Voici donc l'analyse de cet "Ibère" pour lequel je suis peut-être un peu plus indulgent que Raymond, avec un dessin de bonne qualité et un scénario qui aurait gagné à être mieux charpenté.
Comme ce récit s'appuie sur un évènement historique bien déterminé, à savoir la bataille de Munda, vous n'échapperez pas à sa description, et, pour faire bon poids, également à celle de Thapsus, qui l'a précédée, le tout remis en perspective dans l'Histoire très agitée de cette période troublée. Un petit voyage en Ibérie ( ou Hispanie, ou Espagne... ) permettra de mieux situer les enjeux que représentait ce territoire par rapport à la République romaine.
Au moment où j'ai rédigé cette analyse, ne connaissant pas les sujets des prochains albums, j'ai pensé rattraper une omission en m'intéressant à un personnage souvent évoqué dans les aventures d'Alix et dans mes commentaires, mais qui me donnait l'impression de ne faire que passer ici ou là : il s'agit bien entendu de César lui-même, à qui je consacre une biographie très résumée.
L'IBERE
Vingt-sixième aventure d'Alix
Le résumé
Nous sommes en Hispanie, une terre que les Romains ont arrachée aux Carthaginois et où se joue à présent le dernier acte de la guerre civile entre les partisans de César et ceux de Pompée. Ces derniers ont fait alliance avec une partie de la population locale, les Ibères. César a mit en sûreté dans une ferme d'apparence anodine une forte somme en or destinée à son intendance et au paiement de ses légionnaires, puis il offre le bâtiment à Alix et à Enak pour qu'ils le gardent sans leur révéler ce qu'il renferme. Des Ibères commandés par leur chef Tarago investissent la ferme et mettent la main sur le magot. Tandis qu'Alix, qui a réussi à s'échapper, est sévèrement réprimandé par César, parce qu'il refuse son présent dans un premier temps, puis se met à rechercher l'or dont il a appris l'existence, Labienus, l'ancien adjoint de César en Gaule, change une fois de plus de camp et se rallie aux Pompéiens. Mais il en est de même chez les Ibères : certains pensent que le combat de Tarago est sans issue et se rallient à César...
Quand cela se passe-t-il ?
Cette aventure d'Alix est l'une des rares qui soit précisément datée : elle commence à la fin de l'année -46 et se conclut par la bataille de Munda, qui a eu lieu le 17 mars -45 et qui voit la victoire des Césariens sur les Pompéiens.
Où cela se passe-t-il ?
Toute l'histoire se déroule en Hispanie Ultérieure, l'actuelle Andalousie, dans les environs de Munda ( aujourd'hui : Ciudad Ronda, à peu près à égale distance de Malaga et de Cadix ), puisqu'on ne semble pas faire de grands déplacements.
Le contexte historique
Nous sommes toujours dans le cadre de la guerre civile entre entre les Césariens et les Optimates de Pompée. Celui-ci, après sa défaite à Pharsale le 9 août -48, a été assassiné en Égypte où il voulait se réfugier ( voir le récit de cette guerre civile dans les commentaires du « Tombeau étrusque » ).
A la suite de Pompée, César débarque à son tour en Égypte où, après la mort de Ptolémée XII Aulète, en mars -51, règnent le jeune Ptolémée XIII et sa sœur-épouse Cléopâtre VII. La situation est pour le moins troublée puisque César trouve là une autre guerre civile entre partisans des deux souverains. En s'en mêlant, il se voit assiégé dans Alexandrie et ne doit qu'à l'intervention de troupes alliées de s'en tirer sans dommages. Ne pouvant remporter la victoire dans la ville d'Alexandrie, il porte les opérations en rase campagne et la bataille du Nil ( où Ptolémée XIII se noie ) fait de lui le maître de l'Égypte... et de Cléopâtre ( voir l'album « Cléopâtre » dans la série « Alix raconte » ).
Puis, le roi Pharnace II du Pont s'étant soulevé contre Rome, César s'en va le battre en Asie mineure le 1er août -47. Son compte rendu de victoire est aussi bref que célèbre : « Veni, vidi, vici ». Après ce nouvel effort militaire et littéraire, il rentre à Rome.
