Je viens de lire l'album et de prendre connaissance de l'analyse critique de Raymond.
Elle rejoint en partie mes sentiments, non cependant sur tous les points, puisque j'ai trouvé Yves Sente en grande forme dans ce scénario alors que je n'ai pas toujours été convaincu par certains de ses récits. Ainsi le diptyque du 6ème continent en dépit de son très beau prologue indien ne m'a jamais séduit et je l'ai toujours lu avec réticence. Sa suite africaine, malgré les très beaux paysages de savane dessinés par Juillard, m'a jours donné une impression d'insurmontable d'ennui. Tel n'est pas le cas ici, loin s'en faut !
Je trouve moi aussi que faire la jointure entre l'uchronie initiale et l'histoire réelle par un mouvement de passage narratif représentait en soi un projet passionnant. J'ai moi aussi beaucoup aimé l'ouverture du récit, la beauté des retours de cases célèbres et les nouvelles représentations de l'attaque finale contre l'Empire Jaune. La fuite d'Olrik est elle aussi extrêmement réussie. Notons qu'au passage, par l'intermédiaire de l'étonnement d'Olrik devant la soudaine disparition de Basam Damdu, le récit mélange aussi une articulation avec ce qu'on apprendra "plus tard" dans L'Etrange rendez-vous.
Il me semble de ce point de vue que la plongée d'Olrik vers le QG du Seigneur de la guerre Xi-Li offre une image très convaincante et à mes yeux réussie du passage d'un ordre de fiction à l'autre en permettant de rejoindre l'histoire réelle à travers des figures qui pour être fictives l'incarnent admirablement. De même, la menace pesant sur Hong Kong et la manière dont Blake et Mortimer - et par eux L'Empire Britannique encore debout - permet de proposer une habile articulation entre histoire réelle, celle des angoisses de la colonie face aux incertitude du combat entre nationalistes et communistes et une forme de pure fiction à l'intérieur de celle-ci, sur un mode auquel la reprise nous a déjà habitués par exemple dans La machination Voronov.
Je trouve que le contexte historique de l'époque troublée où, l'Empire Jaune vaincu, retombe l'Asie est remarquablement peint et que, même si le scénario ne traite pas de l'effet mondial de la chute, ce que déplore Raymond qui écrit à ce propos : "J'attendais une grande histoire, concernant le destin du monde entier, et on m'en raconte une autre qui est presque insignifiante et à laquelle j'ai eu de la peine à m'intéresser.", je trouve pour ma part qu'il réussit à créer un passionnant bouillonnement dramatique autour de l'histoire en marche.
Je fais une suggestion, qui ne vaut bien sûr que comme telle : ton attente cher Raymond n'est-elle pas le critère de ta déception partielle et ne faut-il pas justement prendre cet album non selon ce qu'on pouvait rêver à son sujet avant de le lire mais selon projet véritable tel que nous le découvrons en le lisant ?
Tu sais ce que dit Proust au sujet des nouveaux beaux livres : dans un premier temps le lecteur n'y voit rien de particulièrement remarquable pour cette raison qu'il projette sur le livre la mesure d'une attente au lieu de voir le livre en lui-même dans ce qu'il est, forcément en décalage avec les prévisions et les désirs de l'habitude. C'est seulement lorsque on considère l'oeuvre selon sa propre consistance qu'on aperçoit ce qui faisait sa véritable originalité et sa valeur.
Or, ce qui te gènes dans cet album, et je respecte bien entendu ta lecture, la mienne étant seulement à ce stade un autre point de vue, m'a au contraire beaucoup plu. A mon sens l'intrigue archéologique et policière ne contrarie pas la poésie épique du drame en train de se nouer en Chine, dans la mesure où, d'emblée, la trame archéologique lui est reliée. On peut de surcroît tout à fait imaginer que Mortimer au sortir de la guerre contre l'Empire Jaune soit fasciné par le mystère que lui révèle le professeur Bao Diang et trouve en celui-ci une forme de respiration après l'écrasante aventure de la troisième guerre mondiale.
