Etrange coïncidence : quelques jours après la disparition de Jacques Martin, je publie mes commentaires sur La Griffe noire, la première aventure d'Alix que j'ai lue, et longtemps la seule. C'était dans Tintin, et j'ai attendu presque quinze ans pour lire la suivante en album, mais depuis, je me suis rattrapé.
C'est une histoire riche en action, en déplacements et en thèmes, de Pompéi à l'Afrique équatoriale ; ce sera entre autre l'occasion de comparer le voyage d'Alix avec celui, légendaire ou pas, attribué au Carthaginois Hannon.
Alors, direction pour commencer : Pompéi, lieu enchanteur, magique...
C'est une histoire riche en action, en déplacements et en thèmes, de Pompéi à l'Afrique équatoriale ; ce sera entre autre l'occasion de comparer le voyage d'Alix avec celui, légendaire ou pas, attribué au Carthaginois Hannon.
Alors, direction pour commencer : Pompéi, lieu enchanteur, magique...
LA GRIFFE NOIRE
Cinquième aventure d'Alix
Cinquième aventure d'Alix
Le résumé
Invité à Pompéi chez son cousin Pétrone, Alix assiste à une étrange vengeance : successivement, cinq notables de la ville, dont Pétrone lui-même, sont agressés et paralysés par un poison qui leur est inoculé à l'aide d'une sorte de griffe. Les agresseurs sont des Africains dirigés par un mage, Rafa, qui dispose de pouvoirs hypnotiques dont il se sert d'ailleurs pour exécuter par noyade l'un des notables. Alix découvre rapidement que ces cinq hommes sont d'anciens officiers qui ont fait détruire une petite ville d'Afrique du nord, Icara, et massacré sa population à la suite d'un quiproquo, alors qu'aucune faute n'avait été commise par les habitants. Pour tenter de sauver les victimes survivantes, ainsi qu'un jeune garçon paralysé par erreur, Alix part pour l'Afrique équatoriale à la recherche de l'antidote. Mais Rafa et ses complices veillent...
Quand cela se passe-t-il ?
Le récit ne donne aucune référence de date par rapport à un fait historique connu. Nous sommes forcément pendant la période de temps au cours de laquelle nos héros vivent leurs aventures, puisque nous retrouverons quelques uns des personnages dans les épisodes suivants, soit entre -51 et -48.
Où cela se passe-t-il ?
Toute la première partie de l'histoire se déroule à Pompéi ( voir ci-après l'article sur cette ville ), avec une brève incursion dans le passé, à Icara. Puis nous partons pour un long voyage maritime le long des côtes d'Afrique occidentale, jusqu'à un lieu indéterminé qui pourrait être proche du mont Cameroun ( voir ci-après l'article sur le périple ). Après diverses péripéties, l'action se conclut à Pompéi.
Le contexte historique
Faute de date précise, comme je l'ai dit ci-dessus, il n'est pas possible de rattacher cet épisode à un fait historique quelconque. La destruction de Carthage, qui est évoquée ici, à l'issue de la troisième guerre punique, a eu lieu un siècle auparavant ; elle a déjà fait l'objet de commentaires détaillés dans deux autres analyses d'albums déjà publiées : « Le spectre de Carthage », par Diégo, sur le site Alix l'intrépide, et « L'île maudite », sur le présent forum.
Il ne semble pas qu'à cette époque, une ville ait pu être détruite « par erreur », comme il est dit ici, ni qu'un triomphe ait été accordé aux seuls officiers qui en étaient responsables : le triomphe était une cérémonie très ritualisée réservée aux seuls généraux en chefs ( voir l'article ci-après ), ce que n'étaient pas nos cinq militaires. Et le Sénat ne l'accordait pas aussi facilement : il avait lanterné Pompée lui-même pendant plus d'un an, malgré ses victoires en Orient, tout à fait incontestables et justifiées, celles-là.
Comment est racontée l'histoire ?
Il y a en fait deux histoires qui se succèdent : d'abord un récit criminel à Pompéi, puis un long et aventureux voyage sur mer et sur la terre africaine, mais l'ensemble est un récit d'action et non de mystère.
En effet, le scénario présente deux phases nettement séparées : dans une première partie, on assiste à une enquête qui est presque dépourvue de suspense, puisque les explications succèdent rapidement aux faits mystérieux, tandis que la seconde partie est surtout constituée d'actions d'éclat.
La première partie « pompéienne » nous mène jusqu'à la page 31, c'est à dire à la moitié de l'album. Nous assistons à une affaire où plusieurs personnages sont agressés les uns après les autres, parfois jusqu'à ce que mort s'ensuive, à cause d'une faute commise par eux dans le passé ; les circonstances des agressions sont différentes, mais le mode opératoire faisant appel à la griffe est identique. Cela n'est pas sans rappeler les célèbres « Dix petits nègres » d'Agatha Christie, sauf que là, les victimes ne sont que cinq, six en comptant le jeune garçon, Claudius.
Toutefois, alors que le mystère sur le « comment » et le « pourquoi » aurait pu être entretenu jusqu'à la fin de l'histoire, on voit tout de suite Rafa et ses complices dans leurs œuvres et le drame d'Icara nous est conté sans réticence par l'un de ses protagonistes. En fait, le but de cette partie n'est pas de nous faire nous interroger sur les raisons de la vengeance ni sur les modalités de celle-ci, qui nous sont rapidement exposées, mais sur la manière dont Alix va affronter « l'homme à la griffe ». Il est en fait le seul à s'opposer aux vengeurs, puisque les anciens officiers, tout courage envolé, se conduisent plutôt comme des veaux menés à l'abattoir. Bien sûr, cela ne va pas toujours sans dommages pour lui ( voir la scène sur le toit, pages 16 et 17 ), mais dans l'ensemble, il s'en tire mieux que ceux à qui est réservé l'usage de la griffe et de son poison, et même si lui aussi est sensible au pouvoir hypnotique de Rafa ; mais quel homme normal ne le serait pas ? Toutefois Alix découvre vite comment se prémunir contre ce pouvoir, obligeant le mage à recourir à des expédients plus matériels ( page 28 ) ; à noter que le mage est très sensible aux lancers de pierres, ce qui nous vaut quelques scènes presque comiques.
On peut donc se demander pourquoi l'auteur dévoile si rapidement les ressorts de l'intrigue. C'est peut-être qu'entretenir le mystère aurait paralysé l'action, tandis qu'ici, on voit Alix prendre connaissance des énigmes et y trouver la parade presque instantanément, soit par son intervention personnelle, soit par celle d'autres personnages comme Servio. C'est donc l'action et elle seule qui est privilégiée, et tant pis pour d'hypothétiques interrogations.
