Bonjour
Godot a écrit: eleanore-clo a écrit:Je n'apprécie pas la deuxième période de Cosey, à quelques exceptions près. Et Saïgon-Hanoï est une grande, une très grande BD.
Il ne vous reste plus qu'à développer "l'analyse" de
Saïgon-Hanoï dans le sujet consacré à Cosey
Saïgon Hanoï est une BD publiée en 1992.
Homer, vétéran de la guerre du Vietnam, passe sa nuit du Nouvel an dans la maison parentale, manifestement abandonnée pour la mauvaise saison. La demeure est perdue dans la campagne et il neige. La télévision diffuse un reportage sur des anciens combattants visitant les champs de bataille du Sud-Est asiatique. Un d'entre eux n'est autre qu'Homer ! C'est alors que le téléphone sonne. Felicity, une très jeune adolescente, seule à son domicile et qui s'ennuie, a décidé de composer des numéros de voisins pris au hasard dans l'annuaire. Il s'ensuit un étrange dialogue, par delà la distance et l'âge...
Le scénario est basé sur le dialogue, tout en finesse et en sous-entendus, entre deux personnages dont un qui restera invisible. Ce type de construction, bâtie sur un pseudo solo, est rare mais a déjà été utilisée par le musicien Francis Poulenc, dans sa cantate
La voix humaine. Le développement est ici encore plus habile car les propos de la jeune fille font échos au magasine télévisé, renforçant les propos du journaliste ou lui donnant une nuance. Clairement Felicity démontre une maturité dépassant et de loin son âge supposé (13 ans d'abord puis 11 ans). Les savoureuses maximes (
L'ennui avec les adultes c'est qu'ils savent déjà ce qu'ils vont dire avant de parler) ou l'usage de mots rares (
abstème,
guilleret) ne sont pas compatibles avec l'expression d'une jeune adolescente. Avant de creuser cette bizarrerie, arrêtons nous un instant et laissons nous embarquer dans une histoire simple et belle.
Et donc, cette BD pourrait se résumer à un dialogue entre deux solitaires, réunis par la magie du téléphone, un média cher à l'auteur comme l'a démontré la toute fin du
Voyage en Italie. Assovier deux personnes ne se connaissant pas, séparées par le fossé des années, est une gageure tendre et douce, d'un romanesque idyllique. Mais il ne faut surtout pas s'arrêter là et chercher ailleurs
. La clé nous est donnée par Felicity.
Qui donc se cache derrière cette personnalité malicieuse ? Deux possibilités me viennent à l'esprit. La première est que cette finauderie est celle de Cosey qui règle ainsi, et fort gentiment, ses comptes avec les adultes l'ayant élevé (enseignants, ascendants). La deuxième est que les propos de Felicity cachent ceux d'un psychiatre. L'ancien GI est tranquillement assis dans son fauteuil, comme s'il était allongé sur le divan du cabinet. Et il raconte sa vie. Cette confession est difficile, émaillée de longs silences pudiques ou étouffants. Et la fin de la BD correspond à la fin de la thérapie. A la télévision, et dans la baie d'Halong, le vétéran jette le bracelet d'identification de son camarade tué au combat. Et en même temps, dans la maison de campagne, Homer trouve enfin le deuil salvateur. Il est guéri ! La BD qui commence dans la nuit américaine, dans une maison figée dans le temps, finit au matin, au comptoir d'un café, avec le cadeau surprise de Felicity. La nostalgie s'efface devant la renaissance.
