Je viens de vivre ma première grande émotion de l'année 2019 en matière de BD, en lisant un splendide "graphic novel" de Kamimura qui fait 700 pages (elles se lisent assez vite, il faut le préciser). Il s'intitule
le Fleuve Shinano et c'est un véritable chef-d'œuvre, qui m'a coupé le souffle !
Le fleuve Shinano (ou Shinano-gawa) est le plus long des cours d'eau japonais. Il prend sa source dans les montagnes et grossit ensuite considérablement grâce à de nombreux affluents. Avant d'être canalisé au XXème siècle, il débordait souvent de ses rives d'une façon capricieuse, dévastant tout sur son passage, et les paysans qui vivaient dans ces régions restaient très pauvres. En fait, loin de n'être que l'emplacement de cette histoire, ce fleuve dangereux et imprévisible est aussi une métaphore du roman lui-même, de même qu'un des principaux "protagonistes" du livre.
Le fleuve Shinano (le manga) raconte la vie de Yukié Takano, une jeune japonaise à la beauté glaçante, née d'amours adultères et qui est persuadée d'être porteuse d'une hérédité maudite. Ce livre nous raconte avec poésie et ferveur sa vie entière, à savoir ses amours, ses errances, ses malheurs et ses fautes. Un tel scénario pourrait à priori être vu comme une sorte de mélodrame, mais la subtilité du scénariste (qui se nomme Hideo Okazaki) et le talent de Kamimura en tant que "bédéaste" (il met cette histoire en images comme un véritable orfèvre) transforment cette histoire sentimentale en un véritable "roman fleuve", dont l'ampleur est égale à celle de certains chefs d'œuvres littéraires comme "Anna Karénine" ou "Madame Bovary".
Comme le titre le suggère avec finesse, la vie de Yukié est tumultueuse et le récit ne faiblit pas un instant. Je n'essaierai pas de résumer cette intrigue car bien plus que la cascade d'événements, de rencontres, de voyages, de rapports amoureux, de rêveries, de méchancetés ou de passions qui se succèdent dans cette œuvre, c'est avant tout l'élégance du style qui domine le roman. On devine d'ailleurs très vite qu'Hideo Okazaki est un véritable écrivain, et celui-ci le démontre aussi bien par l'efficacité de ses dialogues, que par la subtilité de ses récitatifs (qui élargissent toujours la vision du récit) ou la beauté de ses poèmes qui apparaissent de temps en temps en peine page. Cette poésie vibrante, dont le style est très japonais, offre d'ailleurs de véritables moments de respiration et de paix à l'intérieur de ce roman torturé, avant de retrouver un torrent continu de passions, de tristesses et de sentiments déraisonnables.
Toutefois, la véritable vedette de ce manga hors-norme, c'est quand même Kamimura lui-même, un dessinateur qui nous éblouit non seulement par le dynamisme et la sensibilité de son dessin, mais aussi par l'intelligence de ses effets graphiques et la variété de son style. Il peut et il sait tout dessiner : les mystères de l'amour, la brutalité de l'action, la dureté de l'âme humaine, la subtilité des paysages, les détails d'une fleur ou la férocité des éléments naturels qui se déchaînent. Passant souvent sans crainte d'une image très figurative à un gros plan totalement abstrait, et gardant toujours (presque miraculeusement) une véritable unité de style, Kazuo Kamimura apporte un véritable "commentaire graphique" à chaque page du récit, qui nous ravit par son intelligence et qui nous emporte par son lyrisme.
Certains critiques ont déjà commenté son utilisation habile du blanc, qu'il obtient en dénudant et en simplifiant son image, afin de centrer le regard sur l'essentiel, mais cet effet (parfois très habile) n'est que l'une des nombreuses nuances de sa très riche palette. Kamimura peut aussi assombrir impitoyablement ses images, et jouer ainsi sur d'inquiétants contrastes. Il devient alors un maître du clair-obscur.
Les jeux sur les possibilités du gros plan (qui touchent à l'abstraction) sont fréquents et permettent d'éviter certaines vulgarités, par exemple dans les scènes d'amour ou de sexualité qui sont assez nombreuses. Les corps deviennent alors de simples épures dont il faut deviner le sens.
Kamimura aime dénuder son trait et jouer sur les ellipses, c'est un fait, mais il est parfois capable (probablement par souci de contraste) de détailler à l'extrême un dessin qui aurait pu rester banal. Ces choix ne sont jamais gratuits, toutefois, et correspondent plutôt à une volonté de ralentir la lecture, par exemple pour accompagner un récitatif ou pour souligner la beauté d'un moment.
Et puis bien sûr, la qualité principale de ce dessin, c'est d'épouser avec talent une histoire humaine, de lui donner de la chair, de l'âme et de la véracité. C'est assurément le souci principal de Kamimura qui excelle tout particulièrement lors des scènes silencieuses, qui sont souvent illustrées avec une sobriété très mesurée, comme s'il y avait un souci de politesse.
Car ce que voulait Kamimura, sans aucun doute, c'était avant tout nous faire découvrir (et nous faire croire à) cette vie tourmentée et dramatique de Yukié Takano, qui commence comme un ruisseau juvénile avant de se poursuivre comme un torrent inarrêtable, et qui s'épanouit dans un flot de passions et de débordements inexorables, comme le fait d'ailleurs le fleuve Shinano dans les campagnes japonaises inondées, pour finalement se perdre dans l'océan ultime où tous les sentiments se dissipent, et où l'on se jette parfois avec effroi, parfois avec rage et souvent malgré soi.
Oui …
Le Fleuve Shinano est vraiment un chef d'œuvre, au même titre que les plus belles lectures que m'avaient jusqu'ici offert la BD, que ce soient les albums d'Hergé, les pages oniriques de Winsor McCay, les idées noires de Franquin, les parodies délirantes d'Harvey Kurtzman, les rêves historiques d'Alix ... et j'en passe.
C'est peut-être (déjà ?) la meilleure lecture de l'année.
Et c'est une BD à ne pas rater.