eleanore-clo a écrit:Bonjour
Je suis surprise que personne n'est parlé du côté "tragédie grecque" du dernier spartiate.
La reine est clairement déchirée entre son amour et son patriotisme.
Je suis aussi admirative devant le "culot" de Martin qui a osé mettre en scène la passion d'une femme mure (Heraklion n'est pas né spontanément) et d'un jeune homme. La censure a été arrangeante, une fois n'est pas coutume.
Cordialement
Eléanore-clo
TRAGEDIE GRECQUE
Il n’y a pas que le cornélien déchirement de l’amour et du patriotisme. Il y a aussi la résignation à abandonner son fils à des étrangers, à le confier à son ennemi, fut-ce Alix. Tous ceci fait songer à la vieille reine Hécube dans LES TROYENNES, ainsi qu’à la reine Clytemnestre dans IPHIGENIE EN AULIDE d’Euripide, contrainte – car elle n’est que femme – à abandonner sa fille au couteau du sacrificateur, à s’incliner devant la raison d’Etat (ceci en dépit du soutient d’Alix, euh d’Achille !, révolté par le rôle qu’on lui a fait jouer à son insu).
Mais ici Adréa est une forte femme, une femme de tête ! Jacques Martin, dans une interview, a dit qu’il aurait pu être amoureux d’une pareille femme. J’ai en tout cas été frappé par la ressemblance de son visage – assez hommasse – avec celui de l’actrice et tragédienne grecque Irène Papas (dans LES TROYENNES précisément), mais sans doute suis-je déformé par les péplums. Je crois bien que LE DERNIER SPARTIATE (1966-1967) est plus proche d’Irène jeune (ELECTRE, 1962) que d’Irène mûre (LES TROYENNES, 1971).
CULOT
Parlons-en du culot de Martin, qui a osé montrer une quinca éprise d’un éphèbe. Une cougar, comme on dit maintenant. C’est aujourd’hui entré dans les mœurs, on leur consacre des reportages dans les magazines et à la TV ; mais à l’époque… LES RISQUES DU METIER (André Cayatte, 1967) avec Jacques Brel ! MOURIR D’AIMER (André Cayatte toujours, 1971) avec Annie Girardot… Chaud ! Scandaleux ! Le film avec Brel concernait plutôt la pédophilie, sujet sensible toujours d’actualité, mais qui dans l’Antiquité grecque n’aurait eu aucun sens, du moins entre un adulte et un jeune garçon ; avec une fille, c’est très différent puisqu’elle est censée arriver vierge au mariage.
Le film avec Girardot, par contre, vise aussi, quelque part, la pédophilie. Mais aussi la sexualité intergénérationnelle. Reporter la situation de ce film sur LE DERNIER SPARTIATE (1966-1967), ne peut se faire et ne peut être compris du public qu’avec les valeurs françaises de 1966 (ce qui m’a toujours un peu irrité, car je rêve de BD et de films qui déballeraient crument les valeurs des époques historiques évoquées : le docu historique objectif, plutôt que le biais de la fable moralisatrice -prétexte aux pires poncifs in illo tempore). Par exemple, il faudrait s’entendre sur l’âge réel d’Alix.
A Athènes, un éphèbe a entre 16 et 18 ans et ; à la fin de son éphébie (*), il reçoit son bouclier d’hoplite et se marie. A Rome, il prend la
toga virilis à 16 ans, et se marie. A cet âge, il peut déjà participer à des opérations militaires.
Quel âge a Alix en 1966 ? Je dirais 18 ans... Il n’y a donc aucune infraction, tant selon les lois françaises de l’époque et encore d’actualités, que belges (puisque TINTIN est édité en Belgique, dont Martin est résident). Ces lois, qui tendent à devenir plus restrictives, fixaient - en France - la majorité sexuelle à 11 ans en 1832, 13 ans en 1863, 15 ans en 1945 ( http://fr.wikipedia.org/wiki/Majorit%C3%A9_sexuelle ). Sans objet dans l’Antiquité, la liaison d’Adréa et Alix ne pose donc, en 1966, aucun problème légal, même si cela peut encore choquer les valeurs petit-bourgeoises. Et alors-là, bingo !, Jacques Martin avait décroché la timbale !
Nombre de jeunes gens découvrent la sexualité grâce à des femmes plus âgées (une amie de maman, une copine plus délurée, une prostituée etc.). On raconte que Caton, voyant un jeune homme de bonne famille sortant d’un bordel le félicita : il vaut mieux s’amuser avec des prostituées qui sont faites pour ça que de déshonorer des citoyennes par des relations illicites. Un mois plus tard, revoyant le même jeune homme sortant d’un autre lupanar, il lui reprocha de gaspiller son patrimoine en frivolités. On voit que les Romains avaient d’autres valeurs morales. Un excellent passage d’ALEXANDRE d’Oliver Stone montre Aristote dissertant avec ses élèves « de la bonne et de la mauvaise pédérastie ». Un relation-adulte-adolescent est louable, à condition de ne pas devenir de la prostitution. On disserte encore sur la portée exacte de ces termes ambigus.