Dans la seconde partie, l'action est reine, et sans opposition. Un voyage maritime au long cours, un siège par de terribles Africains dirigés par un méchant Phénicien ( encore un ! ), des tribulations dans la jungle équatoriale avec des fauves peu accommodants et des indigènes tout aussi malintentionnés... je n'entre pas davantage dans les détails et je laisse au lecteur le soin de savourer ces ingrédients parties prenantes de tout bon récit d'aventures exotiques, mais ici somptueusement et vigoureusement traités et mis en scène. Nous sommes néanmoins dans un schéma plus classique et moins inattendu. Toutefois, alors que nous croyons nos héros presque tirés d'affaire et arrivés au but, l'auteur nous ménage un dernier rebondissement avec une attaque de pirates commandée à distance par Rafa, et la perte de toutes les doses d'antidote au poison qu'ils ont eu tant de peine à se procurer en Afrique, sauf une. Mais là encore, les ennuis, pour sérieux qu'ils soient, ne durent pas longtemps : la marine romaine veille au grain et Alix pourra achever sa mission, pour incomplète qu'elle sera finalement, ce qui lui vaudra un ultime cas de conscience et une décision judicieuse de sa part dont bénéficiera le jeune Claudius.
A ce propos, on remarquera que, bien qu'il se soit écoulé un long délai entre son contact avec la griffe et sa guérison, Claudius paraît en bonne forme et absolument pas dénutri, puisqu'il se lève et marche aussitôt après avoir absorbé l'antidote. Bien qu'il soit resté inconscient, on a donc pu lui donner à manger et à boire pendant toute l'absence d'Alix, et il doit en être de même pour les quatre autres survivants, qui n'auront pas comme lui la chance de se réveiller.
Et le dessin ? D'épisode en épisode, il se bonifie et s'enrichit. Après les ébauches des trois premiers albums, le style « martinien » se révèle à partir du quatrième et nous le voyons ici abouti ou presque ( il faudra attendre encore le sixième album ), avec une profusion de détails qui donnent au récit sa véracité, et aussi cet art d'utiliser la couleur qui rend le dessin extrêmement réaliste.
Malgré une construction qui peut paraître déroutante, et la frustration qui peut être engendrée par des révélations trop tôt venues sur les énigmes de la première partie, l'ensemble constitue d'abord un excellent roman d'aventures, mais aussi une réflexion sur le devoir de mémoire qui peut entraîner l'esprit de vengeance, ainsi que sur la faillibilité humaine, à laquelle personne n'échappe, même un héros comme Alix.
Encore des pirates
Je leur ai déjà consacré un article dans les commentaires de « La chute d'Icare », auquel le lecteur voudra bien se reporter.
Les lieux
Pompéi et son histoire
Les circonstances dramatiques qui ont vu la ville engloutie par l'éruption du Vésuve, le 24 août 79, ont permis non seulement de la retrouver telle qu'elle était, ou presque, mais aussi de reconstituer ce que le volcan avait détruit. De nombreux ouvrages richement illustrés et documentés lui ayant été consacrés, j'y renvoie le lecteur et je me contente d'esquisser l'histoire et la situation de la ville.
Curieusement, c'est sur un éperon volcanique de lave préhistorique que fut fondée la cité antique, dans la seconde moitié du -VII° siècle, à l'embouchure de la rivière Sarno, où une lagune permettait d'abriter des bateaux, et à un carrefour de routes, vers Cumes, Nola et Stabies. Les fondateurs seraient des Osques, un peuple d'agriculteurs et de pêcheurs locaux, qui auraient abandonné leurs anciens villages pour ce site plus stratégique dont la position élevée permettait de contrôler toute la côte ; toutefois, les sources y étaient rares. Avec une première extension à la fin du -VI° siècle et l'édification du temple d'Apollon, Pompéi devient une vraie ville.
Jusqu'au milieu du -V° siècle, c'était une ville étrusque. Les Étrusques construisirent les premières fortifications ; leur implantation en Campanie avait pour cause l'existence dans le sud de l'Italie, de nombreuses colonies grecques, riches et puissantes, qui nuisaient à leur expansion et à la desserte de leurs routes commerciales. Mais en -474, les Étrusques sont battus à Cumes au cours d'une bataille navale par une coalition de villes grecques ; l'influence grecque supplanta alors l'influence étrusque à Pompéi.
Entre la fin du -V° siècle et le début du -IV° siècle, les Samnites en prennent le contrôle ; ces montagnards descendus des Abruzzes à la recherche de nouvelles terres cultivables l'intègrent dans une coalition comprenant Herculanum, Sorrente, Stabies et Nocera. Pompéi connaît un premier essor qui se traduit par l'agrandissement de ses remparts : elle est désormais entourée par 3 220 m de murailles pour 60 ha de terrain.
A la fin des guerres samnites, en -290, toute la Campanie passe sous la domination romaine. Pompéi sera la fidèle alliée de Rome durant les trois guerres puniques, ce qui lui valut quelques difficultés avec l'armée d'Hannibal : ses murailles endommagées seront reconstruites et renforcées après le conflit.
C'est au cours du -II° siècle que Pompéi connaît la période la plus faste de son histoire grâce aux débouchés commerciaux ouverts par la victoire de Rome sur Carthage. Son produit le plus recherché était le vin, en particulier celui du cépage Holconia, du nom d'une famille de la ville ; mais il y en avait d'autres : les sauces de poisson, les textiles, la vaisselle de bronze. Si le port de Pompéi était resté de taille modeste, ses commerçants avaient accès à celui, tout proche et plus important, de Pouzzoles.
A cette époque sont construites des demeures privées, vastes et luxueuses, rivalisant avec les résidences royales hellénistiques dont elles s'inspirent : la « Maison du Faune », avec ses 3 000 m2, est plus vaste que le palais des Attalides de Pergame ! Sont également édifiés alors le forum et son portique, le temple de Jupiter, le macellum ( marché de la viande et du poisson ), la basilique, les thermes et le théâtre.
Hélas, la guerre sociale, de -91 à -89, entre Rome, accusée d'accaparer les terres publiques, et ses anciens alliés qui s'estimaient lésés, vient troubler cette belle évolution. Pompéi se rallia aux rebelles et dut capituler devant Sylla ; ce dernier, revenu d'Orient en -80 après avoir combattu Mithridate, en fit une colonie militaire romaine dont la population fut divisée, au sein de la cité, en « deux espèces de citoyens » : les anciens Pompéiens regroupés dans le centre urbain et les 2 000 vétérans devenus colons, qui vivaient à l'extérieur, mais qui avaient la prééminence. Les vastes domaines des premiers sont occupés par de riches colons, tels que Cicéron, qui font de Pompéi leur lieu de villégiature.
Aux précédentes constructions viennent s'ajouter alors un temple de Vénus, un Odéon destiné aux manifestations musicales et un amphithéâtre de 20 000 places pour une population qui ne dépassa jamais 15 000 habitants.
La ville élisait ses propres magistrats : les deux quinquennaux, élus tous les cinq ans, qui procédaient aux recensements, les deux duovirs, élus pour un an, qui avaient des attributions judiciaires, et les deux édiles, chargés de l'entretien des bâtiments publics, ainsi que du contrôle des marchés et des prix.