Pendant ce temps, les Pompéiens ne sont pas restés inactifs : ils poursuivent la guerre, sans Pompée, mais avec ses deux fils, Sextus et Cnaeus. Ils se sont d'abord installés, puis renforcés, en Afrique du nord, en partie grâce à l'appui du roi Juba 1er de Numidie. César arrive à son tour en -46, manœuvre, et choisit le moment qui lui paraît propice pour provoquer une rencontre décisive. La bataille de Thapsus, le 6 avril -46, est un succès éclatant. Tout paraît réglé, mais les rescapés de Thapsus, renforcés par des Républicains mécontents, s'emparent de l'Hispanie ; la guerre civile s'achèvera à Munda, le 17 mars -45. Vous trouverez ci-après le récit de ces deux batailles.
La bataille de Thapsus
Bien que ne faisant pas partie de notre histoire, la bataille de Thapsus ( aujourd'hui Ras Dimas, en Tunisie ) est intéressante parce qu'elle est une sorte de répétition générale de la bataille de Munda.
Pour les Pompéiens, les chefs étaient Caton, Metellus Scipion et Titus Labienus, alliés au roi de Numidie Juba 1er, mais ce dernier s'enfuit avant la bataille, car sa capitale, Cirta, était attaquée par le roi de Mauritanie qui était, lui, allié de César. Ils disposaient de 80 000 hommes, dont 20 000 cavaliers, et 60 éléphants.
César débarque à Hadrumète ( Sousse ) le 28 décembre -47, et assiège Thapsus. L'armée de Metellus Scipion le rejoint et se met en ordre de bataille, avec la cavalerie et les éléphants sur les flancs. César commande lui-même son flanc droit.
Quand la bataille s'engage, les éléphants font des ravages dans les rangs des légionnaires de César. Celui-ci fait alors sonner des trompettes dont le bruit affole les éléphants, qui piétinent cette fois la cavalerie de Metellus Scipion. La cavalerie de César le force alors à battre en retraite, au cours de laquelle il périt, ainsi que 10 000 de ses soldats. A Utique, Caton, qui attendait avec ses propres troupes, se suicidera en apprenant la défaite.
Les troupes de César capturèrent les 60 éléphants et essayèrent de les dresser pour les faire combattre dans leur armée ; mais c'étaient des éléphants pompéiens qui refusèrent d'obéir ; César les fit relâcher et revint à Rome le 27 juillet -46.
La bataille de Munda
Après leurs défaites à Pharsale et à Thapsus, il ne reste plus aux Pompéiens que l'Hispanie. Leurs 13 légions dans ce pays ( 1 de vétérans, 2 de citoyens romains habitant en Hispanie, 10 d'Ibères ) étaient commandées par les deux fils de Pompée, Cnaeus et Sextus, bientôt rejoints par Titus Labienus, l'ancien adjoint de César en Gaule. Ils contrôlaient tout le sud de l'Hispanie, c'est à dire la province d'Hispanie Ultérieure, dont la capitale, Cordoue.
Les généraux de César qui étaient sur place, Quintus Fabius Maximus et Quintus Pedius, demandèrent des renforts que César lui-même leur amena en décembre -46. Octave aurait dû être du voyage, mais, malade, il n'arriva qu'après la bataille.
César entreprit une campagne hivernale, remporta quelques succès, mais sans pouvoir reprendre Cordoue. Néanmoins, des alliés locaux des Pompée et quelques Romains changèrent alors de camp, ce qui obligea Cnaeus Pompée à livrer bataille.
L'engagement eut lieu dans une plaine, à 1 km de Munda. L'armée pompéienne occupait solidement une colline avec ses 13 légions, 6000 fantassins légers et 6000 cavaliers. César disposait de 8 légions et 8000 cavaliers.
César ordonna une attaque frontale, prenant lui-même le commandement de son aile droite qui commença à repousser les forces pompéiennes. Cnaeus Pompée retira alors une légion de sa propre aile droite pour renforcer son aile gauche menacée. Quand l'aile droite pompéienne fut affaiblie, la cavalerie de César lança l'attaque décisive. Le roi Bogud de Mauritanie et ses cavaliers, alliés de César, attaquèrent les Pompéiens sur leurs arrières, Labienus s'élançant alors à leur rencontre. Mais les légionnaires de Pompée crurent que leur cavalerie fuyait et refluèrent en désordre. Tous ne purent s'abriter dans Munda. On dénombra 30 000 soldats pompéiens tués, dont Labienus, alors que les Césariens ne comptèrent que 1000 tués et 500 blessés. Cnaeus Pompée s'était enfui, mais fut arrêté et exécuté.
