Bonjour tout le monde !
Pour répondre aux questions d'Ethan sur Risque-Tout, je vous propose de copier-coller ci dessous une bonne partie de l'article que j'avais écrit pour le tome 2 de la réédition de "Kim Devil" chez Sangam (album aujourd'hui épuisé chez l'éditeur). J'avais réalisé pas mal de recherches sur ce périodique (ayant notamment questionné Thierry Martens sur le sujet) et cela m'avait permis d'arriver aux conclusions que vous allez pouvoir lire et qui paraissent, après coup, évidentes ! Bonne lecture !
Bien cordialement
Gilles Ratier
Ce que l’on ne sait guère, c’est que la création et l’histoire de cet éphémère magazine (je parle de Risque-Tout) est loin d’être négligeable pour la carrière de Jean-Michel Charlier dont l’importance est de plus en plus grande au sein de la World’s Presse, c’est lui qui recevait les nouvelles recrues et qui a engagé, entre autres, Jean Graton, Albert Uderzo et René Goscinny, et même dans tout le petit monde de la bande dessinée franco-belge (je parle de l'année 1954 où est parue, dans Spirou, cette deuxième aventure de Kim Devil). Fort de ses succès précédents, de « Buck Danny » à « Valhardi » en passant par les « Oncle Paul » et autres « Surcouf », Charlier a imposé son talent de scénariste, multipliant les nouvelles séries au fort potentiel (« Kim Devil » bien sûr, mais aussi « La Patrouille des Castors » qu’il crée, en 1954, après avoir revisité, avec son talent habituel, un thème préconisé par le dessinateur MiTacq) et compensant, ainsi, la perte des revenus qu’il percevait en tant que dessinateur…
Pour mieux comprendre les tenants et les aboutissants de la création de Risque-Tout, il faut savoir que le rusé et bouillant publicitaire Georges Troisfontaines, le patron de la World’s Presse, n’a jamais eu de cesse de s’immiscer dans la politique éditoriale de Spirou et d’inciter la famille Dupuis (les éditeurs de Spirou) à diversifier leurs supports de publications, flattant particulièrement leur volonté éducative : ceci afin de mieux rentabiliser son fonds d’auteurs et d’écouler la production didactique de la World’s (dont « Les Belles histoires de l'Oncle Paul » n’étaient que la partie émergée de l’iceberg). Troisfontaines avait très vite compris que si créer une série rapportait peu, il était infiniment plus rémunérateur de prendre un pourcentage sur une quinzaine d’auteurs qu’il ne lui restait plus qu’à « manager », le plus efficacement possible. Il faut bien reconnaître que cet homme, autant apprécié que détesté, a permis à la famille Dupuis de gagner des fortunes, en les faisant sortir de leur provincialisme, tout en arrondissant la sienne : d’autant plus que, très autoritaire, il savait se faire craindre, ayant tendance à exploser littéralement lorsqu’on lui tenait tête !
C’est ainsi qu’en 1952, il convainc les Dupuis d’explorer de nouveaux marchés et d’investir dans TV Family, un hebdomadaire de télévision destiné aux États-Unis : une copie conforme de leur Moustique belge, mais à une toute autre échelle. Alors qu’il se sert au mieux du talent de Jean-Michel Charlier sur le plan éditorial (une sorte d’apprentissage pour son futur travail de rédacteur en chef), pour ce faire, il va plutôt utiliser les compétences franco-américaines du jeune René Goscinny qu’il emploie depuis déjà un an. Le futur scénariste d’ « Astérix », bombardé alors « art director », y voit surtout l’occasion de retourner aux USA pour revoir sa mère ; car il sera, par la suite, sans complaisance pour ce projet qui montrait parfaitement la fascination qu’avait alors les Belges pour l’Amérique et qui arrive, malheureusement, bon dernier sur un marché déjà bien saturé : « Nos concurrents ont tremblé, ils étaient à peine installés…, depuis des années ! Des Belges ne parlant pas anglais et un Français – moi – seul à le parler. Avec ça, on voulait faire un hebdomadaire de télé à New York ! On l’a fait : quatorze numéros pour 120 000 dollars, ce fut épique ! »1
Malgré cette grande aventure sans lendemain, l’influent Georges Troisfontaines va toutefois conserver la confiance des patrons de l’hebdomadaire de Marcinelle et va continuer à gérer au mieux leur régie publicitaire. Ainsi conforté dans ses positions, pendant l’année 1954, il va en profiter pour multiplier les arguments destinés à faire déménager la rédaction de Spirou à Bruxelles, dans des bureaux voisins de ceux de la World’s : prétextant que les éditeurs pourraient ainsi se rapprocher des auteurs (la plupart habitaient alors la capitale), des sources de documentation et des grands moyens de communication. Il aura gain de cause, dès l’année suivante ! Si de son côté, il prétendait qu’il était plus pratique pour lui d’avoir la rédaction à proximité pour pouvoir insérer l’une ou l’autre page de pub à la dernière minute, il y gagnait quand même largement au change puisque le loyer des Dupuis couvrait en grande partie le sien et celui de leur réceptionniste commune ; d’ailleurs, cette dernière, qui était rémunérée par ces soins, se devait d’aiguiller, en priorité, les auteurs hésitants vers ses propres bureaux plutôt que vers ceux des Dupuis : il suffisait alors qu’il sorte de son antre pour leur vendre sa marchandise avec son remarquable bagout commercial2 !