Telle était Pompéi à l'époque d'Alix.
Par la suite, la ville continua à prospérer et à s'embellir, jusqu'à ce qu'en 62, un séisme l'endommage gravement, ainsi qu'Herculanum. Les deux villes n'étaient pas encore tout à fait reconstruites quand survint la catastrophe de 79. Il faut dire que le Vésuve, éteint depuis près d'un millénaire, n'était plus une source d'inquiétude pour les habitants, qui ignoraient d'ailleurs que c'était un volcan : il était entièrement recouvert de cultures et de forêts.
Des indices retrouvés récemment et portant sur la végétation ainsi que sur les monnaies utilisées au moment de l'éruption indiqueraient que celle-ci aurait plutôt eu lieu à l'automne, probablement le 24 octobre 79.
Icara
Cette ville-ci, en revanche, est imaginaire. Elle ressemble à de nombreuses petites cités côtières d'Afrique du nord, alliées à Rome depuis la chute de Carthage dans le cadre de la provincialisation de la région, par exemple à Utique, dont elle est proche.
La médecine à Rome
Au début de cette histoire, on voit un personnage dénommé « soigneur » au chevet de l'une des victimes de la griffe noire et apparemment bien embarrassé... Si la médecine de l'époque aurait été probablement impuissante contre le poison de Rafa, il ne faut pas croire qu'elle était inexistante, ni incompétente.
La médecine romaine fut d'abord locale, puis elle emprunta beaucoup aux Grecs.
Jusqu'au -II° siècle, Rome n'a pas de médecins de métier : c'est le pater familias qui veille sur la santé de sa famille. Les noms populaires des plantes médicinales locales disent assez qu'il se croit bien armé pour soigner les siens puisqu'il a sous la main des plantes pour la rate, le poumon, le sein, la matrice ; contre la diarrhée, la constipation, la fièvre, la toux, l'angine, l'épilepsie, les calculs, les verrues, les ulcères, les écrouelles, les pustules, les panaris, les morsures de serpents, l'impuissance, les hémorroïdes, et une herbe contre cent, mille et toutes les maladies : centi-mille-omnimorbia. Il connaît aussi les vertus de la panacée latine, le chou, et ne dédaigne pas non plus la magie qui reste fort répandue dans le peuple et connaît même un certain renouveau sous l'influence de l'Orient.
Mais ce qui était possible dans un monde rural aux exploitations modestes ne le reste pas quand l'Italie s'urbanise et quand l'agriculture cesse d'être familiale au moment même où Rome part à la conquête de son futur empire, et notamment de la Grèce.
A partir du milieu du -II° siècle, s'implantent en Italie des médecins Grecs qui, évidemment, se font payer pour exercer leur art et qui diffusent la langue médicale grecque. En effet, les médecins de l'époque romaine qui nous sont connus sont des citadins originaires de Grèce ou d'Asie mineure, hellénophones et qui jamais n'envisagent d'exercer leur profession en latin.
Il faut dire que ces médecins Grecs ne partaient pas de rien. En Grèce, aussi loin que l'Histoire remonte, l'exercice de la médecine est une profession, un art parmi les autres arts, un métier parmi les autres métiers, permettant à celui qui l'exerce de gagner sa vie. Le fondateur mythique de la médecine grecque est le dieu Asclépios ( cf. « Le cheval de Troie » ) et son grand ancêtre humain est Hippocrate, le médecin de Cos ( -V° siècle ), qui lui-même s'était beaucoup inspiré de la médecine égyptienne, la plus avancée de l'époque.
Les premiers médecins ne s'instruisent pas dans des écoles, mais par apprentissage dans le cercle familial. Le père instruisait son fils, puis accepta le gendre, le neveu, le disciple. Quand ce cercle élargi ne put se contenter de l'enseignement oral, il fallut des livres, et ce fut la naissance de la littérature médicale. Les meilleurs se mirent à voyager, à vérifier les théories relatives à l'influence du milieu géographique et climatologique sur les pathologies des populations. Ce fut le cas pour Hippocrate, qui étudia en Egypte, tandis que Dioscoride partit à la recherche de plantes et que Galien ira d'abord de maître en maître, puis maître à son tour, se fournit aux meilleures sources en drogues authentiques. D'autres suivront les voies de la colonisation, et se laisseront engager par les villes au titre de médecin résidant, payé par la Cité pour être là et donner certains soins.
Une des nobles caractéristiques de cette médecine ancienne, c'est qu'elle est fondée sur une relation humaine : le médecin parle à l'homme malade, s'en fait entendre et souvent écouter. Il n'est donc pas enchanté de soigner la femme et l'enfant, qui ne sont pas complètement humains à ses yeux ; en effet, d'Aristote est plus ou moins restée l'idée que la femme est le premier « monstre » dans l'échelle des êtres, elle n'intéresse que comme procréatrice et on ne la soigne guère qu'en vue de la procréation. Rares sont ceux qui, comme Soranos d'Ephèse ( I°/II° siècles ), respectent la vie privée des femmes tout en se pliant aux nécessités que leur impose la clientèle des grandes familles romaines. La pédiatrie est encore moins développée, le bébé n'étant pas encore vraiment humain.
L'exercice de la médecine n'est fondé sur aucun droit ou diplôme : est médecin celui qui dit l'être. La réputation du médecin est donc essentielle à sa pratique, d'où la nécessité d'une déontologie qui protège à la fois le médecin et son client, et dont le morceau de bravoure est le fameux « serment d'Hippocrate » ( -V° siècle ) qui établit presque définitivement les bonnes règles de la profession, même s'il ne fut à aucune époque prêté par tous les médecins.
A côté de médecins spécialistes des diverses parties du corps et des auxiliaires médicaux, il existait aussi des corps particuliers de praticiens : médecins des jardins, des théâtres, des cirques, des écoles de gladiateurs. A Pergame, Galien peaufine ses connaissances anatomiques sur les corps suralimentés ou gravement blessés de ses patients. Grâce à l'éruption du Vésuve en 79, on sait que la riche Campanie était bien soignée : certains des corps d'Herculanum, extraordinaire coupe de population fauchée d'un seul coup, avaient connu des périodes de malnutrition, mais le niveau général de leur santé était plutôt bon et certaines fractures avaient été bien traitées.
De la Bretagne insulaire au Tigre, la présence des médecins romains est attestée sous l'Empire par les récits historiques, les inscriptions, les objets archéologiques et certaines découvertes paléo-pathologiques, qu'il s'agisse de médecins itinérants dans des lieux à l'écart de tout, ou de médecins militaires dans des camps et des hôpitaux provinciaux, et sur le limes.
Un tel service de santé n'existera qu'après César, au temps de la Pax Romana. Les détails de la pratique quotidienne, en particulier le système des exemptions temporaires pour maladie nous est connu. Les flottes ont aussi leur corps de santé.