Quintus Fabius Maximus assiégea alors Munda où 14 000 soldats se rendirent peu de temps après. César pacifia le reste de la province et obtint la reddition de Cordoue qui dut payer une forte indemnité, tandis que certains défenseurs de la ville furent exécutés. Il faut préciser que beaucoup étaient des Républicains qui s'étaient déjà rendus à César au cours des précédentes campagnes et qui avaient néanmoins déserté son armée pour rejoindre les Pompée.
La flotte de César, commandée par Gaïus Didius, coula la plupart des bateaux pompéiens. Sextus Pompée ne fut pas capturé et passa encore plusieurs années à mener la vie dure aux Césariens. Plusieurs péripéties de la bataille de Munda apparaissent clairement dans le récit.
Ibérie, Hispanie, Espagne...
Examinons d'un peu plus près les lieux où se déroule cette histoire.
Le nom « Ibère » est indigène, de la même racine que celui du fleuve Ebre ( Iber en grec, Hiberus en latin ). Les peuples portant ce nom habitaient la Catalogne, la région de Valence, la Murcie et l'Andalousie. Leur langue n'était pas indo-européenne, mais leur écriture dérivait du Phénicien. En effet, dès le -VIII° siècle, les Ibères furent les principaux partenaires commerciaux des Phéniciens, surtout en Andalousie, tandis que les Grecs s'installaient sur le littoral oriental.
Quant aux Celtibères, qui vivaient plutôt dans le centre de la péninsule, il s'agissait de plusieurs peuples Celtes qui s'installèrent en Ibérie à une date indéterminée et qui restèrent indépendants. Ils furent des éleveurs prospères, en particulier aux -III° et -II° siècles, et servaient aussi comme mercenaires dans les armées carthaginoise et romaine. Les Romains ne réussirent à les soumettre qu'après de longues guerres qui durèrent de -181 à -133.
Hispanie est le nom d'origine phénicienne que les Romains donnèrent à la péninsule. La première armée romaine était arrivée dès -218 et la suite de l'Histoire n'est qu'une longue lutte pour soumettre les habitants de l'Hispanie : elle dura deux siècles à partir de -206 et ne se termina vraiment que sous Auguste. La conquête s'effectua à partir du littoral, en progressant de l'est vers l'ouest et du sud vers le nord.
En -197, les Romains établissent deux provinces dans la péninsule hispanique. L'Hispanie Ultérieure, ou Baetica, correspondant à l'Andalousie, qui est « étonnamment fortunée », selon Strabon, grâce à son commerce maritime et fluvial sur le Guadalquivir, ses mines d'argent et de cuivre, ses productions de garum et de salaisons de poissons. L'Hispanie Citérieure, rassemblant les régions du nord et du levant, produit du vin et des céréales, et possède des mines d'or et de plomb ; dotée d'excellents ports et d'un bon réseau routier, c'est elle qui attire le plus les immigrants italiens.
Les principaux épisodes de la conquête sont, dès -195, la campagne de Caton l'Ancien dans la vallée de l'Ebre, puis surtout, entre -155 et -133, dans l'ouest, la guerre des Lusitaniens conduits par Viriathe ( -147/-133 ), et la guerre de Numance ( -144/-133 ).
L'Hispanie fut aussi le théâtre d'évènements liés aux guerres civiles : la révolte de Sertorius et la lutte entre César et les Pompéiens. Ces conflits entre Romains montrent, bien davantage que la constance des résistances indigènes, la place primordiale qu'occupe déjà l'Hispanie dans l'Empire romain, notamment par le nombre d'Italiens installés ; en effet, pendant ces deux premiers siècles de présence romaine, le pays se transforma considérablement.
L'Hispanie donna de nombreux personnages célèbres à l'Empire romain ; parmi les plus connus, citons le philosophe Sénèque et les empereurs Trajan et Hadrien.
