Au sujet de Barbe-Rouge et de Patrice Pellerin (et de Jean-Michel Charlier), je vais vous raconter une belle histoire (enfin, "belle", pas tant que ça, vous verrez...) dont j'ai été partiellement un témoin direct.
Dans les années 1980, je fréquentais un peu Patrice Pellerin, qui n'habitait pas loin de chez moi dans la région parisienne. Nous suivions nos progrès respectifs au fil des années, depuis que le hasard avait provoqué une rencontre entre nous deux, lors d'un salon de BD où nous cherchions chacun de notre côté des occasions de publier ici ou là. C'est ainsi que petit à petit j'ai vu - de loin - prendre forme puis aboutir le projet de reprise de la série Barbe-Rouge par Pellerin, avec JM Charlier au scénario, après la mort, en juin 1980, de Joseph Gillain alias Jijé, dessinateur, comme l'on sait, de quelques précédents épisodes de cette fameuse série.
Parallèlement, je voyais aussi Daniel Chauvin, dessinateur qui avait été l'assistant du même Joseph Gillain sur la série Tanguy & Laverdure vers 1967/1970. Nous avions, Daniel et moi, quelques projets de BD d'aviation, mais là non plus ce n'était pas facile pour nous deux. Or, Daniel fréquentait toujours la famille Gillain et rendait visite assez régulièrement au même Joseph Gillain (jusqu'à son décès) puis à Laurent Gillain qui, lui, avait été l'assistant de son père sur la même série Barbe-Rouge ; le fils signait d'ailleurs ses dessins Lorg, contraction de Laurent Gillain (voir aussi mon site jmcharlier.com à la page de Barbe-Rouge : http://www.jmcharlier.com/barbe_rouge.php#9 , et voir la couverture de l'album L'Île des Vaisseaux perdus, cosignée Jijé/Lorg). Cela paraissait naturel que Laurent, à la fois fils et assistant, poursuive l'oeuvre de son père. C'est ce qui est arrivé : après le décès de Jijé, Laurent a continué, en 1980 et 1981, de recevoir, de la part de Charlier, le scénario de l'album en cours de fabrication, Les disparus du Faucon Noir.
Au courant de ces deux faits séparés, je m'interrogeais : mais comment se fait-il que Laurent Gillain dessine du Barbe-Rouge, et Patrice Pellerin aussi...? Je n'osais pas trop remuer la m..., et il m'arrivait de demander à Patrice Pellerin ce qu'il savait du rôle de Laurent Gillain. Et Patrice de balayer le problème d'un revers de la main : "Mais Laurent ne dessine rien, Charlier me l’a dit... Je suis seul à dessiner Barbe-Rouge". Comme Patrice dessinait un épisode avec des trafiquants esclavagistes - je le savais pour voir de temps en temps les planches -, j’osai une remarque : mais la suite des Disparus du Faucon Noir, qui va la faire ? Un peu plus tard, Patrice avait interrogé Charlier ; celui-ci lui avait répondu que Laurent était plus passionné de musique (il jouait dans un orchestre rock, je crois) et avait abandonné la BD...
Sauf que dans le même temps, j’interrogeais et mettais au courant Daniel Chauvin, qui rapportait les faits à Laurent Gillain. Et les deux, Laurent et Daniel, de m‘assurer que je me trompais, qu’il n’y avait aucun Patrice Pellerin à dessiner du Barbe-Rouge, et que Laurent, lui, continuait ! J’avais beau insister (légèrement, car n’étant pas dans le secret des Dieux, je devinais que Charlier devait magouiller et je n’osais pas trop m’immiscer dans ces affaires-là), rien ne changeait dans l’attitude des deux dessinateurs en titre. Jusqu’au jour où…
Dans un numéro de Spirou d’un mois de janvier (de 1982 je pense), voilà-t-y pas que je découvre un petit article en bas de page, annonçant que le prochain dessinateur de Barbe-Rouge sera… Patrice Pellerin. Fort de cette information, j’envoie une photocopie à Daniel Chauvin, avec une mention du genre : "Et ça, c’est quoi ? J’ai rêvé ? " Daniel, stupéfait, transmet aussitôt à Laurent Gillain, et c’est ainsi qu’enfin, la vérité éclate (côté Gillain). Dans le même temps, j’alerte Patrice Pellerin pour l’avertir que je sais de source-plus-que-sûre que Laurent Gillain continue de dessiner du Barbe-Rouge, et qu’il faut percer l’abcès. Assez vite, Patrice prend la décision de téléphoner à Laurent pour s’expliquer avec lui. La discussion se passe très bien, d'après Patrice, et chacun enfin se rend compte de la réalité des choses.
