Faut-il vous présenter ici David Mazzucchelli, qui était autrefois (dans les années 80) le dessinateur délicatement "mainstream" de Batman Year One (un petit chef d'oeuvre sur scénario de Frank Miller), avant de devenir le créateur austère et farouchement indépendant de Big Man ou de la Géométrie de l'Obsession, puis le graphiste scrupuleux qui adapte avec habileté Cité de Verre (un roman plus ou moins connu de Paul Auster). Ce créateur hors norme s'était retiré du monde de la BD depuis une quinzaine d'années et ses admirateurs se demandaient ce qu'il avait bien pu devenir. J'avais lu qu'il se consacrait à l'enseignement, mais en fait, il n'avait pas oublié le 9ème art. Il a au contraire longuement préparé sa nouvelle oeuvre qui devait être un coup de tonnerre. Ce livre est finalement sorti il y a un an aux Etats Unis, et voilà qu'il arrive maintenant chez nous. On en parle bien sûr un peu partout, en particulier dans le monde des blogs. C'est donc une BD que je ne pouvais pas manquer.
Asterios Polyp, c'est un récit intimiste et satyrique que j'aurais bien vu filmé par Woody Allen. Il raconte la rencontre d'un homme et d'une femme que tout sépare, que ce soient l'éducation, les croyances, le tempérament ou le caratère. "Lui" est intellectuel, analytique, égoiste, dominateur, raisonneur et peu émotif. "Elle" est charnelle, sensible, timide, intuitive et sensible. On pourrait dire que chacun des deux incarne une forme différente de l'intelligence, celle que l'on attribue ainsi au cerveau gauche (l'analyse, le langage, le calcul) ou alors au cerveau droit (la musique, la communication, l'esthétique). La grande trouvaille de Mazzucchelli, c'est d'avoir choisi d'illustrer leurs différences d'une manière graphique.
Mais qui est donc Asterios Polyp ? C'est le nom d'un architecte qui est devenu professeur dans l'état de New York. Il n'a jamais construit le moindre bâtiment mais il a gagné des concours et écrit des livres qui lui ont apporté une certaine réputation. C'est avant tout un intellectuel et un théoricien de l'architecture. Détail amusant, les longs développement réthoriques d'Asterios Polyp représentent en fait une excellente analyse de la BD de Mazzucchelli.
Et oui ! Le graphisme du livre balance entre deux tendances, celle du "linéaire" et celle du plastique". Le froid Asterios Polyp est ainsi dessiné "par des lignes" et son univers est toujours de couleur bleue. La douce et timide Hana est dominée par la couleur rose, et sa silhouette est représentée par d'épaisses trames qui accentuent l'épaisseur de la chair. Séparés l'un de l'autre, Asterios et Hana évoluent dans un monde monocolore mais, lorsqu'ils sont à nouveau réunis, le dessin mélange avec harmonie le bleu et le rose, de même que la ligne et la matière. Tout au plus remarque t-on parfois la couleur bleue du visage d'Hana, qui écoute de façon passive le discours d'Asterios. La couleur raconte, elle aussi.
Voilà ! Vous avez compris l'essence de cette oeuvre qui est racontée d'une part par le texte (et le discours d'Asterios), mais aussi par la couleur et la forme du dessin (et les sensations d'Hana). Par moment, cette dernière se fâche et elle retrouve alors sa substance originelle.
Mais elle aime Asterios et finit pas se calmer, en reprenant une attitude soumise. Sa silhouette retrouve alors une "ligne" simple et les couleurs sont à nouveau mêlées.
Il existe une troisième gamme de couleur qui domine certaines pages. Elle mélange le violet et le jaune et symbolise le présent. Asterios et Hana se sont séparés, et la vie de l'architecte s'effondre lorsque son appartement est détruit par un incendie. Il quitte alors son monde habituel et part à l'aventure, et à la recherche de lui-même. Cette quête est la trame principale du récit, mais elle est interrompue par de multiples "flashs back" qui nous montrent la rencontre, la vie à deux puis la séparation d'Asterios et Hana.
A la fin de son voyage, Asterios retrouve son épouse et une réconciliation apparait. La page se remplit d'une palette colorée plus large et équilibrée, qui intègre des teintes vertes et jaunes auparavant absentes. Ils ont acquis plus d'expérience.
En première lecture, cet ouvrage produit une impression curieuse. "Tout ça pour ça", pourrait-on dire, mais à la relecture, on se délecte à découvrir le sens caché du dessin, des couleurs ou de la typographie. Dans ce livre plus que dans tout autre BD, le dessin raconte quelque chose et il en résulte un plaisir neuf, une jubilation délicate et aussi l'impression qu'une nouvelle porte s'est ouverte. C'est une histoire d'amour, mais aussi un récit moraliste et enfin une nouvelle forme de BD adulte, destinée aux adultes.
Peut-être que cela vous paraitra bien intellectuel, mais c'est en fait un livre tout simple, à l'humour délicat, et dont la conclusion semble presque optimiste. C'est à la fois un regard pertinent sur notre monde et un manifeste qui renouvelle le 9e art. J'espère que les amateurs avertis ne le manqueront pas.
Dernière édition par Raymond le Dim 13 Déc - 12:06, édité 1 fois