L'opposition de Tarago à l'occupation romaine n'a donc rien d'invraisemblable, même à l'époque d'Alix. Je trouve seulement étrange que ces courageux guerriers, qui furent des mercenaires appréciés, combattent sans casque ni cuirasse et pieds nus, alors que ce sont eux qui inventèrent le glaive court dont s'inspira le gladius en usage dans l'armée romaine.
Caïus Julius César ( -100/-44 )
Pourquoi parler de lui ici ? C'est qu'arrivé presque au terme de ces études ( en attendant les prochaines publication d'albums ) je m'aperçois que je ne lui ai jamais consacré d'article d'ensemble, alors que le personnage est omniprésent dans les aventures d'Alix. Même si on ne le voit pas, on parle souvent de lui ! Et dans cet album, il joue un rôle important, contrairement à ses brefs passages habituels. Bien sûr, j'ai déjà fait des commentaires sur certaines de ses activités : la guerre des Gaules ( voir : « Le sphinx d'or » ) et les guerres civiles ( voir : « Le tombeau étrusque » ) et je n'y reviendrai pas, car l'action de César y est suffisamment détaillée dans les deux cas. Mais son histoire ne se limite pas à ces deux épisodes, loin de là. Je vais m'intéresser ci-dessous à sa jeunesse, avant la guerre des Gaules, à ses dernières années après Munda, à son portrait, et enfin aux erreurs qui provoquèrent son assassinat, erreurs qu'Octave se garda bien de renouveler.
César, avant la guerre des Gaules
Il est né le 12 juillet -100 dans une vieille famille patricienne, mais son père mourut quand il eut 16 ans, le rendant ainsi indépendant, bien qu'endetté. Cela ne l'empêcha pas de recevoir une excellente éducation à base de philosophie, de droit et de rhétorique, la culture générale de l'époque, et il est parfaitement bilingue, parlant aussi bien le latin que le grec. Cette éducation se déroule entre Rome et l'Orient grec, où il séjourne deux fois, sans doute en -78 et en -81. A son retour à Rome, en tant que neveu par alliance de Marius, il se range à son côté dans le parti des Populares.
En -72/-71, il exerce son premier commandement militaire, un tribunat de légion. Il a alors 28 ans ; rappelons charitablement que Pompée avait exercé son premier commandement d'une armée entière à 23 ans. En -69, il est questeur en Hispanie Ultérieure, sa première magistrature. En -65, il est édile à Rome et restaure les trophées de Marius, abattus sur l'ordre des Optimates.
C'est alors qu'il se fait la réflexion qu'à son âge, Alexandre le Grand était déjà mort après avoir conquis le monde, et lui, s'il est bien vivant, n'a pas encore fait grand chose... Il ne lui reste plus qu'à continuer : en -65, il est élu Pontifex Maximus, devenant ainsi le chef de la religion, poste particulièrement important dans un peuple très pieux.
Arrêtons nous un instant sur le rôle du « grand faiseur de ponts », qui est élu à vie : César le restera donc jusqu'à sa mort, qu'il soit présent ou non à Rome. On pense aujourd'hui que le terme ne désigne pas l'ouvrage d'art, mais plus probablement le « chemin », expression figurée pour désigner la liturgie. Le Grand Pontife est le principal héritier des pouvoirs religieux des anciens rois, et préside ainsi au culte des divinités protectrices de la Cité : Vesta, les Pénates, les dieux de la Triade Capitoline ( Jupiter, Junon, Minerve ). Les autres pontifes, au nombre de quinze, sont les théologiens et les législateurs du sacré, et conseillers du Grand Pontife pour les questions cultuelles. Ils président les cérémonies et les rites, et tiennent un registre des prodiges survenus pendant leurs fonctions. Après César, tous les Empereurs assumèrent la charge de Grand Pontife.
Revenons à César : en -62, il est prêteur à Rome, puis, en -61, il repart comme gouverneur en Hispanie Ultérieure.
C'est ensuite le « premier triumvirat », conclut avec Pompée et Crassus, les trois hommes s'engageant à s'entraider pour obtenir les charges politiques. César en bénéficie dès -59, comme consul. Au cours de son consulat il fait voter deux lois agraires auxquelles les Populares tenaient beaucoup. Mais un consulat ne dure qu'un an, et en -58, le Sénat lui confie un proconsulat : celui de l'Illyrie, et des Gaules Cisalpine et Transalpine.