De plus, l'aventure archéologique n'est pas sans lien avec l'histoire en marche comme on le comprend assez vite en prenant conscience des projets du général Xi-Li. Mais ce qui me plaît le plus dans cette énigme est qu'en nous faisant remonter jusqu'à la naissance de la Chine au 3ème siècle avant J.C., elle déplace la question de l'origine - celle de la série dans l'histoire de la guerre avec l'Empire de Basam Damdu - vers une autre origine, encore plus mémorable, faisant ainsi de l'Empire Jaune, non plus un simple objet uchronique non identifié détaché du devenir et planant au-dessus de lui, mais un élément accidentel récent d'une histoire extrêmement ancienne et longue.
Du coup se dialectisent plusieurs temporalités dans un grand jeu de volutes narratives - à l'image de celles des avions dans les combats aériens qui jalonnent le récit - qui donnent à celui-ci une forme d'intense vérité au-delà du réel et de l'imaginaire et cela m'a particulièrement plu, tout comme le fait que la trame archéologique donne aussi l'occasion de visiter un moment éphémère de Hong Kong, tant sur le plan architectural que politique et militaire, dans ce moment où tout va bientôt basculer en faveur de la Révolution communiste. La liste de Mortimer aux orphelins recueillis par mademoiselle Zi constitue un moment très émouvant et contribue à cette peinture d'une époque charnière, un peu à la manière dont Roger Seiter a par exemple conçu son Cuba Libre en mêlant histoire en marche, pure fiction à la limite du fantastique (la cité sous marine témoignant de l'existence passée d'une civilisation inconnue), et aventure de type policier.
A mon sens, ce nouvel album est de ce point de vue une synthèse des différentes dimensions que peut prendre un album de Blake et Mortimer. Ce qui te contrarie est à mon sens un élément de son projet et une des raisons de sa réussite. On y retrouve de surcroît quantité d'éléments narratifs qui relèvent des code de la série : longue partie dans laquelle Mortimer vit une palpitante aventure et s'y engage jusqu'à rencontrer d'extrêmes périls, tandis que Blake travaille ses dossiers, enlèvement de Mortimer que Blake va devoir retrouver et délivrer, bref, tout un jeu de l'oie "blakeetmortimérien" si je puis dire, qui relève de la délectation pure. sans parler des jeux de dupes : qui des deux candidats possibles au déguisement olrikien est le bon, la partie d'échecs de l'arrivée au Perninsula Hotel : qui est blanc et qui est noir, regardons attentivement les pièces et le joueur auquel elles correspondent.... Mai chut, je n'en dis pas plus !
Pour ce qui concerne le traitement visuel et chromatique, je trouve comme Raymond que c'est une splendeur, avec une lumière souvent dorée qui exalte l'exotisme de la colonie et donne le sentiment de la chaleur et de l'intensité du jour. Les vues de Hong Kong sont un enchantement, mais tout l'album est de ce niveau - les scènes du prologue à la fin de l'Empire Jaune et les reprises des cases célèbres sont somptueuses. Notons aussi de magnifiques portraits d'inconnus que je trouve d'une rare présence humaine, incarnation des êtres qui continuent d'exister avec dignité au milieu des tourments de l'histoire.
Terminons par une allusion au Lotus Bleu. Je m'attendais à beaucoup de possibilités - dont certaines sont évidentes, il suffit de voir la couverture et de la parcourir attentivement - mais pas à celle qui fait réapparaître le personnage de l'affreux industriel américain Williams Gibbons (à ce sujet, les gibbons sont de singes assez agressifs il me semble) forcé de quitter Shanghai après la rétrocession de la Concession où il avait sévi dans les années trente, du temps de l'invasion japonaise et de la lutte de Tintin contre Mitsuhirato ! (voir les deux versions de Gibbons ci-dessous) Quel magnifique clin d'oeil totalement imprévisible ! Bref, j'avoue m'être délecté en lisant cet album qui offre autant de surprises que de rappels, d'échos et de réminiscences !