J'ai enfin un peu de temps (il faut bien travailler
), et je vais essayer de répondre à tes intéressantes remarques.
Ta comparaison avec l'anamorphose que l'on trouve dans le tableau d'Holbein m'a donné à méditer. Sommes-nous en train d'ignorer une solution graphique simple, qui permettrait de résumer
ICI avec une seule image ?
Il est clair que ces séries d'illustrations, qui montrent souvent peu de différences d'une case à l'autre, donnent l'envie d'y trouver certaines "constantes".
ICI est un livre où l'on lit (et interprète) surtout des images. Les dialogues et les autres textes n'ont généralement qu'une fonction secondaire. Il serait donc élégant d'y trouver une solution purement graphique.
L'idée d'une solution qui prenne la forme d'une anamorphose me semble toutefois peu probable. En effet, pour qu'une anamorphose soit possible, il faut d'abord qu'il existe une image fixe, et que l'on essaie ensuite de visualiser ce même tableau selon une autre perspective.
Or il n'existe pas de véritable plan fixe dans ce livre, même si certaines images réapparaissent de façon insistante, Il est vrai que l'on retrouve souvent le même canapé, ou le même angle du salon, tout au long du livre, mais Richard McGuire change tout de même régulièrement son angle d'observation. Il déplace sa "caméra" dans le temps, ou dans l'espace, et il devient impossible d'unifier cette multiplicité d'images.
Dans l'interview publiée dans
Kaboom (que tu as maintenant peut être lu), j'ai remarqué un mot qui révèle probablement les véritables intentions de l'auteur. Il avoue en effet avoir cherché à obtenir une sorte de "polyphonie" avec ses images. C'est ainsi qu'il intègre souvent, dans une même double page, plusieurs séquences aux significations très diverses, et sans lien intelligible évident. McGuire crée une certaine poésie en croisant diverses images, et c'est une création artistique plutôt qu'intellectuelle. Si ces associations d'images donnent parfois du sens, elles n'aboutissent bien souvent ... qu'à de simples énigmes.
Que faut-il donc en penser ? Ces séquences vues sous un plan fixe expriment elles une relative permanence du monde, ou au contraire une "impermanence" de la vie ? Peut-on vraiment condenser toutes ces pages avec une seule image ? Ne faudrait-il pas plutôt, pour les résumer, utiliser le langage ?
Ayant ainsi formulé mes questions, tu devines probablement déjà quelles sera ma réponse. J'ai en fait l'impression que ces avancées dans le temps, et ces petits changements progressifs visualisés en plan fixe, expriment tout d'abord le mouvement de la vie. On ne peut pas les résumer avec une image immobile, mais on peut tout de même les formuler d'une façon intelligible. Ces séries d'images que reproduit McGuire, c'est en fait le spectacle d'un monde changeant où, pour reprendre la formulation de Lavoisier, "rien ne se crée, rien ne se perd, et tout se transforme". C'est le miracle de la vie.
Le concept unitaire de toutes ces images, c'est bien sûr "ICI", mais qu'y a t-il vraiment derrière ce mot ? Comment définir le concept d'ICI ? Serait-ce simplement le salon où le père de l'auteur a photographié chaque année ces enfants ? Est-ce au contraire la maison, ou alors la propriété, dans laquelle la famille McGuire a vécu au XXème siècle ? Ou serait-ce plus scientifiquement un lieu géographique, défini uniquement en degrés de longitude et de latitude, placé de façon constante à la surface du globe terrestre, où une série d'événements va se produire ? Cette dernière définition, simple et pragmatique, a pour l'instant ma préférence, car elle permet d'englober les spectaculaires voyages dans le temps que se permet l'auteur, mais elle est réductrice. Elle pourrait paraître un peu vulgaire aux poètes...
Je n'irai pas plus loin pour l'instant, et je me limiterai à te montrer une image assez rare, dessinée par Richard Mcguire, qui nous montre peut être le véritable "ICI". Elle se situe 3 milliards d'années avant JC, à une époque où le monde n'existe que sous une forme embryonnaire. On y voit la mer (ou un lac), le ciel et la terre, et on y trouve bien peu de végétation, mais on y devine des frémissements de vie. J'ose imaginer que derrière sa tranquillité, ce paysage contient déjà les germes de tous les événements qui se produiront bien plus tard. Mais ce concept te paraîtra peut être trop panthéiste.