J'ai déjà raconté les deux épisodes suivants, la guerre des Gaules et la guerre civile, dans d'autres commentaires : voir « Le Sphinx d'or » et « Le tombeau étrusque ».
César, de Munda aux Ides de Mars
Retrouvons César après la bataille de Munda, alors qu'il lui reste exactement un an à vivre. Politiquement, les consulats lui sont renouvelés depuis -49, ce qui lui donne un pouvoir quasi-monarchique, mais ses principales mesures ne pourront être prises qu'en -45/-44, car il est constamment en guerre de -49 à -45, ne faisant que de brefs passages à Rome.
Il prend des mesures favorables aux citoyens, aux soldats et aux exilés, il limite le luxe des riches par des lois somptuaires pour réduire leur influence sur les pauvres, il diminue les loyers et les dettes, mais aussi le nombre de bénéficiaires des distributions publiques, préférant donner du travail aux plébéiens : grands travaux, dont le forum « Julien », lois agraires ( 20 000 familles sont installées en Campanie ), créations de colonies ( en Gaule, en Espagne, en Grèce, en Orient ).
Il réforme l'administration, à commencer par le Sénat, qui passe à 900 membres et qui est désormais représentatif de la diversité des territoires, tandis que les gouverneurs seront enfin surveillés de près pour éviter les dérives de certaines fortunes scandaleuses.
Autre réforme qui a perduré jusqu'à nos jours : celle du calendrier, dit « Julien » œuvre de l'astronome Sosigène d'Alexandrie ; pour rattraper le retard pris au cours des siècles et faire concorder le temps réel avec la marche du soleil, l'année -45 dura 445 jours ; l'année aura désormais 365,25 jours, avec une simple remise en ordre au XVI° siècle ( calendrier « grégorien » ).
Au début de -44, César prépare sa guerre contre les Parthes, qui devait le conduire jusqu'à l'est de la mer Caspienne et s'achever par la conquête de la... Germanie ( ce qui prouve que la géographie n'était pas son fort ).
Excédés par ses tendances au pouvoir personnel, les Sénateurs traditionalistes lui tendent des pièges en le couvrant d'honneurs qui en font plus qu'un roi et à peine moins qu'un dieu. Il a le tort de ne pas refuser, semblant trouver la chose tout à fait naturelle et justifiée, tandis que Marc Antoine se plaît à en rajouter une couche en le couronnant en public. Un complot se forme autour de Républicains convaincus, d'ingrats et de déçus. Et c'est l'assassinat du 15 mars -44, au cours duquel les conjurés mirent tant de cœur à l'ouvrage qu'il se piquèrent entre eux.
Tout le monde pensait que son testament désignerait Marc Antoine comme son héritier, mais ce fut Octave. Et c'était reparti pour 14 ans de guerre civile, mais c'est une autre histoire...
César, moralement et physiquement
Au moral, c'est un ambitieux, très habile et très intelligent, et un homme d'action, tantôt prudent, tantôt audacieux, parfois très humain, parfois très cruel : il ne se laisse donc pas facilement cerner, mais c'est aussi un excellent écrivain qui sait se mettre en valeur avec talent.
En revanche, nous avons peu de véritables portraits physiques de César. Ceux que nous connaissons avec certitude, deux bustes et des monnaies, nous le montrent à 50 ans, chauve, le visage émacié et ridé, la bouche mince. On sait qu'il était robuste et sportif.
Contrairement à ce qui a été souvent écrit, il n'était sans doute ni épileptique, ni homosexuel ; on n'a aucune preuve concrète de la première affirmation, et quant à la seconde, on sait qu'elle provient de son séjour chez le roi Nicomède de Bithynie, dont il aurait été le mignon alors qu'il avait une vingtaine d'années, sans autre preuve non plus ; cette rumeur lui aurait collé à la peau toute sa vie, et fut portée à notre connaissance par Suétone : au moment de sa nomination comme proconsul des Gaules, un adversaire politique aurait feint de s'étonner qu'on ait pu confier une fonction aussi importante à une femme... mais que n'aurait-on pas fait pour l'humilier afin qu'on n'ait pas confiance en lui ?
