Je viens de finir hier soir la lecture de cet album. Comme Raymond je le trouve admirablement dessiné et mis en couleur.
Jusqu'à la page 31, quoique l'histoire soit un peu lente, je n'ai pas de reproche majeur à lui adresser. La suite est évidemment assez surprenante. Faut-il croire aux diverses possibilités qui nous sont suggérées : réalité parallèle, rêve ? Il est vrai que le pacte de vraisemblance dans le jeu de la fantaisie ne fonctionne pas vraiment. Est-ce parce qu'il est raconté de façon un peu enfantine ? Ou que le merveilleux se substitue au fantastique scientifique auquel la série nous a toujours habitué ? Je ne saurais vraiment le dire.
Je me permets toutefois de préciser que la condamnation des nouveaux Blake et Mortimer dans leur ensemble me paraît exagérée. je serais quant à moi beaucoup plus nuancé à ce sujet. Il y en a d'excellents, de moyens et de aussi de vraiment manqués. Jacobs se retournerait-il dans sa tombe ? Peut-être, mais je dois avouer que de mon point de vue son oeuvre est elle aussi loin d'être toujours égale. Il y les sommets que l'on connaît, mais aussi des passages à vide. Par exemple, je dois confesser que je n'ai jamais trouvé le moindre intérêt aux séquences préhistoriques et médiévales du Piège diabolique quoique le dessin en soit remarquable. J'ai toujours trouvé ces parties pourtant assez substantielles plutôt fastidieuses alors que je vibre de joie chaque fois que je relis S.0.S. Météores qui pour moi est un des plus beaux albums de l'histoire de la bande dessinée.
Mais, si nous laissons de côté notre étonnement devant le choix narratif dont témoigne ce nouveau Blake et Mortimer, et la gêne qu'il peut inspirer en première lecture, une question me vient à l'esprit, qui peut-être éclairerait les raisons de notre déception, relative d'ailleurs car le plaisir du très beau dessin et de la très belle mise en couleur se maintiennent sans défaut jusqu'au bout : pourquoi ce choix d'une histoire qui non seulement ne correspond pas aux habitudes de la série plutôt marquée par les intrigues militaires, policières et scientifico fantastiques ?
Yves Sente nous raconte l'histoire d'une contamination de l'histoire "réelle", celle de la période où la Chine va basculer entre les mains de Mao et de sa révolution communiste et où Hong Kong est encore administrée par les britanniques, par une histoire issue d'un très lointain passé aux origines de l'empire chinois, au point d'ouvrir au sein de l'espace-temps choisi pour cette histoire une sorte de seuil conduisant à un tout autre monde, cette ouverture inattendue se situant au niveau du millième bras du Mékong.
Soudain, nous voilà projetés hors temps "réel" dans un temps non seulement uchronique, mais aussi surnaturel. Comme si ce récit voulait symboliser le jeu de boucles entrelacées auxquel la série s'est toujours livrée en incorporant des événements "contemporains réels" à une dimension historique imaginaire, (comme dans une sorte de bande de Moebius temporelle), voire purement mythique comme dans le cas de L'énigme de l'Atlantide. J'ai l'impressiln que, consciemment ou non, c'est à une telle mis en abyme symbolique que cette histoire veut parvenir, d'autant qu'elle associe au merveilleux et à l'histoire passée et présente la dimension uchronique fondatrice de Blake et Mortimer par ses références à la troisième guerre mondiale entre monde libre et "empire jaune".
Malheureusement, cela ne fonctionne pas bien voire pas du tout, alors que j'avais trouvé très convaincantes toutes les hypothèses de cet espèce d'Agatha Christie historique qu'était Le testament de William S. Je crois que tout vient de ce choix du merveilleux qui ne passe pas ou qui a été mal maîtrisé. Cela me fait un peu penser, toutes choses égales par ailleurs, à l'irruption d'extra-terrestres et de l'univers du manga dans Astérix, au tome 33 intitulé Le ciel lui tombe sur la tête. On n'en est sans doute pas là avec cet album de Blake et Mortimer qui contient quand même des passages vraiment réussis et, j'y insiste une fois encore, séduit l'oeil. Mais on éprouve un sentiment d'étonnement devant ce choix narratif qui me semble malheureux et maladroit. Alors que la mise en place de l'histoire dans le premier tome m'avait passionné, et me laissait attendre une résolution somptueuse, j'avoue être cette fois déçu et un peu décontenancé. Dans cette série, Yves Sente a pourtant donné à plusieurs reprises de très belles histoires que je continue de relire avec beaucoup de plaisir, (même si d'autres me plaisaient moins.) J'espère que sa dernière collaboration avec Juillard dans Blake et Mortimer, si elle se concrétise, retrouvera l'inspiration d'albums comme La machination Voronov, du Serment des cinq lords qui est mon préféré, ou du Testament de William S. que j'aime aussi beaucoup.
Je termine par le plaisir de l'oeil puisque je l'ai évoqué à plusieurs reprises dans ce billet, avec la première planche de l'histoire, montrant le panorama nocturne de Hong Kong.
Même dans la partie de l'histoire qui passe au registre du merveilleux, on trouve des moments visuels de toute beauté :
Post Scriptum : Est-ce que cette histoire d'empereur "jaune" du passé qui continue d'exister dans une extra temporalité dissimulée dans les replis du réel de 1949 ne se veut pas écho de l'histoire de l'empereur jaune revenu dans le réel des années 1950, d'un lointain futur quasiment extra temporel tant il est étranger à la seconde moitié du XX° siècle ? Indépendamment de la question des qualités respectives mises en oeuvre dans ce nouvel album et dans celui que raconte L'étrange Rendez-vous, ce parallèle me semble a priori envisageable.