eu que ça), en tout cas rare dans des BD d'aventures réalistes, avec certaines scènes d'anthologie que je trouve personnellement épatantes et audacieuses dans des séries "sérieuses".
- etc ; il y a d'autres caractéristiques, propres à Charlier, mais je ne vais pas tout énumérer.
C'est tout ça que j'appelle l'esprit Charlier, avec des caractéristiques que, je crois pouvoir le dire, je ne retrouve rassemblées dans aucune reprise qui a été faite d'une de ses séries après son décès.
Raymond a écrit:Maintenant, tout est plus compliqué ! On ne sait plus où sont les bons et où sont les méchants. Les pilotes américains sont souvent loin d'avoir le bon rôle, et je ne vois pas quel rôle crédible donner à Buck Danny aujourd'hui (d'autant plus qu'il a atteint l'âge de la retraite
).
Il ne faut pas confondre le pilote militaire (américain ou français ou ce que tu veux) qui mène et réussit sa mission, et dont aucun média ne parle parce que ça s'est bien passé (un peu comme les trains qui arrivent à l'heure dont aucun journal ne parle), et le pilote qui rate sa mission (et là, tout le monde lui tombe dessus parce qu'il y a eu en l'occurrence une bavure et des "dommages collatéraux" comme on dit, en Irak, en Afghanistan, au Pakistan ou ailleurs), parce que les conditions ne sont pas favorables et souvent indépendantes de la qualité du pilote. Personnellement, je scénarise une série d'aviation contemporaine (Missions Kimono), j'en suis à onze albums parus, le douzième est en cours de fabrication et je prépare le scénario du treizième, je peux te garantir que tout cela ne me pose aucun problème ; d'ailleurs, je les écris en collaboration avec des pilotes qui me disent comment se déroulent leurs missions ; dans la réalité, les missions ou manoeuvres ou opérations se déroulent bien aussi. En revanche, le contexte dans lequel ces pilotes agissent, dans la réalité, oui, peut créer des cas de conscience, mais le propre d'un scénario de BD est de poser des jalons et un postulat qui font qu'une mission est justifiée. Si une série d'aviation en BD comme Buck Danny doit être le reflet des indécisions, des complications, des attermoiements, de la faiblesse, de la duplicité, du manque de moyens ou de renseignements de la politique américaine (réelle), alors là, autre débat... Il ne faut plus faire une BD de divertissement et de fiction, mais il faut plutôt écrire un livre critique, publier un Livre blanc, se lancer dans la politique d'opposition ou que sais-je. En outre, si un héros, prétendument invincible et fort, rate gravement une mission, il risque fort de ne plus rester dans son escadrille et c'en est fini de son boulot de pilote de chasse, et c'en est donc fini de la série BD... Il faut savoir ce qu'on veut ; un dicton dit : "Pour voyager loin, il faut ménager sa monture" ; pareil : si on veut raconter de longues et nombreuses aventures d'un héros de BD, il faut ménager ce héros et ne pas le détruire ou lui faire faire une grosse connerie qui le disqualifie au premier album...
Quant à l'âge de Buck Danny (ou de tout autre héros créé il y a longtemps), on en a déjà parlé sur ce forum, et j'ai déjà dit que personnellement, ça ne me choque pas. Et ça ne devrait d'ailleurs choquer personne ! Quand un lecteur découvre un album de Buck Danny, que ce soit le numéro 5, le numéro 19 ou le numéro 42 de la série, ce lecteur voit un pilote d'un âge plausible par rapport à la situation en cours. N'importe quelle histoire de Buck Danny (ou de Michel Vaillant, Ric Hochet, Alix, Lefranc, qui tu veux) peut se lire à n'importe quel moment, le lecteur qui la découvre pour la première fois voit un héros d'un certain âge. Et de découvrir une série en commençant par le tome 2 ou le tome 34, ça ne gêne en rien, l'âge ne choque en rien. Ce qui gêne, c'est quand toi, tu alignes les albums d'une longue série, tu fais la
juxtaposition de toutes ces aventures, et là tu te dis : "Y'a un problème, ça ne tient pas la route, le héros ne vieillit pas !" La différence entre toi et moi, c'est que moi, je fais
mentalement l'impasse sur cette juxtaposition, cette comparaison, car dans le cadre d'une série BD comme ça, cette juxtaposition et cette comparaison n'ont pas lieu d'être. Et c'est là que vous êtes malheureux, toi et ceux qui se tracassent pour le même problème... alors que moi, je suis très heureux de lire toutes ces séries BD, avec un héros intemporel !