J'ai déjà précisé, à propos des relations entre Alix et Enak, qu'un citoyen romain ne pouvait avoir qu'un rôle actif dans l'acte sexuel, et qu'avoir un rôle passif était extrêmement mal considéré si cela se savait ou était simplement soupçonné, de telle sorte que personne souhaitant faire une carrière publique ne s'y serait risqué. Un ambitieux comme César n'aurait donc certainement pas pris ce risque, et on sait aussi qu'il aimait beaucoup les dames, qui le lui rendaient bien. Je crois plutôt que cette histoire, reprise longtemps après par des historiens romains, a pour origine l'un de ses triomphes au cours duquel on sait que les soldats s'amusaient à chanter des couplets irrévérencieux sur leur général en chef ( voir le déroulement d'un triomphe dans l'analyse de La Griffe noire ).
Mais pourquoi César a-t-il été assassiné ?
Parce que ses adversaires croyaient dur comme fer qu'il voulait être roi ! Or, parler de royauté devant un Romain républicain, c'est comme agiter un chiffon rouge devant un taureau. Pourtant, Octave, lui, est bien devenu empereur et il ne lui est rien arrivé, au contraire, il n'a jamais cessé d'être populaire. Alors ?
La phobie anti-royaliste de Romains date des derniers rois étrusques, en particulier de Tarquin le Superbe et du triste épisode du viol de sa cousine Lucrèce. Il s'ensuivit, en -509 ( date officielle, mais peut-être pas tout à fait historique ), après l'éjection du souverain, la proclamation de la République et le nom de roi rendu à jamais odieux à tous les Romains de ce temps-là et des temps suivants : les rois, c'est très bien chez les autres, mais surtout pas chez nous.
Les pouvoirs sont dès lors partagés entre des magistrats élus, dont les consuls, au nombre de deux, comme les rois de Sparte, pour éviter autant que faire se peut les aventures individuelles. En cas de grave danger, on peut néanmoins élire un dictateur pour six mois : on en a compté 80 en trois siècles, ce qui prouve que ce chef militaire pouvait être utile et ne s'incrustait pas au pouvoir ; mais les deux derniers, Sylla et César, ne jouèrent pas le jeu...
L'un de ces pouvoirs, et le plus important, est l'imperium, détenu par un magistrat qui pouvait être un consul, un prêteur ou un dictateur à Rome, ou un proconsul dans les provinces. C'était à l'origine essentiellement un pouvoir militaire qui s'étendit par la suite aux affaires politiques et à la justice. Dans l'armée, le titulaire de l'imperium était l'imperator ; avec le temps, la fonction d'imperator devint un titre, donné à l'initiative des troupes à leur général vainqueur ( et confirmé par le Sénat ).
César ayant été assassiné pour avoir laissé croire qu'il aurait pu rétablir la royauté à son profit ( mais rien ne prouve qu'il en avait réellement l'intention ), Octave se montra plus habile lorsqu'il eût conquis le pouvoir. D'abord, il confirma la pérennité de la République : elle continuerait sous une autre forme, voilà tout, ce qui rassura un peu les Républicains ( qui n'eurent pas le choix ), et elle continuera si bien que l'on s'y référa jusqu'à la chute de l'Empire d'Occident, en 476 ! Du strict point de vue du Droit Constitutionnel, il n'y a jamais eu d'Empire romain !
Mais il y avait une concentration des pouvoirs, précédemment dispersés entre plusieurs magistrats, dans la main d'Auguste et de ses successeurs, et, parmi ces pouvoirs, il y avait l'imperium, qui permettait, directement ou par légats interposés, de commander toutes les légions et de gouverner toutes les provinces. Avant tout chefs militaires, ils étaient donc imperator, que nous avons traduit par empereur.
Comme il y a eu un Empire colonial français sous trois Républiques, il a eu un Empire romain, au sens géographique du terme, sous la République, dès l'instant que le pouvoir de Rome déborda de l'Italie pour aller conquérir les terres autour de Mare Nostrum : l'Espagne, la Grèce, la Gaule, l'Afrique du nord, le Proche-Orient... mais le mouvement était amorcé bien avant César qui n'a peut-être pas tiré tout le parti qu'il aurait pu de la situation. Faute de temps ou faute d'idées ? On ne le saura jamais, mais Octave, lui, a eu les idées et le temps.
