La lecture du week-end, c'est sans aucun doute
Madame Baudelaire dont nous avons déjà parlé ces dernières semaines. Je ne pouvais pas manquer cette nouveauté !


Cette lecture a été pour moi très révélatrice, par la justesse de son regard. En effet, ce qui fait la qualité d'une biographie (car c'est bien de cela qu'il s'agit), c'est bien sûr la qualité du regard que porte l'auteur du livre sur son personnage principal. Et à cet égard, le portrait de Baudelaire que réalise Yslaire me parait saisissant par sa justesse et sa pertinence. Il s'est sans aucun doute abondamment documenté et il a vraiment quelque chose à nous apprendre.
Il faut dire que depuis mon adolescence, je n'ai jamais pu me libérer de la triste image que m'avait laissée mon vieux manuel de littérature française (datant des années 60). On y voyait l'impitoyable photographie d'un homme prématurément vieilli, un peu libidineux, probablement aigri et certainement dépressif. Cette image accablante était temporellement liée à ma découverte des "Fleurs du Mal" (que l'on étudiait à l'époque, est-ce toujours le cas ?) et elle ne m'a jamais vraiment quittée. Certes, j'avais un peu révisé mon opinion plus tard en lisant "l'Art Romantique", puis les "Petits Poèmes en Prose" dont l'ambiance est moins décadente, mais la première impression est souvent tenace. Et pour mieux vous faire comprendre cette image morose qui m'habitait, il suffit au fond de vous montrer cette célèbre photo du poète, qui est plutôt féroce et finalement assez trompeuse.
Yslaire nous donne dans son livre une toute autre image de Baudelaire, à la fois plus jeune, plus créative, plus insolente et surtout plus complète. Il ne s'est pas contenté de cette vieille photo un peu morose et il est allé chercher d'autre portraits. Il en existe en fait beaucoup, je m'en rends compte maintenant, et je ne les connaissais souvent pas. Il y a par exemple ce tableau d'Emile Deroy qui date de 1844 et que je vous montre ci-dessous. C'est plutôt à cette image du poète que se réfère la bande dessinée d'Yslaire, et elle est bien plus riche en informations que la précédente photo, montrant un écrivain assez proche de sa mort.
Le Baudelaire d'Yslaire, c'est d'abord un écrivain qui a décidé de s'écarter des conventions bourgeoises, afin de produire une œuvre littéraire originale. Baudelaire produit en fait très lentement ses poèmes, mais ce sont les Fleurs du Mal qu'il est en train d'écrire, et ces "Fleurs" sont en quelque sorte le journal de ses expériences sensorielles. Et le dessinateur imagine avec une certaine pertinence les circonstances de cette création.
Baudelaire était également le membre d'un cercle poétique qui est presque entré dans l'histoire. On y trouvait entre autre Félix Tournachon dit Nadar, Théodore de Banville, Henry de Murger ou Gérard de Nerval et c'était ainsi une véritable élite artistique qui se réunissait en 1845 chez Théophile Gautier pour y causer, pour y boire et pour séduire les belles dames. Yslaire raconte et dessine ces rencontres avec beaucoup de verve et de précision. Il multiplie par ailleurs les anecdotes véridiques, les détails révélateurs et les portraits bien étudiés, ce qui donne à cette BD toutes les qualités d'un bon biopic.

"Madame Baudelaire" s'écarte cependant des biopics traditionnels en donnant la vedette à la maîtresse du poète, la fameuse Jeanne Duval qui fût à la fois la muse, l'amante, la scribe et parfois le supplice du pauvre Charles. Yslaire lui donne la parole et c'est elle en fait qui nous raconte la vie de l'écrivain, avec un mélange de gentillesse indiscrète et de lucidité implacable. Jeanne Duval dépendait bien sûr financièrement de l'écrivain et le livre dévoile sans détour les multiples tracas du poète et de sa maîtresse face à des ennuis pécuniers qui ne trouvaient pas de solution.

Le personnage de Jeanne Duval est empreint de sensualité et le récit de ses rapports avec Baudelaire était donc propre à la création de nombreuses images érotiques. Yslaire n'élude pas cet aspect libertin de la vie de Baudelaire, puisqu'il a fortement influencé ses poèmes, mais il réussi à dessiner tout cela avec une certaine classe, sans atténuer le caractère sulfureux de leur relation et sans tomber dans la vulgarité.

C'est donc un très beau portrait d'un écrivain à la fois célèbre et mal connu, et une BD qui se se distingue tour à tour par sa fougue romantique, ses connaissances pointues, son dessin voluptueux, ses couleurs un peu décadentes et son ton empathique. Yslaire nous donne par ailleurs du poète une image assez nuancée et très humaine, qui semble très roche de la réalité et que chacun pourra interpréter à sa façon.

C'est indiscutablement un des tout bons albums de ce printemps, et un futur "top ten" !