(Une petite parenthèse à propos d’ALIX SENATOR de Valérie Mangin et Thierry Démarez : je m’étonnais de voir Titus et Khephren participer à des orgies chez Claudia Pulchra (la fameuse Clodia, la « Lesbia » de Catulle) et entretenant commerce avec des danseuses nues, alors que je trouvais à Titus un visage tellement enfantin (une dizaine d’années) ! Mais scrutant son habillement, je constatai qu’il ne portait plus la
bulla à son cou, et que sa toge était celle d’un simple « privatus », non la toge prétexte qui est réservées aux enfants de condition libre. Bref une « toga virilis ». Titus a donc, au minimum, 16 ans (**). Je fais confiance à Valérie Mangin pour le souci de ce genre de détails. Et de repenser au jeune homme de Caton qui devait avoir 16 ans et allait au bordel « apprendre son métier » (comme aurait dit ma mère) avant d’être par son père marié à un beau parti. N’empêche, je me dis que le Père Martin se serait retourné dans sa tombe s’il avait pu voir le fils d’Alix traîner les lieux de débauche.)
Et je reviens au DERNIER SPARTIATE et au culot de Martin. Quand on songe que son pote Cuvelier, dans les années ’50 et dans TINTIN, avait commis une « Si l’Iliade m’était contée » en 4 planches d’où le Belle Hélène avait rigoureusement été proscrite. Pas même son nom n’y était évoqué. La damnatio memoriae ! Idem pour Funcken et sa « Tempête sur Byzance » où l’impératrice Théodora - qui pourtant y joua un rôle capital – était gommée… et plus tard encore Cheneval, « La révolte des mercenaires » : une Salammbô sans Salammbô !!! Ce grand érotomane de Cuvelier aura sa vengeance avec EPOXY… en 1967 justement. Mais Losfeld n’est évidemment pas TINTIN.
Donc Martin introduit dans cette histoire, la seule femme possible selon les critères calotins de TINTIN : une mère de famille, la reine Adréa. Là où il commence à disjoncter, c’est quand elle place cette bulle équivoque sur « la reconnaissance du corps ». Mais quel jeune ado en 1966 était assez déluré pour capter le sous-entendu ? Sûrement pas un lecteur de TINTIN. Le sous-entendu n’était destiné qu’aux lecteurs adultes. Pour faire passer la chose, il apporta la planche en urgence chez l’imprimeur, sans passer par les censeurs de la rédaction. Bien sûr, il se fit ensuite remonter les bretelles !
Ensuite, dans IORIX LE GRAND (1971-1972), Ariella se fait brutalement dénuder en public par le chef barbare qui veut l’humilier (j’avais un ancien collègue, tendance BDSM, qui m’avouait avoir été marqué par cette scène. Salaud de Martin ! Touche pas à mon pote ! Vraiment les auteurs de BD se moquent des ravages qu’ils provoquent dans notre belle et blonde jeunesse). Dans l’histoire suivante, LE PRINCE DU NIL (1973), il montre un banquet où les esclaves égyptiennes sont quasi nues. La rédaction lui intime – à temps – de les rhabiller aussi dignement que Maria, la boniche des Beulemans et Coppenolle (celle avec qui on parle en flamand). Ce n’est que partie remise. Arrive 1977 et LES PROIES DU VOLCAN où, avec une perversité qui me ravit, Martin récidive le coup de la panne automobile et apporte en urgence chez l’imprimeur la planche où Malua, qui se baladait à poil tout au long de l’album avec la bienveillante complicité ici d’une fleur, là d’un bras… montre enfin ses seins aux jeunes lecteurs qui n’en avaient jamais vus, bien sûr.
Quelque part, Maître Jacques a pu, à bon droit, se prévaloir d’être un initiateur de la BD adulte. En tout cas, au moins chez TINTIN.
(Depuis lors, Alix et Cléopâtre partagent la baignoire, mais le journal TINTIN n’est plus.)
_____________
(*) L’
éphébie athénienne est une période de préparation militaire, comme garde-frontière aux confins de l’Attique. Les arme des éphèbes sont l’arc et le poignard. A la fin de cette préparation, il est intégré dans le corps des hoplites et inscrit comme citoyen dans les registres de sa tribu (cf. P. VIDAL-NAQUET, « Le Chasseur Noir »). L’
irénie spartiate semble identique à l’éphébie, mais les irènes sont plutôt de la tranche 18-20 ans.
(**) Son frère d’adoption Khephren doit avoir minimum 18 ans, puisque son père Enak, supposé mort, a disparu peu après le suicide en Cléopâtre. Cléo est morte en 30, et l’album démarre en 13, c.-à-d. dix-sept ans plus tard. Si Alix l’a adopté, c’est qu’il est né un peu avant.