Comment est racontée l'histoire ?
Cet album est le premier dont Christophe Simon assure le dessin en entier. Son travail ne mérite que des éloges : les personnages sont vivants et expressifs. Il y a peu de décors autres que naturels, à l'exception du camp romain et de la ferme, mais l'ensemble est réaliste.
Je lui reprocherai cependant un certain manque de profondeur dans certaines scènes ; ainsi quand Enak suit Celsona ( pages 33 à 35 ) : si celle-ci ne se rend pas compte qu'elle a quelqu'un à ses trousses, et qu'on la surveille... ; de même dans la scène du pont, page 37. Mais c'est très mineur. Je suis un peu plus gêné par l'aspect pittoresque mais peu vraisemblable des guerriers ibères, comme je l'ai dit dans l'article consacré à leur pays.
Il faut relire l'histoire plusieurs fois pour bien en apprécier le scénario qui est assez habilement construit et plus complexe qu'il n'y paraît. Cette histoire d'alliances conclues puis dénoncées, et de trahisons en cascades, est bien menée, donc intéressante.
Les personnages
Alix : nous l'avions laissé à la fin du précédent épisode un peu confus devant César. Ici, il commence par s'emporter contre lui ! Il faut reconnaître qu'il se passe en Hispanie quelque chose qu'Alix n'aime pas : la guerre, même s'il la juge inévitable, déborde sur les populations civiles. Et puis, César lui fait croire qu'il va faire de lui un colon, c'est à dire un fermier, en Hispanie : imagine-t-on Alix, qui n'a jamais cessé de bouger ou presque, cultivateur ou vigneron attaché à sa terre ? Fort heureusement, les Ibères y mettent bon ordre, et Alix peut se relancer dans l'action, ce qu'il préfère visiblement, bien qu'il ne possède pas toutes les cartes en main. Partagé comme souvent, il sert César mais ne peut s'empêcher d'admirer Tarago, ce qui reste conforme à sa personnalité. Là encore, il permet la conclusion de l'histoire, mais ne triomphe pas.
Enak : il semble que le dessinateur a pris acte que cette histoire se déroule quelques années après les précédentes et l'a fait vieillir un peu : ce n'est plus le frêle adolescent que nous connaissions jusqu'à présent, mais un jeune homme robuste. Il n'a rien perdu en assurance et en courage, notamment lorsque Tarago le menace. Par la suite, il accomplit avec succès les missions dont Alix le charge, et combat résolument à Munda. Aurait-il enfin trouvé ses marques ?
Et, par ordre d'entrée en scène :
César : ( voir ci-dessus l'article qui lui est consacré ) alors qu'il ne fait généralement que de brèves apparitions dans les autres aventures d'Alix, il est ici beaucoup plus présent. Il est vrai qu'il aurait été difficile de raconter cette campagne d'Hispanie, qu'il dirigeait personnellement, sans le montrer ! On peut se demander si ce stratège avisé s'est montré bien prudent en dissimulant une fortune dans la ferme offerte à Alix, et cela sans prévenir celui-ci ; elle aurait sans doute été mieux protégée au milieu des légionnaires, mais il n'y aurait pas eu d'histoire. Et puis raconter ça à Labienus, dont la loyauté est plus que douteuse : quelle naïveté, et ce n'était même pas un piège ! Ce cadeau empoisonné aurait pu être la réponse aux reproches que lui adresse Alix, à propos de son attitude envers les civils ( page 3 ). Par la suite, il louvoie entre traîtrise, celle de Labienus, et ralliement ( celui de Celsona et Mandonitos ) pour conserver un avantage qui se concrétisera sur le champ de bataille.
Sextus Pompée et Cnaeus Pompée : les deux fils du Grand Pompée jouent ici à la fois leurs vies et la dernière chance de leur parti. Malgré les forces importantes dont ils disposaient, ils ne purent empêcher, comme c'est raconté ici, de nombreuses défections dans leurs rangs : d'abord des Ibères, mais aussi des Romains installés en Hispanie qui avaient senti le vent tourner. Cnaeus ne survécut pas à la bataille de Munda, mais Sextus réussit à s'échapper et poursuivra la lutte pendant une dizaine d'années en utilisant à son profit une partie de la flotte romaine.