La Guerre du Vietnam est au cœur de l'ouvrage, à la façon de Cosey. On ne verra donc aucune violence, aucun sang, mais des souvenirs douloureux, des cicatrices mal refermées. Dans le magasine télévisé, Homer retrouve ses camarades vietnamiens, citoyens désabusés d'un pays ayant conquis le leur, méditant devant les ruines laissés par la guerre. Le regard lourd d'un ancien soldat du Việt Cộng leur fait écho. Lorsque cet homme fixe Homer, il voit dans le vétéran la trace des armées d'occupation et les combats d'autrefois. Mais Cosey ne s'attarde pas sur un conflit révolu. Aussi nous emmène-t-il dans un long voyage (long car la guérison aura besoin de temps) à bord du mythique train Saïgon Hanoï. Nous y côtoyons une foule de personnes affairées dont beaucoup de jeunes n'ayant pas connu la guerre. Le convoi va cahin-caha, au milieu des villages et des villes, et nous y découvrons un Vietnam authentique, campagnard, grouillant de vie. Et la baie d'Halong, lieu magique, constitue le point d'orgue final d'un long parcours vers la beauté retrouvée.
Le graphisme est virtuose. Je n'aime pas le style épuré de Cosey, deuxième époque. Cependant, le dessin des visages passe ici très bien car Cosey a gardé sa capacité à restituer ou à suggérer une vieillesse heureuse et des rides décomplexées
. Et comme les héros ne sont plus de toute première jeunesse, le dessinateur peut donner la pleine mesure de son talent. Les décors asiatiques constituent une succession de cartes postales au parfum exotique. Quant aux États-Unis, la neige et la campagne désertique (la montagne ? ) permettent à l'auteur de représenter ce qu'il aime par dessus tout. Je vais d'ailleurs détailler l'analyse de la première page de la BD, un petit bijou.
La composition est très solide avec l'opposition entre l'habitacle du véhicule de la première vignette et l'autoroute encombrée de la seconde. Le lien entre les deux dessins est fait par les phares avant et les feux arrières que l'on aperçoit à travers les vitres de l'habitacle. Le héros est concentré sur la conduite car la route est dangereuse, mais son regard va plus loin, comme s'il regardait vers le futur. Et tout cela nous amène à l'extraordinaire grand dessin qui suit. Une perspective magistrale où l'horizontalité du sommet de la côte s'appuie sur de multiples traits verticaux légèrement courbés, que ce soit ceux tracés par les pneus ou encore ceux matérialisés par les fils téléphoniques. D'ailleurs, ces empreintes de roues, avec des traces des dérapages, ne sont-elles pas une métaphore de la vie ? Droite quand tout va bien. Sinuante quand elle dérape ! Et la neige recouvre à la fois le sol, mais aussi le ciel de par la multiplicité des flocons. Nous sommes en pleine tempête ! Cette météorologie fait écho aux habits d'Homer et nous suggère un blizzard glaçant. Mais cette froideur n'est-elle pas aussi celle de l'esprit du conducteur ? Enfin la nature américaine du décor est suggérée très subtilement grâce au panneau routier carré, positionné à droite et restreignant la vitesse maximale à 55 miles par heure (soit environ 90 km/h).
Les couleurs sont signifiantes et l'auteur a choisi une BD en bichromie, bleue pour l'hiver américain et jaune pour la saison sèche vietnamienne. Le va-et-vient entre les deux mondes génère donc un kaléidoscope de couleurs, une subtile mélodie qui évolue au gré d'infimes variations. Et de changement en changement, de pas en pas, le bleu nuit du début de la BD passe au bleu ciel en toute fin. Et le jaune délavé et triste de Saïgon se transforme en un jaune ensoleillé et radieux à Halong.
Clairement, nous avons ici un chef d’œuvre absolu, du même niveau qu'
A la recherche de Peter Pan ou de
L'espace bleu entre les nuages. Et je ne peux que souscrire au message final de Felicity, trouvé par Homer dans le restaurant local, clin d’œil d'un Cosey auto-satisfait à son lecteur :
Homer, it was a great book (
Homer, ce fut un livre magnifique). D'ailleurs, le jury du Festival d’Angoulême partage pleinement l'analyse puisqu'il a décerné à l'ouvrage l'Alph-Art du Meilleur scénario en 1993.
EEEEEléanore