Parlons maintenant de ces
Portes de Fer, dont la sortie a été légèrement éclipsée par celles du nouvel Alix et du nouveau Lefranc (ce fût en tout cas le cas pour moi, car j'ai lu prioritairement ces 2 autres nouveautés). Il y a déjà eu ce splendide compte-rendu de Draculea (sur Alix Mag), mais cela ne suffit pas. Il me semble qu'il y a aussi matière à discussion.
Au départ, pour résumer mon opinion sur cet album, j'aurais envie d'utiliser une formule provocatrice.
"Provocatrice" ? Eh oui ... c'est toujours mon esprit de contradiction qui s'exprime.
Elle pourrait s'énoncer ainsi : c'est une bien belle BD historique, mais est-ce encore une aventure de Jhen ?
Expliquons un peu ce point de vue !
Le premier point frappant de cet album, c'est bien sûr le manque de ressemblance du personnage principal avec son modèle, défini par Pleyers. Paul Teng est un excellent dessinateur, mais il possède et utilise son propre style. Il fait clairement un effort en début d'album pour reprendre certains aspects graphiques de la série, et les premières pages ressemblent assez bien aux dernières images de l'album
Draculea (auxquelles elles font directement suite).
Assez rapidement, toutefois, Paul Teng s'empare du récit et reprend son propre rythme, ainsi que ses habitudes. Il donne aux personnages un faciès réaliste qui diffère singulièrement du style martinien et élégant de Jean Pleyers. Jhen, en particulier, devient mal rasé et ses traits apparaissent plutôt grimaçants. Dans certains gros plans à la fin de l'album, on a parfois de la peine à le reconnaître.
Entendons-nous bien ! Le dessin de Teng est excellent, mais je n'y reconnais plus "mon Jhen".
Une autre réserve concerne le scénario qui, traditionnellement chez Jhen, devrait mélanger savamment la grande Histoire et les éléments fictifs. Dans les grands albums de la série, le récit s'articule souvent autour d'un grand personnage historique (Gilles de Rais, Louis XI ou le roi Charles VII),ou autour de faits authentiques (la mort de Jeanne d'Arc dans "l'Or de la Mort", la représentation du "Mystère du Siège d'Orléans" dans le "Lys et l'Ogre") ou alors il se situe dans certains lieux célèbres (Florence, Strasbourg, Conques, Albi) que l'on peut toujours visiter. Ces données historiques permettent souvent de révéler des aspects peu connus de l'histoire médiévale, et surtout elles invitent le lecteur à un petit "exercice culturel" de vérification des sources, et de discussion sur l'interprétation des auteurs. Le récit doit bien sûr rester divertissant, mais il est souhaitable qu'il soit en plus enrichi de connaissances historiques ou de références visuelles, afin d'offrir à l'amateur d'Histoire plusieurs niveaux de lecture.
Dans
les Portes de Fer, il est bien difficile de retrouver toutes ces références historiques ou visuelles. Toute l'attention se porte sur l'affrontement qui oppose les cruels janissaires aux troupes hongroises, ces dernières voulant se venger des massacres et des pillages commis par leurs envahisseurs. Les aspects tactiques de cette guerre sont bien racontés, et ceci aboutit à la construction d'un pont grâce aux talents de Jhen, mais cette bataille pourrait finalement se dérouler un peu partout. Le récit est prenant, la tension est permanente, et les personnages sont haut en couleurs, mais ce n'est finalement qu'une bataille autour d'un pont. Il en résulte un simple drame, qui me fait penser à certains vieux films tournant autour du même thème, comme par exemple "Le pont" de Bernard Wicki. On retrouve ainsi à nouveau le cruel constat de la vanité de tous ces combats, et de l'inutilité de la guerre.
Cornette et Frisen nous racontent par ailleurs dans cet album une dramatique suite de combats qui se terminent par un carnage général, et il faut admettre que cette conclusion féroce crée un effet saisissant. Cette fin pessimiste me fait irrésistiblement penser à certains westerns, comme "la Horde Sauvage" de Sam Peckinpah, où l'on retrouve la même folie meurtrière, et le même nihilisme. Cet album de Jhen est en fait un thriller historique, que le dessin réaliste de Paul Teng illustre avec justesse. Les scènes de combat sont en effet mises en scène d'une manière très dynamique, et on retrouve dans chaque vignette un climat de sauvagerie qui correspond probablement assez bien à l'ambiance des batailles médiévales.
Il faut l'admettre, cet album a bien des qualités, et sa lecture est intéressante, mais je reviens sur ma question. Est-ce encore un véritable album de Jhen ?
Après réflexion, je dirais que oui ! Tout d'abord, les
Portes de Fer font directement suite à l'épisode de
Draculea, dont on retrouve d'ailleurs un des personnages. Et puis, on peut admettre qu'il y ait une certaine variété d'inspiration d'un album à l'autre, et que les récits ne soient pas tous bâtis selon le même moule. Mais j'espère tout de même que ce type de scénario restera un exercice isolé, et qu'il n'annonce pas une évolution de la série vers davantage de réalisme et moins de didactisme, davantage d'action et moins de réflexion.
Et puis, j'espère aussi que Jean Pleyers, qui est encore dans la force de l'âge, et qui garde toutes ses capacités de dessinateur, ne va pas rester injustement à l'écart d'une série dont il reste le fondateur graphique.