Tarago : il n'est pas à une contradiction près en s'alliant à des Romains pour empêcher d'autres Romains de mettre la main sur son pays, du moins le croit-il. Mais les jeux étaient faits depuis longtemps et il ne semble pas que la victoire des Pompéiens ou celle de César ait changé quelque chose au destin de l'Hispanie qui, rappelons-le, était déjà très lié à Rome. Quoi qu'il en soit, il y avait bien de Ibères dans les deux camps, et, en ce qui concerne Tarago, les Pompéiens avaient été les plus éloquents et aussi les plus généreux. Sa fierté et son intransigeance lui font adopter ce qu'il croit être le parti du moindre mal, et il n'hésitera pas à se supprimer quand il comprendra que ses alliés lui ont menti, que ses compatriotes l'ont lâché, et que tout est donc perdu. C'est un personnage intéressant et un beau caractère, digne de la grande galerie des héros malheureux que rencontre Alix, mais sa révolte était inutile : les derniers soubresauts des Ibères ne tarderont pas à s'arrêter.
Jorge : l'ami de Tarago ( dont les participants au forum reconnaîtront le modèle ) est un compagnon dévoué, soucieux de le renseigner sur le conflit en cours tout en essayant de tenir à l'écart les villageois qui n'y peuvent rien. On le perd de vue quand le récit ne concerne plus que les combattants.
Labienus : ( voir aussi : La cité engloutie ) ancien adjoint de César pendant la guerre des Gaules, Titus Labienus s'empressa de rallier Pompée dès le début de la guerre civile. Ici, il semble d'abord revenir au service de César, pour le trahir à nouveau à la première occasion qui, pour lui, sera la dernière. Dommage pour ce vaillant combattant, qui n'avait pas fait de cadeaux aux Gaulois, et que les auteurs le chargent un peu : la seconde trahison est imaginaire.
Celsona : la sœur de Tarago joue un jeu dangereux entre les troupes de César et celles de son frère qui lui accorde toute sa confiance. Elle a compris plus vite que lui que toute lutte contre les Romains n'a aucune chance de réussir : que peuvent espérer les Ibères après deux siècles de combats qui se tous terminés par des échecs ? Le tout est de trouver les bons Romains auxquels se rallier. Son attitude est cohérente avec celle de Mandonitos : lequel des deux a convaincu l'autre ? Mais comme bien souvent dans les aventures d'Alix, et bien que celui-ci n'y soit pour rien cette fois, cette fille courageuse aura un fatal destin.
Mandonitos : le soupirant de Celsona ( apparemment en cachette de son frère, ce qui est difficilement compréhensible puisqu'ils sont censés combattre du même côté, du moins au départ ; la confiance de Tarago serait-elle sélective pour les affaires de famille ? ) a lui aussi compris de quel côté la balance allait pencher, et ce n'était pas celui de son premier engagement. Lui aussi change de camp pour protéger son pays, et cela malgré la perte de Celsona. Mais le dernier combat lui sera fatal également. Son nom est peut-être forgé d'après celui de Mandonius, un révolté Ibère de la première heure, dès -206.
Conclusion
Même si l'histoire présente quelques faiblesses, et quelques raccourcis qui ne facilitent pas la compréhension, les caractères des personnages épisodiques sont intéressants et le rôle d'Alix est plus actif que dans certains autres récits. Tout cela est bien mis en valeur par une illustration remarquable.
Sources : l'ensemble de la période romaine est très bien expliqué dans l' « Histoire du monde », de Jean Duché ( Flammarion ) ; pour les détails, j'ai eu recours au « Dictionnaire de l'Antiquité », de Jean Leclant ( PUF ) et à des sites Internet ; l'article sur César provient surtout de l' « Histoire de la Rome antique », de Lucien Jerphagnon ( Pluriel ).
La prochaine fois : « Le démon du Pharos » ( Les Ptolémées, quelle famille ! Alexandrie : son Musée, sa Bibliothèque, son Phare, son dieu Sérapis... ).
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