Dantec a écrit:La relance de cette discussion par Eléanore-Clo m’a amené à relire Le Dernier spartiate et les échanges érudits et passionnés (et passionnants) que cet album – incontestablement un des meilleurs Alix - a suscités. Personnellement, c’est le dernier Alix dont j’ai suivi la pré-publication dans Tintin. J’avais 16-17 ans et me souviens avoir été très heureusement surpris par le personnage d’Adréa, qui transgressait toutes les conventions tacites des BD « pour jeunes » de l’époque (on était deux ans avant 68) : tandis qu’Hergé s’enferrait dans l’insipide Vol 714 pour Sydney, Jacques Martin offrait à Alix une de ses œuvres les plus ambitieuses et les plus abouties.
A la différence d’Ajax, je n’ai pas vu en Adréa « une veuve de caractère… au visage assez hommasse – une quinqua éprise d’un éphèbe, une cougar… », mais bien plutôt, comme l’a noté Eléanore-Clo, une héroïne de tragédie, plus proche de Phèdre que de Cléopâtre, et j’ai toujours pensé qu’Alix n’était pas seulement un ingrat pour n’avoir pas eu à son égard « la reconnaissance du corps », mais aussi un imbécile !
Même si je suis d’accord avec Comte Lanza lorsqu’il dit que « Jacques Martin m'a toujours paru avoir des difficultés avec les visages (ou les corps) féminins, qui me paraissent assez masculinisés (ou au mieux asexués, de sorte que notamment ses jeunes filles pourraient aussi bien être des jeunes garçons).» Je me suis amusé à dresser la galerie des portraits de la dizaine d’ « amoureuses » d’Alix qui ont suivi Adréa jusqu’à la Cléopâtre d’Ô Alexandrie (qui n’est pas dessinée par Jacques Martin, hélas), où l’on peut mesurer qu’Adréa est peut-être encore la plus « femme » (avec la Daphné du Cheval de Troie) des héroïnes de la série – malgré le dévoilement progressif des corps, « ce grand érotomane de Cuvelier » (dixit Ajax) est loin…
Je relance moi aussi un peu ce sujet, car je n'avais pas pu lire
Le dernier Spartiate dans le Journal de Tintin (je suppose que j'étais déjà passé à "Pilote"), mais je viens de me rattraper, et de lire beaucoup des pages de cette remarquable discussion. Je me joins au concert de louanges : c'est un des tous meilleurs
Alix ! Pas étonnant qu'il suscite ici de brillants développements chez Jacky-Charles, Raymond, Ajax, Eléanor-clo, Dantec...
En ce qui me concerne, je vois Adréa comme une Phèdre, certes sur une fausse voie, mais ce n'est pas simple d'être femme "libre", au pouvoir et mère ! Alix est un coeur pur inaccessible, mais non incapable de la comprendre : il vit autrement mais n'est pas insensible, comme il le prouve au final. Dès son naufrage (et si l'on est en Epire ou plus au Nord, la République romaine eut du fil à retordre avec les pirates et naufrageurs de l'Adriatique, Jacques Martin le savait sûrement), l'aventure va en crescendo, se densifie et s'enrichit d'obstacles référencés de plus en plus nettement sans parvenir un seul instant à faire fléchir la résolution d'Alix de libérer Enak, même seul contre toute cette néo-Sparte. Il en prend une grande aura, qui éblouit Adréa, et c'est vrai que sa relation avec Enak prend un tour plutôt amoureux, comme souvent. On le sait, le profond sexisme de la loi française de 1949 a entraîné maint duo masculin de BD franco-belge sans que personne à l'époque n'y voie la moindre homosexualité, tant le refoulement était général jusque vers 1964 / 1966. Stars médiatisées, Cocteau et Jean Marais étaient célébrés comme "amis" : tout le monde savait, mais personne ne semblait savoir. Quand le tabou est général, son objet disparaît de la conscience. Ainsi certains pays et peuples entiers sont encore convaincus que l'homosexualité est absente chez eux : vice "occidental" !
Il n'y a presque rien à ajouter aux très pointus commentaires historiques de Jacky-Charles (bravo !). Toutefois j'insisterais volontiers sur la grande peur que Rome ressentit vers -200 devant les succès initiaux de l'immense empire séleucide sous Antiochos III Mégas (le Grand), conjointement avec Philippe V de Macédoine . Mais la résistance de Pergame, alliée de Rome, celle de l'Arménie, des Parthes en plein essor, de la Bactriane indo-grecque, fissura définitivement cet empire séleucide après Cynoscéphales. C'est bien ce qui fait de Cléopâtre l'ultime (et géniale) résistante grecque, et point du tout égyptienne. Adréa ici la reflète, sosie en lutte pour son Héraklion-Césarion, en vain.
Quel bon album, aux très beaux dessins (comme la cité -forteresse !).