Et en cette automne 2018, voilà que sort cet album superbe, intitulé
Prendre refuge !
Cette BD a été écrite et dessinée en étroite collaboration avec un écrivain (titulaire du prix Goncourt en 2015) nommé Mathias Enard. Mais contrairement à ce que l'on pourrait attendre, ce dernier ne s'est pas limité à écrire des textes (qui sont d'ailleurs brefs et peu abondants). Mathias Enard est semble t-il beaucoup intervenu pendant la réalisation des pages elles-même, en y apportant des dialogues plutôt brefs ainsi que de nombreuses onomatopées. Cette sobriété du texte et cette abondance du bruitage donnent à certaines pages un charme curieux, de type symphonique. D'autres planches sont plus sobres et ne contiennent qu'un seul dessin, mais un commentaire intelligent leur apporte souvent une véritable dimension poétique.
Mais que veut dire "prendre refuge", dans cette BD ? En fait, on peut comprendre ce terme de différentes façons, littérale ou symbolique. Et tout simplement, il fait d'abord référence à un livre qui porte ce titre, et que Karsten (un des héros du récit) emprunte à son amie Elke. Tous les deux vivent à Berlin, une ville qui a elle aussi connu autrefois la guerre et la destruction.
Prendre refuge, cela peut ensuite être la construction d'une relation amoureuse, par exemple entre Karsten et Neyla, une réfugiée syrienne, qui se promène tristement dans cette capitale … qui lui remémore sa patrie en ruine. Elle semble aimer Karsten mais elle n'arrive pas à s'intégrer dans cette Europe où elle reste une étrangère, et qu'elle a envie de fuir.
Prendre refuge, cela prend bien sûr un autre sens lorsque l'on évoque le sort des immigrés. On pense alors irrésistiblement à une quête interminable, à une errance sans fin au milieu d'une Europe revêche ou hostile, bardée de frontières et de lois contraignantes. C'est bien l'incapacité à trouver un refuge qui devient alors le sujet principal, mais les auteurs ne s'attardent pas trop sur cet aspect politique. Neyla la réfugiée n'est en fait pas refoulée par l'Allemagne. Elle n'est pas en danger mais … elle n'arrive pas à "prendre refuge".
Et puis, prendre refuge, cela peut aussi correspondre à une émotion religieuse. Il y a en particulier cette découverte des immenses Bouddhas sculptés dans les falaises de Bagram, en Afghanistan, que font deux voyageuses nommées Anne-Marie Schwarzenbach et Ella Maillart, en 1939, peu avant la déclaration de la Deuxième Guerre Mondiale. Ce petit séjour, et cette contemplation d'un chef d'œuvre absolu, réveille une étrange passion, qui mêle l'amour charnel et l'illumination spirituelle. En fait, tout simplement, elles "prennent refuge" dans le boudhisme.
Ces deux intrigues amoureuses (l'une historique et réelle, tandis que l'autre est actuelle et fictive) sont en fait le corpus principal du livre. L'intrigue oscille ensuite entre ces deux rencontres éphémères, chargées d'émotion et de désir et vouées à un nostalgique achèvement. Elles sont heureusement entrecoupées de brèves contemplations célestes et lyriques, et enrichies de succinctes réflexions existentielles sur la religion, l'exil ou la destinée. Ce curieux mélange donne à cette BD une dimension littéraire et symphonique.
J'en suis encore tout imprégné … et je ne suis pas sûr d'avoir tout compris. Il faudra que je relise ce livre !
C'est en tout cas une belle BD, poétique et discrète, et une réussite totale qui se situe aux antipodes de ce chef d'œuvre américain autoproclamé que constitue "Moi ce que j'aime c'est les monstres" (il faudra quand même que l'on parle quelque part de cette nouveauté bruyante). Zeina Abirached est maintenant devenue une toute grande auteure.
Je recommande donc ce livre, en particulier à tout ceux qui apprécient le mélange de poésie et de BD.