C'est seulement en Gaule, en Germanie et en Bretagne qu'on trouve des cachets d'oculistes et les rares collyres inscrits ; il devait pourtant y avoir des maladies des yeux ailleurs. Ces pierres gravées le plus souvent sur leurs quatre faces latérales, sortes d'ordonnances, témoignent ainsi d'une pratique particulière tenant à des raisons multiples, dont l'éloignement des lieux de production des ingrédients et de fabrication des médicaments composés : l'ocularius circule avec ses remèdes secs et les distribue lors de ses tournées. Mais on ne sait pas comment faisaient les médecins d'autres spécialités.
Alors que les cités grecques intervenaient très peu dans la gestion de la santé, tout au plus certaines faisant appel à des médecins publics, dans le monde romain, très sensible aux charmes du droit, l'intervention étatique va beaucoup plus loin. Vers -49, César encourage la venue de médecins Grecs en leur accordant un privilège : le droit de cité. Plus tard, d'autres privilèges juridiques et des immunités d'impôts leur sont accordés, mais en contrepartie, dès -81, la Lex Cornelia punit, entre autres, les empoisonneurs au nombre desquels ne manqueront pas de figurer des médecins imprudents, ce qui sera un gros handicap pour le développement de la pharmacologie, à une époque où l'on s'entre-empoisonne joyeusement. Les Institutes de Justinien prévoient le cas du médecin poursuivi pour impéritie.
Il n'y aura jamais d'enseignement officiel, pas d'école au sens universitaire, pas de diplôme, même si le Bas-Empire prévoit des bourses pour les provinciaux qui veulent venir étudier à Rome. Cette époque traduit et compile ses connaissances, y compris les traditions populaires, surtout en Gaule et en Afrique du nord.
Le périple africain d'Alix reproduit-il le périple de Hannon ?
Le long voyage africain d'Alix évoque irrésistiblement celui du navigateur Carthaginois Hannon qui, selon certains historiens, aurait exploré les côtes africaines jusqu'au mont Cameroun. D'autres disent au contraire que ce périple de Hannon serait purement imaginaire...
Attention : si rien ne prouve que le périple de Hannon soit entièrement légendaire, rien ne prouve non plus qu'il se soit déroulé selon le récit qui est connu. Le plus vraisemblable est qu'il s'agit d'une compilation de plusieurs voyages d'exploration et de relations commerciales, car il y a tout de même des détails qui s'approchent de la réalité. A l'époque, compte tenu des faibles effectifs envoyés en mission, il n'était pas question de colonisation : pour cela, il aurait fallu prévoir des armées entières. Pas question non plus de traite d'esclaves : s'il y avait bien des esclaves, et beaucoup, ils venaient par caravanes et de moins loin ; les bateaux n'allaient pas assez vite et n'en auraient pas transporté assez pour que l'affaire soit rentable.
Revenons un instant à Alix ; ce que nous savons de son voyage se résume à peu de chose : après une « croisière » le long d'une côte équatoriale, il s'achève au pied d'un volcan, au sein d'une forêt peuplée de Noirs. Si à son voyage nous ajoutons celui de Rafa, nous voyons que celui-ci est basé dans un ancien comptoir Carthaginois sur la côte africaine, un peu avant l'objectif d'Alix. Il n'y a aucune précision géographique, mais la carte qui est montrée page 32 pourrait correspondre à la région du mont Cameroun ( c'est assez flagrant en comparant avec une photo prise par satellite ).
Il est toutefois peu probable qu'un comptoir carthaginois ait pu se maintenir aussi loin de la ville -mère un siècle après la chute de Carthage et qu'il comporte encore des Carthaginois de souche : Niarcas et quelques autres habitants. Mais si on ne s'en tenait qu'au vraisemblable, on n'écrirait jamais de romans, ni de BD.
Faute de mieux, pour imaginer le voyage d'Alix, nous sommes contraint de nous reporter à celui de Hannon, dont nous connaissons les détails, en espérant qu'ils ne sont pas tous imaginaires. Voyons cela de plus près.
Le périple de Hannon
La destruction totale de la littérature carthaginoise fut, comme celle de la littérature phénicienne, un désastre irréparable pour la géographie antique. Le périple de Hannon se situerait entre -630 et -530, voire seulement entre -465 et -425. C'est en effet à cette époque que Carthage réoriente, au sens propre, sa politique commerciale et vise désormais les richesses situées à l'ouest de l'Europe, qui se trouvaient auparavant contrôlées par Tyr.
Tous ces voyages exploratoires des Carthaginois ( on en cite un autre vers les îles Britanniques et l'Irlande, vers -450 ), avaient pour but de trouver de l'or et des richesses ainsi que les matières premières indispensables pour le développement de l'artisanat et du commerce. Ils recherchaient aussi de nouvelles routes maritimes et l'installation de nouveaux comptoirs commerciaux pour les aider à progresser dans les découvertes de nouvelles contrées.
Le périple de Hannon est rapporté dans un traité écrit en grec se présentant comme la traduction d'une inscription consacrée par Hannon dans le temple de Baal-Hammon ( Cronos pour le traducteur grec ), à Carthage. Il pourrait aussi s'agir d'un extrait d'un ouvrage plus important, simplement parce qu'on ne nous dit rien du voyage de retour qui n'a pas dû être simple en raison des vents et des courants contraires dans la région, en admettant, bien sûr, que le voyage aller ait bien eu lieu.
En admettant que le périple de Hannon soit un fait réel, même s'il fut accompli en plusieurs fois, les historiens ne se sont jamais mis d'accord sur son terme. Les plus enthousiastes font aller Hannon jusqu'au Cameroun, comme nous l'avons vu ; d'autres estiment que le point le plus éloigné qu'il ait pu atteindre se situe au niveau de la Guinée-Bissau ou de la Sierra Léone, voire encore moins loin. Cette incertitude provient du fait qu'on ignore à quelle vitesse progressaient les navires de Hannon, s'ils s'arrêtaient la nuit et quel était le rythme des escales. A l'aller, les vents et les courants pouvaient permettre de parcourir 25 à 30 lieues par jour, soit un degré de latitude ( environ 100 km ).
L'imaginaire comportant toujours une part de vérité, nous allons tenter de reconstituer le voyage de Hannon dans sa version la plus longue, celle qui va jusqu'au Cameroun. L'historien Jérôme Carcopino a décomposé ce voyage en cinq étapes. Je donne pour chaque étape le texte simplifié en italique, suivi de commentaires. Le lecteur aura intérêt à se munir d'une carte d'Afrique occidentale, de préférence dans un atlas.
Première étape : de Gadès ( Cadix ) à Thymiathérion ( Mehdiya, près de Kénitra, au Maroc ).
Les Carthaginois décidèrent que le suffète ( = amiral ) Hannon devrait naviguer au delà des Colonnes d'Hercule ( = détroit de Gibraltar ) et fonder une colonie de Lybio-Phéniciens. Il embarqua donc sur soixante vaisseaux, avec trente mille hommes et femmes, des provisions et l'équipement nécessaire.