Dans le même temps, le robuste manager au franc-parler leur propose une autre expérience hasardeuse : lancer, à grand renfort de publicité3, un nouveau magazine qui s’adresserait à un public un peu plus âgé que celui de Spirou : ce sera Risque-Tout (en langue française) et Sprint (pour les Néerlandais) ! Ayant la nostalgie du grand format des journaux d’avant-guerre qui donnaient une assise universelle, il impose tout d’abord huit pages couleurs de bandes dessinées de 29 x 40 centimètres et un supplément scientifique ou d’actualités qui représentait la surface de deux pages d’un quotidien (40,5 x 58,5 cm.), recto-verso. À partir du n°24 du 3 mai 1956, le journal changera de formule et de présentation pour prendre la taille et l’allure d’un grand magazine de douze pages où le rédactionnel et les dessins d’humour supplanteront les bandes dessinées.
Bonnes fées de ce nouveau-né, les Dupuis vont lui prêter leurs meilleurs dessinateurs, lesquels réaliseront, pour l’occasion, des aventures très courtes (de seulement quatre pages) avec leurs principaux héros : seulement voilà, ceci n’est pas toujours du goût et de l’intérêt des piliers de ce journal qui vient de quitter la banlieue de Charleroi pour jouxter les deux plateaux de bureaux que louait la World’s aux Galeries du Centre à Bruxelles ! Une missive de Jean-Michel Charlier à Georges Troisfontaines fait, d’ailleurs, clairement allusion à ces problèmes inhérents à la création d’histoires si condensées et au fait que cela déplaise surtout à son ami Jijé, alias Joseph Gillain. Ce maître à penser et à dessiner de nombreux auteurs de l’époque sera même l’un des rares auteurs Dupuis à ne produire aucune bande dessinée pour Risque-Tout !!! Pour finir d’alimenter ce climat suspicieux, les Dupuis vont confier la rédaction du journal à un certain Maurice Rosy, choisi parmi la nouvelle équipe de base qu’ils employaient désormais pour faire fonctionner Spirou ; ceci afin de renforcer l’importance de cette dernière et de décharger la World’s de sa prépondérance éditoriale.
Maurice Rosy, engagé à l’origine comme « donneur d’idées », est nommé rédacteur en chef de Risque-Tout alors qu’il commençait aussi à assumer la responsabilité de l’« atelier de dessins » regroupant les jeunes dessinateurs qui aspiraient à rentrer à Spirou : on y retrouvait quelques jeunes pousses qui n’allaient pas tarder à s’imposer comme Jean Roba, Paul Deliège, Eddy Ryssack, Serge Gennaux, Louis Salvérius, Willy Lambil, Marcel Denis, Marcel Remacle, Arthur Piroton, Charles Degotte puis, un peu plus tard, Guy Bollen, Jamic ou Turk et Bob de Groot ; ces débutants attendaient leur heure, lettrant ou coloriant toutes les planches de l’hebdomadaire. Leur travail fut donc accru lors de la création de Risque-Tout, Rosy permettant même à certains d’entre eux d’y faire leurs véritables premières armes (comme ce fut le cas pour Marcel Remacle avec son « Bobosse ») : « C’est en effet à ce moment-là que nous avons quitté Marcinelle pour Bruxelles, mais l’aventure Risque-Tout n’a duré que neuf mois : Dupuis considérant que pour que la publication soit financièrement satisfaisante, il fallait encore un ou deux ans, ce qui était trop long pour eux. Risque-Tout comprenait deux parties : une section rédactionnelle et des bandes dessinées où l’on trouvait de nouveaux dessinateurs et scénaristes (dont des planches d’essai envoyées par les lecteurs, telle celle de Nitika Mandryka au n°42) au milieu de traductions d’origine italienne (des récits complets de Renato Polese, Lina Buffolente…) et des vedettes en place. Yvan Delporte était déjà omniprésent à cette époque et nous discutions ensemble du rédactionnel et des planches. Pour les articles, nous avions des abonnements aux meilleurs quotidiens américains dans lesquels nous puisions pour essayer de trouver des informations originales. Nous avions des prétentions mais nous étions peut-être trop en avance… »4
Ce qu’il est important de préciser, c’est que Maurice Rosy n’est pas arrivé par hasard chez les Dupuis : en fait, il avait suivi son ami de jeunesse Yvan Delporte qui, en cette année 1955, est devenu, officieusement, le nouveau rédacteur en chef de Spirou. Or, entre Delporte l’anar et le respectable homme d’affaires que veut être Troisfontaines, le courant ne passe guère ! Je dirais même plus... : l’incompréhension est totale ! Bonjour l’ambiance !
