Une polémique, grave de conséquences plus lointaines pour l'hebdomadaire Pilote, éclate en 1971, avec sa mise en cause par un article du quotidien Le Monde, envenimée par une attaque virulente de François Cavanna dans Charlie Hebdo. René Goscinny qui, avec Jean-Michel Charlier, dirige Pilote, avait changé « Le Journal d'Astérix » après 1968, en « Journal qui s'amuse à réfléchir ». Il avait engagé en 1966 des dessinateurs de Charlie Hebdo, animé par Cavanna et frappé alors d'une lourde interdiction : Cabu, du mensuel Hara-Kiri dès sa création en 1960, Gébé (alias Georges Blondeaux) et Reiser. Fred, un des piliers du premier Hara-Kiri, avait déjà rejoint Pilote début 1966 (et sans aucun regret), pour y publier le fantastique Philémon, héros précurseur de la fantasy. Des interdictions ont menacé plusieurs fois la survie du journal « bête et méchant », Hara-Kiri. Une première crise avait aussi frappé le journal Pilote, après mai 1968, quand Goscinny, à la suite d’un fâcheux concours de circonstances, avait dû affronter seul une partie de la rédaction érigée en une sorte de tribunal.
Finalement, Gérard Pradal est rédacteur en chef « technique », Charlier est nommé rédacteur en chef littéraire et Goscinny accepte le poste de directeur de la publication. Il propose alors « un journal de type nouveau, avec prise directe sur la vie, réunions de rédaction, pages d'actualité, etc. » C’est l'occasion enfin de faire de Pilote un laboratoire d’expériences graphiques et un journal satirique, en somme une sorte de Mad (revue satirique américaine), à la française. Mais l'ambiance a changé, et l'émission radiophonique d'Europe 1 en 1969 où renaît la mythique « joyeuse bande de copains » dont font partie Gébé et Gotlib, fait illusion. Vont donc s'accentuer dans le journal, les thèmes d'actualité traités par des équipes si diverses que le critique Pierre Lebedel, en examinant le journal de janvier 1970 à février 1973, a pu relever « la collaboration de cent trente-huit dessinateurs et scénaristes qui, pour la moitié au moins, sont devenus des "vedettes" ». Le 22 avril 1971, l'équipe a travaillé sur le thème de la Saint Georges et fêté le président Pompidou, à qui elle consacre huit pages d'illustrations, parfois caustiques, et dénuées de complaisance. Bien plus tard, sous la rubrique « Politique », le 8 septembre 1971, Le Monde titre, sous la plume de Noël-Jean Bergeroux, : « M. Pompidou épaule Astérix ». Le plus intéressant n'est pas que le chef politique du quotidien parisien accuse Pilote, « le journal que l'on croyait destiné aux enfants », de récupération, avant tout commerciale, de la politique, ni même d'affirmer que « Reiser et Cabu donnent à Pilote ses dessins de noblesse du côté de la contestation et du non-conformisme ». Noël-Jean Bergeroux met surtout le doigt sur la particularité d'un journal qui veut à la fois élargir son public tout en gardant « la clientèle des enfants » (encore que le terme « adolescents » serait plus approprié). Cette critique met en évidence la situation ambiguë et peu confortable d'un journal qui a peu à peu changé de lectorat sans l'avoir jamais annoncé clairement. De nombreux dessinateurs de Pilote, engagés dans « la recherche d'une nouvelle formule », à la lecture de la critique du Monde, montrant un journal en porte-à-faux avec son public, ne pourront que voir s'accroître leur malaise. De fait, Pilote est un journal désormais bâtard, même si son contenu hétéroclite dénote une forme d'humour pluriel. René Goscinny, tout en guérissant les adultes d'une lecture des « petits mickeys » vécue comme une maladie honteuse, a fait considérablement évoluer le genre, même strictement conçu pour la jeunesse. En 1972, le directeur-scénariste croit avoir opéré sans dégâts la « transformation, à peu près unique dans la presse française » du journal. La création de deux journaux, l'un privilégiant les séries de bande dessinée, destiné à un public jeune, l'autre tourné, selon les vœux de Goscinny, vers l'humour un peu grinçant inspiré par la revue américaine Mad et une clientèle plus âgée, avait été envisagée, en particulier par Jean-Michel Charlier, opposé depuis toujours au mélange des genres : « J'avais proposé qu'on crée un second journal qui soit, pour les plus âgés, la suite normale de Pilote (...) » confie-t-il à Guy Vidal. Jacques Goimard, en janvier 1971, écrivait dans Le Monde : « En France, des séries récentes ont réduit l'écart qui séparait enfants et grandes personnes : Astérix ou Lucky Luke contiennent des allusions nécessitant une lecture au second degré, fondée sur des références précises que seuls détiennent des adultes cultivés. » La page polémique de M. Bergeroux ne pouvait pas laisser les auteurs de Pilote indifférents. En décidant de répliquer bon gré mal gré, dans les pages de Pilote n° 621, daté du 30 septembre, on peut dire que l'équipe plutôt contrainte par Goscinny, a fait le plus mauvais choix, la meilleure solution étant sans doute de ne rien faire. L’affaire s'envenime le 11 octobre lorsque Cavanna, dans Charlie Hebdo n° 47, fait mine de s'étonner que Le Monde parle du journal Pilote « Comme repoussoir ». Il ajoute méchamment : « Pilote, vous savez bien : ce truc dans le genre Pif le Chien mais chef d'escadrille. Ce mal qu'il en dit ! Il a vraiment beaucoup de goût, Bergeroux. Il sait même reconnaître ce qui est caca. » En fait, Cavanna veut obliger les dessinateurs Cabu, Gébé et Reiser à rejoindre son journal. Ce père abusif exige davantage : qu'ils travaillent « en exclusivité » pour les éditions du Square. Ils vont d'ailleurs quitter définitivement Pilote au mois de février 1972. Or, René Goscinny déclarait en 1972 : « La bande dessinée a fini par abattre des tabous, des barrières et des préjugés. » C'est évident aussi que le journal Pilote a vieilli avec ses lecteurs qui ont continué à lui être fidèles au-delà de leur première adolescence. Cette première crise larvée se soldera plus tard par le départ de créateurs originaux qui se sentaient bridés, et par la mensualisation du journal en 1974. Il en résultera surtout la création de revues nettement pour adultes, comme L'Echo des savanes (en mai 1972), Fluide glacial (1975), et (1975), confirmant, avec la création complémentaire des revues Circus (1975) et A suivre (1978), la confiscation de la bande dessinée par les adultes. La bande dessinée juvénile, mise sous une surveillance étroite depuis 1949, reconnue et sortie des « lectures honteuses », grâce à des hommes comme Goscinny et Hergé, surtout au début des années 60, est en train d’échapper à son public originel, celui de la jeunesse.