Après avoir navigué au delà des Colonnes d'Hercule pendant deux jours, il fonda une première ville, Thymiathérion ( = autel de l'encens ) qui dominait une large plaine.
Les Lybio-Phéniciens sont des métis d'Africains et d'Orientaux. Le nombre de vaisseaux et de colons paraît énorme pour un seul voyage, d'où l'hypothèse que ce récit est la relation de plusieurs explorations, d'autant plus que la première ville fondée est relativement proche du point de départ, alors qu'on verra qu'il en existe déjà d'autres plus éloignées. La durée de cette première étape est vraisemblable pour la distance parcourue.
Deuxième étape : de Thymiathérion au cap Soloeïs, puis au Mur Carrien ( Safi ), puis vers Gytté et Melitta, et enfin un long arrêt à Lixus ( près d'Agadir ).
Naviguant alors vers l'ouest, nous arrivâmes à Soloeïs, un promontoire Lybien couvert d'arbres où nous fondâmes un temple dédié à Baal-Shaphon ( = Poséidon ).
Après avoir navigué pendant une demi-journée, nous atteignîmes un lac peu éloigné de la mer, encombré d'une grande quantité de hautes herbes dont se nourrissaient des éléphants et de nombreux autres herbivores sauvages.
Après une nouvelle journée de navigation, nous fondâmes sur la côte cinq nouvelles cités : Karikum-Teichos, Gytte, Akra, Melitta et Arambys.
Continuant notre chemin, nous arrivâmes au fleuve Lixus qui vient de Lybie et au delà duquel des nomades appelés Lixites font paître leurs troupeaux. Nous restâmes un certain temps avec eux et ils devinrent nos amis. Dans l'arrière pays infesté de bêtes sauvages et hérissé de grandes montagnes vivent des Éthiopiens inhospitaliers. Ils disent que le Lixus coule de cette région et qu'au milieu de ces montagnes habitent des Troglodytes d'allure étrange qui, d'après les récits des Lixites, peuvent courir plus vite que les chevaux.
La localisation de ces lieux demeure très incertaine et varie selon les commentateurs ; je ne donne que les plus vraisemblables.
Cap Soloeïs : soit le cap Blanc, aujourd'hui El Jadida, ex Mazagan, ou le cap Cantin, au nord de Safi.
Karikum-Teichos : Azemmour ; Gytte : Cotté ou El Jadida ; Akra : cap Cantin ; Melitta : Melissa ou Oualad Ali ; Arambys : Essaouira, ex Mogador.
Il est fort probable que certaines de ces villes étaient déjà fondées et que le voyage avait pour but d'y déposer de nouveaux colons, les « trente mille » personnes transportées ; dans ce cas, le convoi n'allait pas au hasard.
Le fleuve Lixus peut être le Souss, près d'Agadir, ou le Drâa, plus au sud. Les Lixites sont des nomades du Sahara occidental, qui étaient les intermédiaires commerciaux entre l'Afrique blanche et l'Afrique noire. Il existe aussi une ville de ce nom ( aujourd'hui : Larache ), à 100 km environ au sud de Tanger, ancienne fondation carthaginoise devenue colonie romaine.
Quand on parle de Lybie ou d'Éthiopie, il ne s'agit évidemment pas des États actuels ; les noms de Lybiens ou d'Éthiopiens servaient, de manière assez indifférenciée, à désigner les habitants de l'Afrique.
Les Troglodytes étaient peut-être des Berbères qui refusaient toute domination étrangère et tenaient à leur indépendance.
Troisième étape : de Lixus à l'île de Kerné.
Prenant des interprètes parmi les Lixites, nous naviguâmes pendant trois jours vers le sud, le long d'un rivage désertique. Nous trouvâmes une petite île de cinq stades de pourtour, à l'extrémité d'un golfe. Nous y créâmes un établissement et l'appelâmes Kerné. Selon notre calcul, il nous sembla que Kerné devait être aussi éloignée des Colonnes d'Hercule que l'était Carthage, car on mit autant de temps pour le trajet de Carthage aux Colonnes que de là à Kerné.
Pour avoir pris des interprètes parmi les nomades de Lixus, ce comptoir devait exister depuis déjà un certain temps pour que quelques uns soient devenus bilingues. Les Carthaginois embarquent avec eux ces guides connaissant les contrées à explorer, capables de les renseigner sur les populations rencontrées ; c'est donc qu'ils y sont déjà allés, mais on verra que ce ne sera pas toujours une réussite.
La localisation de Kerné est également incertaine, la plus vraisemblable étant l'île d'Hern, dans la baie de Rio de Oro, près de Dakhla ; d'autres commentateurs parlent du Banc d'Arguin ou de Gorée, en face de Dakar.
Quatrième étape : de Kerné au fleuve Chrétès ( Sénégal ) et retour à Kerné.
De là, nous remontâmes la grande rivière appelée Chrétès ; nous atteignîmes un lac sur lequel se trouvent trois îles plus grandes que Kerné. Continuant à naviguer pendant une journée, nous arrivâmes à l'extrémité du lac, surplombé par une haute montagne remplie de sauvages vêtus de peaux de bêtes qui nous jetèrent des pierres et luttèrent contre nous, nous empêchant de débarquer.
Continuant toujours à naviguer à partir de là, nous arrivâmes à une nouvelle grande rivière pleine de crocodiles et d'hippopotames. Nous rebroussâmes chemin et allâmes rejoindre Kerné.
Le fleuve Chrétès est généralement identifié comme étant le Sénégal. Le second fleuve cité peut être la Gambie ou la Casamance. Le pays exploré ici est parfois nommé Bambouk, pays de mines d'or : on comprend que le narrateur exagère la sauvagerie des indigènes, pour dissuader d'éventuels concurrents de tenter leur chance.
Cinquième étape : de Kerné au golfe de Guinée, sur les rivages du Cameroun.
Nous naviguâmes ensuite vers le sud pendant douze jours, au plus près de la côte tout au long de laquelle apparaissaient des Éthiopiens qui s'enfuyaient quand ils nous voyaient. Leur langage était incompréhensible, même pour nos interprètes Lixites. Le dernier jour, nous jetâmes l'ancre à proximité de hautes montagnes recouvertes d'arbres dont le bois dégageait un parfum délicieux.
Nous naviguâmes dans les parages pendant deux jours. Nous atteignîmes un immense golfe sur les rivages duquel nous pouvions observer, une fois la nuit venue, des feux, grands ou petits, s'allumant partout à tour de rôle.