D’autre part, malgré les efforts de Maurice Rosy pour faire de Risque-Tout une véritable pépinière de nouveaux talents (les Dupuis, reconnaissant son indéniable nez pour dénicher de futures vedettes, le nommeront d’ailleurs, peu de temps après, directeur artistique de Spirou), il est évident que la renommée de cet hebdomadaire était surtout basée sur la réunion des prestigieuses signatures d’André Franquin (« Le Marsupilami »), de Morris (« Lucky Luke »), de Peyo (« Johan et Pirlouit »), de Maurice Tillieux (« Marc Jaguar »), de Will (« Tif et Tondu »), de Sirius (« Timour »)…, et de celles, non moins glorieuses, de ceux qui travaillaient principalement pour la World’s : les Albert Uderzo et Octave Joly (« Tom et Nelly »), René Goscinny (qui officiait aussi en tant que dessinateur sur « Le Capitaine Bibobu »), Dino Attanasio, Carlos Laffond…, et bien sûr Jean-Michel Charlier associé à Victor Hubinon (« Buck Danny »), Eddy Paape (« André Lefort »), MiTacq (« La Patrouille des Castors ») ou Gérald Forton (« Kim Devil »)… ! Mais, hélas, ce sommaire qui fait encore rêver aujourd’hui ne suffira pas…
L’aventure Risque-Tout qui avait commencé le 24 novembre 1955 (précédé de cinq numéros zéro de quatre pages au format 29x40 qui parurent dans Spirou, du n°914 au n°918, pour en assurer le lancement) va se terminer, dans l’indifférence générale, au numéro 50 du 1er novembre 1956, faute de succès suffisant(5) : la diffusion limitée à la Belgique et au nord de la France plus quelques grandes villes, le format devenu désuet, le contenu ne répondant pas aux attentes des lecteurs et la concurrence (dont celle, involontaire, du journal Spirou) ayant eu raison de ce qui aurait pu, pourtant, devenir un grand magazine : « C’était quand même difficile. Nous travaillions comme si l’on sortait un quotidien : nous n’avions qu’une semaine pour préparer le numéro suivant, le tout composé en typo ! L’équipe devait être trop réduite car c’était excessivement fatiguant : nous aurions pu y laisser notre peau ! »(4) !
Quoi qu’il en soit, malgré son évident échec, cette tentative, que certains jugèrent même désastreuse, donna pourtant un nouvel élan à la jeune et dynamique équipe rédactionnelle de Spirou : elle déborda alors d’originalité afin de surprendre les lecteurs (ne serait-ce qu’avec l’arrivée des fameux « mini-récits », en 1959) et d’asseoir leur prédominance, au détriment de la domination exercée jusque-là par Troisfontaines. D’autre part, l’énergie que ce dernier dépensa auprès des Dupuis, pour parvenir à créer un magazine dont le contenu finit par lui échapper, déstabilisa également la plupart des grands dessinateurs et scénaristes qui travaillaient alors pour la World’s ; en effet, ces derniers se posaient, depuis pas mal de temps, nombre de questions sur leur avenir et sur leurs conditions de travail : aucun nom d’auteur n’était mentionné et les droits étaient inexistants, les planches originales n’étaient pas rendues, les salaires étaient indécents et nécessitaient une somme incroyable de travail pour pouvoir en vivre, etc., etc.
De là à penser que la création de Risque-Tout fut aussi un catalyseur pour la fameuse assemblée d’auteurs convoqués par Jean-Michel Charlier, Albert Uderzo et René Goscinny, le 10 janvier 1956 à Bruxelles, dans le but d’établir une charte de la profession (et qui aboutit au renvoi pur et simple des meneurs par Troisfontaines, certainement à l’arrêt de « Kim Devil » qui était réalisé pour Spirou et, indirectement, à la création de Pilote), il n’y a qu’un pas que nous n’hésitons pas, quant à nous, à franchir…
Gilles RATIER
1 Dixit René Goscinny lui-même dans l’extrait d’une interview reprise dans « René Goscinny profession : humoriste » de Guy Vidal, Anne Goscinny et Patrick Gaumer, chez Dargaud en 1997.
2 Information recueillie dans « L’Affaire Dupuis » de Danny De Laet, paru chez NCM éditions, en 1985.
3 Un concours, avec un tour du monde en avion comme premier prix à l’appui, renforcé par des émissions sur Europe n°1, a tenu, par exemple, les lecteurs en haleine pendant trente-cinq semaines !
4 Les témoignages de Maurice Rosy reproduits ici proviennent d’une interview réalisée par Gilles Ratier en 1992 et dont certains extraits ont été publiés dans la 2ème édition (considérablement remise à jour) de son ouvrage « Avant la case », toujours disponible aux éditions Sangam, et mis en ligne sur le site bdzoom.com !
5 D’après Thierry Martens, dans « Le Journal de Spirou 1938-1988 : cinquante ans d’histoire(s) » aux éditions Dupuis, la vente au numéro de Risque-tout serait tombée de 24 000 exemplaires par semaine à moins de 6 000, alors qu’en 1954, l’hebdomadaire Spirou se plaçait à 108 000 exemplaires en France et approchait les 80 000 en Belgique !