Je reviens à ce sujet après l'avoir revisité et avoir retrouvé non sans émerveillement les impressions de quelques lecteurs au moment de la découverte de Building Stories. Tout ceux qui ont en effet connu l'émotion d'ouvrir pour la première fois la boîte imposante contenant Building Stories, après l'avoir descellée en ouvrant minutieusement son film protecteur afin de ne pas l'érafler savent l'importance étrange de cette aventure microscopique et fondamentale, à la mesure des événements ténus cependant rituels et absolus que vivent les personnages de Chris Ware, l'ouverture de la boîte devenant en soi un événement.
Qu'on dépose la boîte au sol, par exemple sur un tapis ou un parquet, ou sur le plateau d'une table, celle-ci s'impose d'abord par son chromatisme savamment distribué selon l'architecture de son graphisme. à nul autre pareil. Il semble qu'on se dispose à ouvrir quelque jeu de société d'un genre non répertorié, qui posséderait la particularité surprenante de se jouer seul, en silence, sans dés ni jetons, ni petits sujets, quoique, plus tard, lorsque on aura commencé de déballer le contenu de la boîte, on y trouvera entre autres une sorte d'équivalent de plateau de jeu faisant songer par exemple à ceux du Monopoly ou du scrabble, et ce plateau cartonné qu'il faut déplier pour le lire évoque aussi un paravent.
L'ensemble se présente d'abord sous la forme d'un petit paquet déposé dans la boîte à l'intérieur de son écrin en film transparent qu'il faudra ouvrir à son tour avec précautions, retirer en le faisant glisser de manière à ne rien abîmer du précieux trésor qui commence à se révéler, dont al richesse est proportionnelle à la vérité dont seuls quelques aspects se laissent deviner : récits en bandelettes, petits ou grands albums, feuillets peut-être plus épais qu'on ne le soupçonne d'abord
Le premier miracle de Building Stories est là : le futur lecteur oubliant un instant sa vocation première de liseur d'histoires redevient un enfant occupé par l'exclusif et vif plaisir de faire apparaître au fur et à mesure les merveilles qui se présentent, de les tenir en main, de deviner partiellement les suivantes sous les premières, de déplier ou d'ouvrir celles-ci et de voir les bandes de dessins dévoiler une sorte de partition visuelle qui évoque également quelque dessin animé immobile dont le papillotement entre les doigts et les mouvements de l'oeil qui en parcourt les cases crée soudain la vie, l'animant d'une abstraite palpitation aussi délicieuse que frémissante.
IL est étrange et fascinant que ce récit de récits dont tous tracent des cercles de silence autour d'une héroïne désabusée, mystérieuse et quotidienne, inquiète et attentive à démêler la pelote de son incertitude existentielle, procure originellement un si grand plaisir à celui qui retourné en enfance explore le coffret magique de cette oeuvre. Plaisir proportionnel à l'émotion qui nous envahit lorsque dans ces récits instables nous découvrons des aspects de nos existences prosaïques élevés au rang de mystères poétiques. Il y a grâce à Chris Ware dune enfance de l'âge adulte, une magie de la désillusion, une fête de l'ordinaire devenu ouvre d'art totale mais non réunie puisque elle se distribue en fragments qui ne communiquent que de se trouver en composition.
Alors peuvent commencer les parcours mystérieux, les éblouissements instantanés, autant de chemins qui, à la manière des pas japonais font sauter légèrement d'une point à l'autre, passant ou non par le texte, l'image, l'entrelacement de ces deux dimensions, l'architecture et la scansion musicale des cases et planches, chacune étant immeuble et ses fenêtres, ses pièces, ses chambres inconnues. Le principe des lectures à géométrie variable n'a sans doute jamais été si subtilement mis en oeuvre dans une bande dessinée, le mot de bande dessinée semblant d'ailleurs bien pauvre pour désigner cet objet sans égal.
Un des petits booklets en forme de longue bandelette - en ouvrant
Building Stories, ne faisons-nous pas la découverte d'une momie sans nom, celle du quotidien universel des êtres humains de notre civilisation urbaine - réserve une des plus poétiques évocations qui se puissent concevoir, du moins selon mon coeur, celle de New York sous la neige dont Chris Ware sait si bien évoquer la chute continue dans le silence de la grande cité arrêtée - je me souviens des pages étonnantes de
Léviathan de Paul Auster, où le héros rencontre son meilleur ami un soir de tempête de neige où Manhattan figée est vide - et je me souviens qu'il y a presque dix ans, en 2006, alors que je travaillais à une anthologie consacrée à New York et la littérature, courant janvier, alors que je rêvais d'écrire ce livre à New York, tandis qu'au dehors serait tombée continument la neige, juste au-delà des vitres d'une chambre donnant sur le paysage de gratte-ciel à demi étouffé de brume et de bourrasques de flocons, je me souviens qu'à la fin d'une journée d'écriture parfaitement silencieuse, le silence s'était encore accru, approfondi pour devenir son propre rêve et soudain, relevant le yeux de mon écran d'ordinateur, j'avais vu le tourbillon des flocons bien réels qui passaient devant mes fenêtres française, pour constater que pendant mon travail, tandis que totalement concentré j'avais cessé de prêter attention aux modulations de la luminosité, la neige tant rêvée, répondant à mon appel, était venue et avait profité de mon inattention pour ensevelir déjà les rues, arrêter leur mouvement et disposer autour de moi ce monde contemplatif de pur suspens. C'est à cette fin d 'après-midi flottante qui continue d'habiter en moi et de me donner accès à l'autre ville, celle que j'ai coutume de nommer "les villes intérieures", tant elle est pour moi multiple et une en ses innombrables replis, que me reconduit ce petit livret hivernal et neigeux de Chris Ware, l'un des flocons de beauté unique et rare qui tiennent au creux de la main dont
Building Stories nous fait l'offrande. Sur ce dernier mot pour cette libre rêverie, je souhaite à toutes et tous un très jeux Noël 2015 !