Comme JM Charlier avait l’habitude – c’était connu dans le milieu - de recevoir de temps en temps ses dessinateurs et collaborateurs dans un café des Champs-Elysées, pour discuter des projets en cours, pour viser les dernières planches faites par chacun, remettre un peu de scénario à l’un ou à l’autre, Patrice propose à Laurent de venir à ce café ensemble à la prochaine réunion. Mis devant le fait accompli et devant les deux dessinateurs ensemble, Charlier, évidemment pas averti, devra bien s’expliquer…
Patrice m’a raconté par la suite que lui et Laurent, quand même un peu énervés par la situation, ont déboulé dans le café, se sont présentés devant Charlier qui était assis, et qui – lui qui était réputé avoir un esprit très vif – est resté coi, interloqué, regardant l'un puis l'autre… ! Mais il est quand même assez vite retombé sur ses pieds, en vasouillant un peu paraît-il, et en expliquant que… pour produire un nombre suffisant d’albums par an et pour satisfaire l’éditeur (Novedi), on avait décidé de faire travailler deux dessinateurs sur Barbe-Rouge, sur deux séries parallèles (une série principale, dessinée donc par Laurent, et un spin-off si on peut dire, dessinée par Patrice). Simplement, Charlier avait juste "oublié" de prévenir les deux dessinateurs en question…
L’affaire s’arrange donc. Sauf que, quand l’album suivant de Barbe-Rouge sort, plusieurs mois plus tard – c’est Les Disparus du Faucon noir, en octobre 1982 - , je l’achète et qu’est-ce que je découvre ? Que le dessinateur n’est pas du tout Lorg, mais un certain... Christian Gaty !! Je retombe des nues ! Sans le dire à personne, Charlier travaillait en fait avec un troisième dessinateur, et envoyait en double le même scénario, à Laurent Gillain ET à ce Christian Gaty (Gaty lui-même n’était au courant de rien ! Vous savez ce que c’est : chaque dessinateur de BD travaille dans son coin, enfermé dans son studio et dans son monde… J'y ai pensé après coup : heureusement pour Charlier que Gaty n'était pas présent dans le café des Champs-Elysées, le jour de la fameuse rencontre...).
L’explication de Charlier (que j’ai eue par Pellerin je crois – ceci remonte à un quart de siècle, je ne me souviens plus des détails…) pour justifier qu’il ne voulait pas publier Laurent Gillain est que ce dernier n’était pas au point et qu’il fallait lui faire recommencer des dessins (or, ça n’empêchait pas Charlier de continuer de lui envoyer du scénario en double…).
Et c’est là que prend toute sa saveur le texte que Charlier a publié en préface de l’album de Patrice Pellerin, sorti, lui, en juin 1983 (Trafiquants de bois d’ébène, donc), où il donne d’autres explications à l’embauche de Pellerin et à celle de Gaty dans la série Barbe-Rouge, et en occultant bien sûr le rôle de Laurent Gillain, mais où l'on comprend - à la lumière de ce que les initiés savaient à peu près et en lisant entre les lignes - que c’est Laurent qui avait abandonné la série en plein milieu du récit précédent…