Après avoir refait nos provisions d'eau, nous naviguâmes alors pendant cinq jours le long des côtes, jusqu'à ce que nous arrivions à une grande baie, que nos interprètes appelaient « Corne de l'Occident » ( = cap des Palmes, en Côte d'Ivoire ). Dans cette baie, il y avait une grande île, et dans l'île, un lac d'eau salé dans lequel se trouvait une nouvelle île où nous abordâmes. De jour, on ne voyait rien d'autre que la forêt, mais une fois la nuit venue, nous avons vu des feux s'allumer partout, et nous entendîmes de grandes clameurs accompagnées par le son de flûtes, cymbales et timbales. La peur nous gagna, et, sur le conseil de nos prêtres, nous quittâmes rapidement ces lieux.
Nous naviguâmes alors très vite en contournant une côte sauvage d'où se dégageait un parfum d'encens et qui se nommait Thymiamata. Des torrents de feu et de lave se répandaient jusque dans la mer et le pays était inabordable en raison de la chaleur.
Effrayés, nous quittâmes cette région à la hâte et naviguâmes encore pendant quatre jours. Nous vîmes un pays la nuit, totalement en flammes. Au milieu, il y avait une flamme plus haute que les autres et il nous semblait qu'elle atteignait les étoiles. De jour, cela ressemblait à une grande montagne qui était appelée « Char des Dieux » ( = mont Cameroun ).
Nous naviguâmes encore pendant trois jours, dépassant cet endroit où coulait cette lave dangereuse et nous atteignîmes un golfe appelé « Corne du Sud » ( = cap Saint Jean ou cap Esterias, au nord de Libreville ). A l'extrémité de cette baie se trouvait une île plus grande que la première, avec un lac où se trouvait une autre île remplie de singes. Il y avait un grand nombre de femelles dont les corps étaient velus et nos interprètes les appelaient des « gorilles ». Essayant de les poursuivre, nous ne pûmes attraper aucun mâle, car ils étaient très habitués à escalader les montagnes. Ils s'enfuyaient en nous lançant des pierres pour protéger leur retraite. Mais nous attrapâmes trois femelles qui mordirent et griffèrent ceux qui les portaient, car elles ne voulaient pas les suivre. Nous les tuâmes alors, et les dépeçâmes. Nous ramenâmes leurs peaux à Carthage, car nous arrêtâmes là notre navigation, faute de provisions.
Le récit de Hannon s'arrête donc là, il ne raconte pas son voyage de retour. Cette longue étape est la moins facile à situer dans l'espace, en admettant que Hannon ( ou un autre ) soit bien allé jusqu'au Golfe de Guinée. On notera que les interprètes Lixites ne servent pas à grand chose avec certains indigènes, mais qu'ils savent nommer les lieux : s'ils ne sont pas déjà venus, ils inventent de bon cœur... On remarque aussi que le récit présente deux fois des lieux quasiment identiques : deux volcans, et aussi deux îles contenant un lac qui contient lui-même une autre île. Confusion, redite, ou réalité ? Si le second volcan est bien le Mont Cameroun ( nommé Rukazori dans l'aventure d'Alix ), le premier pourrait être le Kakoulima, en Guinée. Quant aux îles, ce pourraient être des dépôts de corail, des lagunes ou des cratères-lacs volcaniques au milieu desquels a surgi une montagne conique, et qui ont pu disparaître à la suite de séismes ou d'éruptions.
Ces curieux allers et retours pourraient signifier que le récit est en fait la compilation de plusieurs voyages, et aussi qu'il a pu être rédigé par un scribe qui n'en faisait pas partie ou ne connaissant pas les lieux et le déroulement, peut-être longtemps après la disparition des explorateurs qu'il n'aurait pu interroger.
Les localisations sont donc incertaines ; la « Corne de l'Occident » peut aussi bien être le cap Vert, au Sénégal, ou le Cap des Trois Pointes, au Ghana, que le cap des Palmes, ce qui laisse une marge d'incertitude appréciable. De même, il est étonnant que Hannon ne parle jamais des îles Canaries, pourtant proches de la côte et que les navigateurs Carthaginois devaient connaître dès cette époque. Il ne semble pas non plus avoir eu connaissance des grands royaumes africains qui existaient dès cette époque, tels que les Edo du Bénin ou les Nok du Nigeria, mais qui se trouvaient davantage à l'intérieur des terres. Mais les indigènes de la côte savent s'y prendre pour impressionner et décourager les visiteurs indésirables.
Imaginaire en tout ou partie, ou au contraire bien réel, le périple de Hannon a au moins le mérite de nous questionner sur l'aptitude qu'avaient nos ancêtres à explorer leur monde. Que le suffète se soit arrêté, selon les uns ou les autres commentateurs, sur la côte marocaine, au niveau du fleuve Sénégal, ou soit bien allé jusqu'au Cameroun, n'est pas vraiment le plus important : mais que les Carthaginois aient pris cette initiative d'exploration, sans pouvoir en prévoir les résultats réels, et s'en soient donné les moyens, est en fait le plus intéressant. Il est dommage qu'on ne puisse pas savoir si d'autres commerçants Carthaginois sont retournés dans ces régions, ni si les comptoirs fondés à cette occasion, ou d'autres, ont perduré longtemps, y compris à l'époque romaine. Je trouve d'ailleurs curieux qu'après Kerné, il n'est plus question de fondation de comptoirs : Hannon est-il découragé par l'hostilité des lieux et des gens, ou bien réserve-t-il cela pour un prochain voyage, en gardant le secret sur les futures implantations ? Que de questions à poser à des documents à jamais disparus !
Les voyages d'Alix et de Rafa n'étant pas assez détaillés, sauf pour la partie finale, nous ne pouvons pas savoir avec précision s'ils sont passés par les mêmes contrées, mais leurs périples auraient justifié un album à eux seuls !
Le Triomphe
Nous voyons ici ( page 23 ) les cinq officiers romains d'Icara bénéficier d'un triomphe à la suite de leur « action d'éclat ». De Romulus à Vespasien, Rome connut plus de 300 triomphes, soit en moyenne un tous les trois ans à peu près, ce qui est élevé quand on sait l'importance que les Romains attachaient à cette cérémonie grandiose. Mais en quoi consistait un triomphe et comment se déroulait-il ?
Le triomphe était une action de grâce réservée au seul général en chef d'une campagne lorsqu'il avait remporté une victoire complète sur un ennemi étranger ; il ne semble pas que, dans le cas qui est raconté ici, les circonstances aient pu offrir l'occasion d'un triomphe à nos cinq officiers, puisqu'il n'y avait pas eu de campagne, ni de guerre à proprement parler. La simple destruction de la ville aurait-elle suffit à le justifier ? C'est douteux, car les conditions qui étaient mises habituellement ne semblent pas réunies. Mais peu importe, contentons-nous de l'histoire telle qu'elle est racontée.
L'origine du triomphe est légendaire et remonte à Romulus, lorsque celui-ci conduisit les premiers Romains, qui n'avaient pas de femmes, à enlever celles des villages voisins. Une bataille s'ensuivit, au cours de laquelle le chef d'un de ces villages fut tué. Romulus prit sa dépouille en guise de trophée et dirigea un cortège à la tête de ses hommes, avec des chants de victoire. La cérémonie se perpétua au cours de l'histoire de Rome sous le nom de « triomphe ».
