J'avais promis de faire une petite recension après ma lecture de Fukushima : chronique d'un accident sans fin. J'ai un peu tardé ayant beaucoup à faire ( et lire), mais la voici.
Cet album à la fois narratif et documentaire nous propose un récit détaillé de la catastrophe de Fukushima du vendredi 11 au mardi 15 mars 2011 à partir du témoignage de son directeur Masao Yoshida devant la commission d'enquête chargée quelques mois plus tard d'éclaircir les circonstances et les chaines de causalité qui ont conduit du séisme initial à l'un des plus grands désastres de l'histoire du nucléaire civil. L'ouvrage est accompagné d'un très bon dossier illustré de photographies et de schémas qui permet de bien comprendre tous les aspects techniques de l'événement.
Ce récit est donc une chronique qui nous place au coeur de Fukushima et nous permet de vivre avec les personnages ce qui s'est déroulé au fur et à mesure des incidents provoqués par le tremblement de terre et le tsunami jusqu'à une situation pratiquement ingérable. On y apprend de quelle façon, contrairement aux affirmations qui ont circulé à l'époque, le directeur de la centrale, Masao Yoshida, auquel l'album est dédié, ainsi qu'"à toutes les victimes passées, présentes et à venir de Fukushima", a fait preuve d'un courage et d'un engagement sans failles dans le double but de préserver ses hommes et d'enrayer l'accident avant qu'il n'atteigne des proportions irréversibles, n'hésitant pas à sacrifier sa propre vie alors que ni la société d'exploitation Tecpo, ni le le premier ministre japonais de l'époque ne font preuve d'autre chose d'humanité et de compétence.
L'histoire terrible qui nous est racontée est celle des hommes qui ont eu à faire face au pire, entre panique, résolution, méthode, gestes héroïques désespérés, idées géniales comme lorsque des techniciens rétablissent momentanément le circuit électrique endommagé en utilisant les batteries des voitures garées sur le parking de la centrale. Le lecteur voit de quelle façon des tensions apparaissent entre tenants d'une stricte obéissance aux cadres dirigeants la société d'exploitation Tecpo ( faisant preuve d'un autoritarisme abstrait d'autant plus implacable qu'ils ne sont pas sur place et ne communiquent avec Masao Yoshida et ses hommes qu'en visioconférence) et partisans de l'autonomie pragmatique, et soucieuse des vies exposées, qui n'hésitent pas à courir tous les risques pour sauver ce qui peut l'être, à l'exemple du directeur Yoshida lui-même. Très vite, face à l'ampleur de la catastrophe, à l'incompréhension des dirigeants de Tecpo et du premier ministre Naoto Kan qui accuse à tort l'équipe de Fukushima de lâcheté, de lenteur et d'incompétence, les hommes de Masao Yoshida dépassent le stade de l'antagonisme dû à l'angoisse de la situation et font corps avec un admirable dévouement. Leur héroïsme n'est pas épique mais simplement celui d'êtres humains qui puisent en eux la force de faire face avec abnégation et compassion, comme dans les multiples scènes où Masao Yoshida se soucie de préserver autant qu'il le peut les membres de son personnel, sans rien céder au monstre nucléaire ni hésiter à risquer sa propre vie.
Traitée en couleurs froides dans un graphisme dépouillé, l'histoire articule avec efficacité les qualités humaines des techniciens en lutte et le monstre technologique que rien ne parvient plus à maîtriser. La palette réduite aux bleus, roses et orangés exprime parfaitement le sentiment de malaise, de menace, d'imparable circulation de la radioactivité contaminant hommes, bâtiments, ciel, herbe et mer de manière aussi terrible qu'elle est insidieuse. Ce chromatisme rend en quelque sorte visible la peste nucléaire et nous donne une idée poignante de ce qu'est un monde hanté par une radioactivité mortelle, comme si nous ne trouvions plus sur terre, mais à la surface d'une autre planète hostile, impression renforcée dans les dernières pages de l'album par les tenues de protection des cinquante membres de l'équipe restés les derniers pour combattre le péril. Le monde de Fukushima est celui d'une science-fiction dystopique devenue réelle.
Le grand intérêt de cet album à mon avis fort réussi est de nous permettre de vivre de l'intérieur l'histoire de cette catastrophe sur tous les plans humain, technique, politique, administratif et d'en éclairer les enjeux avec beaucoup de clarté, nous donnant à méditer les défis inédits de la technique à une époque où, comme le philosophe Hans Jonas l'avait montré dès les années 1970, l'homme devient capable de produire des utopies concrètes dont les effets catastrophiques potentiels dépassent ses aptitudes à les contrôler et les maîtriser, menaçant à très long terme la vie même et l'intégrité des générations futures.