Le général en chef devait avoir pris soin de ne pas franchir l'enceinte de Rome ( pomerium ) où la présence de toute force armée était interdite. Il recevait, par une décision du Sénat et du peuple, le pouvoir exceptionnel de monter au Capitole remercier Jupiter pour sa protection accordée à l'armée pendant sa campagne.
L'imperator triomphateur revêt le costume de Jupiter, avec la couronne de lauriers. La figure fardée de rouge, suivant l'exemple de la statuaire étrusque, il personnifie Jupiter remontant dans sa demeure capitoline. Sur son passage, toutes les portes des temples sont ouvertes pour que les divinités assistent au triomphe. Le triomphateur est protégé par des amulettes placées sur sa personne et suspendues sous son char.
En tête du cortège venaient les magistrats en exercice et les sénateurs. Puis des joueurs de cor précédaient une longue cohorte de porteurs chargés des dépouilles enlevées à l'ennemi, ce qu'il y avait de plus précieux dans le butin : statues, vases d'or et d'argent, monceaux d'armes et de monnaies, représentations symboliques du pays ou des chefs ennemis si ceux-ci ne figuraient pas personnellement dans le triomphe ( s'ils avaient été tués au combat, par exemple ).
Après le butin, les victimaires conduisaient les taureaux blancs immaculés aux cornes dorées destinés au sacrifice solennel. Puis venaient les camilli, des enfants qui servaient les prêtres et leur tendraient, au moment du sacrifice, les patères d'or. Derrière eux venaient les principaux captifs, enchaînés ; longtemps, ils furent exécutés en prison, pendant la célébration du sacrifice à Jupiter ( ce fut encore le cas pour Vercingétorix ), mais depuis la victoire de Paul-Émile, en -167, il arrive de plus en plus fréquemment que l'on conserve la vie aux prisonniers illustres.
Les prisonniers sont immédiatement suivis du vainqueur ; son char, où ont pris place ses enfants, est entouré des ludiones, acteurs à la mode étrusque qui dansent au son de la lyre et se livrent à des contorsions comiques. Derrière le char triomphal, viennent les citoyens que l'ennemi avait fait prisonniers et que le général avait délivrés.
Puis arrivent les soldats vainqueurs ; ceux-ci chantent des couplets où se mêlent, à l'adresse de leurs chefs, éloges et remarques satiriques ; le triomphe est en effet un des grands moments religieux de la cité et, par son exaltation même, il est lourd de dangers. Pour éloigner la jalousie des dieux, il faut prendre toutes sortes de précautions. Les railleries criées à l'adresse du vainqueur sont un moyen de diminuer son bonheur : le rire, par lui-même, possède la vertu de détourner la malice divine.
Le cortège se forme au Champ de Mars, hors du pomerium ; il entre en ville par le Forum Boarium et défile le long du Grand Cirque. Il chemine ensuite sur toute la longueur de la Voie Sacrée avant de gravir la montée du Capitole, où le général sacrifie les bœufs blancs devant le temple de Jupiter.
A partir de l'Empire, le droit de triomphe n'appartient plus qu'au Prince seul. Une forme secondaire de triomphe existe cependant : l'ovation. Le général fait un sacrifice sur la Mont Albin, au sud de la ville, puis il entre le lendemain matin à Rome à cheval ou à pied. Pour sa couronne, le laurier est remplacé par de la myrte, les deux étant symboles de gloire. Plus tard, afin de satisfaire les ambitions légitimes des généraux, les empereurs accorderont à ceux qui se sont particulièrement distingués les ornements triomphaux.
Les personnages
Alix : pour une fois qu'il était en vacances... Mais c'est plus fort que lui : une énigme survient, et il faut qu'il s'en occupe. Il est vrai que, confrontés au mystère de la griffe, les autres protagonistes sont d'une rare inefficacité. Alix ira tout de même un peu plus loin qu'eux : comme toujours courageux et perspicace, il découvre les manigances de Rafa et comprend que celui-ci utilise un poison. Pourtant, il a aussi des moments moins glorieux : quand il se laisse prendre par les pouvoirs hypnotiques de Rafa, et quand, par sa négligence, la griffe paralyse à son tour le jeune Claudius qui n'est pour rien dans l'affaire. Si notre héros a donc aussi ses instants de faiblesse, il se rattrape vite en se lançant à la poursuite du mage malfaisant et de l'antidote au poison. Il s'ensuit un voyage au long cours et des combats homériques, mais rien ne l'arrête. Et, pour la première fois depuis le début de ses aventures, Alix n'est pas en mission officielle ; c'est à titre privé qu'il se lance sur les mers ; est-ce pour cela que le résultat, une seule guérison sur cinq espérées, sera plus limité et pas vraiment à la hauteur de ses espérances ? Certainement pas, car il aurait agi de la même façon en toutes circonstances.
Enak : lui aussi aura sa part d'émotions fortes, et il commence en sauvant Alix de l'emprise de Rafa. Au cours du périple africain, les choses se gâtent pour lui, mais Alix finit toujours par le sortir de ses fâcheuses postures. Tout au long de l'histoire, il se conduit courageusement, en fidèle auxiliaire dans ce qui est un des meilleurs rôles qu'il ait eu jusqu'à présent.
Et, par ordre d'entrée en scène :
Les cinq officiers romains d'Icara
Flavius : Le sénateur, sans doute en villégiature à Pompéi, n'a qu'un rôle modeste puisqu'il est la première victime de la griffe, mais il sert à déclencher toute l'affaire. Rien ne nous dit qu'il ait un lien de parenté avec la future dynastie des Flaviens, qui règnera sur Rome 120 ans plus tard.
Pétrone : ce cousin d'Alix, par son père adoptif, Honorus Graccus Galla, doit être le seul parent romain de notre héros, et il ne le gardera pas longtemps. Le personnage est assez sympathique, soucieux de comprendre ce qui arrive et d'essayer d'y remédier, et il regrette manifestement la malheureuse affaire d'Icara. Hélas, malgré le lien de parenté, Alix ne pourra rien faire pour lui. A part le nom, il n'a apparemment rien de commun avec l'écrivain auteur du Satiricon, qui vivait lui aussi à l'époque flavienne.
Sulla : cet aimable fêtard ne fait que passer, et il sera bien puni de son intempérance. Son nom fait penser à celui du dictateur mort en -78, qui gouverna Rome trente ans avant cette aventure.
Antonus Marcus : pour lui non plus, rien à voir avec Marc Antoine, l'adjoint de César, dont la vie est parfaitement connue et qui était bien plus jeune. Son rôle dans l'affaire est ambigu, puisqu'il se fait un moment le complice de Rafa en le prenant à son service, ainsi que ses sbires, et en allant jusqu'à jouer une comédie pour mystifier Alix, devenu un peu trop curieux. Mais cette lâcheté ne lui rapportera qu'un coup de griffe ; on ne le plaindra pas.
Gallas : c'est le mieux individualisé des cinq officiers, ce qui est normal puisqu'il était leur chef et assez élevé en grade. Il ne regrette pas grand chose de ce qui s'est passé à Icara, et comme il a été récompensé, il s'estime exempté de tout remord. Pour un commandant d'armée, il s'est conduit un peu légèrement, négligeant de faire une enquête approfondie sur le crime supposé et commettant vite l'irréparable sans plus réfléchir, et cela d'autant plus que la région était paisible. Lui aussi a mérité son sort, et, s'il n'y avait pas eu sa sollicitude pour Claudius, ce personnage ne vaudrait même pas un regret.
Les autres personnages
Rafa : ce mage est l'un des personnages les plus intéressants de la saga d'Alix, mais il reste énigmatique. On ne sait pas quel était exactement son rôle à Icara ; était-il le prêtre de la ville, ou un parent d'un des habitants ? Cela n'est jamais dit, mais il devait avoir de fortes motivations pour accomplir, trente ans après les faits, cette vengeance inexpiable au sujet de laquelle on ne peut pas lui donner tort. Il montre à plusieurs reprises sa puissance, qui n'a rien de magique, et qui doit certainement tout à un entraînement, ce qui lui permet de terrifier ses adversaires, tout en étant aimé dans son refuge africain. Mais ce n'est qu'un être humain, et il se laisse contrer par Alix, Servio et le sorcier africain, qui ne le craignent pas. Il faut dire aussi que ses moyens restent plutôt artisanaux. On ne sait pas non plus comment et pourquoi il a cherché refuge en Afrique, dans cet ancien comptoir Carthaginois, avant de venir à Pompéi au vu et au su de tout le monde ; est-ce le temps qu'il lui a fallu pour s'échapper d'Icara et mettre au point sa vengeance ? Probablement... A la fin de l'histoire, on le perd de vue et on ne connaît pas son sort : dommage.
Nubio : l'homme de main de Rafa est un parfait exécutant : habile, dévoué et sans pitié. Son impressionnant costume est pour beaucoup dans son efficacité ! Il aurait été intéressant de connaître mieux ses liens avec le mage : esclave, obligé ou simplement mercenaire ? De tous les personnages de cette histoire, à part les deux héros, c'est le seul à avoir sa statuette !
Servio/Usumba : c'est ce dévoué compagnon d'Alix qui résout en quelque sorte deux fois l'énigme : d'abord en révélant ce qu'il sait sur Rafa et les raisons de ses actes, ensuite en guidant Alix en Afrique pour lui fournir l'antidote destiné à guérir les victimes. En tant qu'esclave de Marcus, il aurait pu avoir la satisfaction d'être débarrassé de son maître, mais peut-être celui-ci n'était-il pas mauvais avec lui ? En tout cas, il s'embarque pour le sauver lui aussi. L'opposition entre sa tribu et celle de Nubio lui apparaît comme une raison suffisante pour qu'il aide Alix à triompher du mage. Il mérite bien d'y avoir gagné sa liberté, ce que laisse entendre la dernière image de l'album.
Claudius : l'héritier de Gallas, « dont il portera le nom », dit celui-ci, ce qui laisse entendre qu'il sera probablement adopté, est bien jeune pour participer à une histoire aussi dramatique dont il sera la victime inattendue et innocente. Heureusement pour lui, il s'en tirera bien et sera le seul guéri du poison. Il fait partie de ces personnages juvéniles qui traversent les aventures d'Alix avec parfois un sort tragique. A noter que son nom est un nom de famille et non pas un prénom.
L'officier romain : pour l'instant, il reste anonyme, mais on saura dans l'épisode suivant qu'il s'agit de Galva. Il aura donc d'autres occasions de se montrer courageux et efficace, car son entrée dans les aventures d'Alix n'est pas très convaincante : il investit le temple de Rafa à la tête de soldats et d'habitants de Pompéi, mais c'est probablement pour tomber sous l'influence du mage et s'enfuir précipitamment avec les autres !
Niarcas : curieusement, l'adjoint de Rafa, qui doit être Carthaginois dans l'ancien comptoir de Carthage, porte le titre d'archonte, un mot grec ( page 31 ). Lui aussi est un complice dévoué du mage, sans scrupules excessifs quand il s'agit de venger Icara, et sait faire preuve d'imagination tactique pour faire tomber Alix dans un piège.
Le capitaine du navire d'Alix : lui aussi reste anonyme dans le récit, mais nous saurons son nom à l'épisode suivant : il s'agit d'Horatius, devenu, ou redevenu, général. Pour l'heure, il dirige fermement aussi bien son expédition que les combats contre les hommes de Rafa, et avec succès. La réussite de la quête de l'antidote doit beaucoup à son énergie et à son courage.
Aguro, l'homme-léopard : en voilà un que les performances de Rafa n'impressionnent guère ; sans doute utilise-t-il les mêmes méthodes dans sa propre tribu, et peut-être chez ses voisins. Dommage qu'on ne voit pas davantage à l'œuvre cette forte personnalité et qu'on le perde de vue après l'épisode du Rukazori : continuera-t-il à protéger son territoire contre les incursions étrangères ?
Hasdrubal : d'après son nom, encore un Carthaginois, installé à Pompéi où il semble être prospère, ce qui ne l'empêche pas d'être un efficace complice de Rafa. Mais lui sera capturé, jugé et condamné, alors que le mage s'en tirera.
Sudra : cette belle figure de pirate ne fait que passer et c'est grand dommage aussi. Sensible aux arguments sonnants et trébuchants, comme tous ceux de sa corporation, c'est un habile naufrageur. Mais c'est aussi un opportuniste : à défaut d'être courageux à plein temps, il n'hésitera pas à trahir Hasdrubal pour sauver sa peau puisqu'on n'entendra plus parler de lui.
Conclusion
Dans cette aventure flamboyante, les « bons » – ou supposés tels – ne sont pas toujours si bons que ça, et les « méchants » peuvent avoir de bonnes raisons d'agir comme ils le font. Cela en fait l'une des aventures d'Alix les plus complexes du point de vue psychologique. Et Alix lui-même ne gagne pas à tous les coups. Cela, ajouté au traitement somptueux de l'illustration, en font un des récits les plus passionnants de la saga.
Sources : comme toujours, le « Dictionnaire de l'Antiquité », de Jean Leclant ( PUF ), m'a servi de base, avec les autres documents habituels ; pour Pompéi, j'ai particulièrement consulté le « Pompéi » de Peter Conolly ( Hachette ), et le n° 87 des « Cahiers de Science et Vie », entièrement consacré à cette ville. Le périple d'Hannon est raconté sur plusieurs sites Internet.
La prochaine fois : « Le tombeau étrusque » ( Les guerres civiles romaines du -I° siècle ; qui étaient les Etrusques ? Les dieux de Rome et des Etrusques ; encore Moloch... )
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