Comme mon article est un peu long, je me permets d'utiliser une police de caractère un peu plus grande que celle qu'on utilise d'ordinaire sur notre site afin d'être plus facilement lisible - j'ai remarqué que quand les articles sont un peu longs, la densité des caractères au format habituel fatigue un peu l'oeil, en tout cas le mien !
Outre mon amour de l'oeuvre de Jacques Martin, Les Enfants du Bunker sont l'une des raisons pour lesquelles je me suis inscrit sur ce beau site. A l'origine, c'est, de façon inattendue une suite d'interventions élogieuses à son sujet, dans le sujet "Lefranc", de la rubrique Les autres séries en bande dessinée du forum Centaur Club dont je suis également membre, qui m'a donné envie de lire cet album, le premier depuis longtemps puisque ma connaissance des dix dernières années des aventures de Lefranc était restée très lacunaire - je n'ai lu de cette période que La Momie bleue et Londres en péril au moment de leur publication et je dois dire que ces deux albums ne m'avaient alors pas enthousiasmé. mais ce n'est pas le lieu d'en parler.
Il y a donc très peu de temps, j'ai décidé de lire Les Enfants du bunker, non seulement à cause des remarques très positives que je viens d'évoquer, mais aussi parce qu'ayant été scout dans mon enfance, le contexte de ce récit me rappelait évidemment toute une atmosphère, même mon expérience du scoutisme ne remonte pas comme celle de Jean-jean aux années cinquante, mais au tout début des années soixante dix.
Lecture faîte de cet opus 22 des aventures de Lefranc, (et donc ici tout particulièrement de Jean-jean), je dois avouer que je ne regrette pas d'avoir suivi les impressions qui m'en ton donné envie. Il est vrai que le dessin n'est pas toujours parfait, peut-être en raison des conditions de travaillé évoquées par Michel Jacquemart un peu plus haut dans la même rubrique consacrée à cet album. Je trouve comme lui que dans l'ensemble, le travail de dessin et de mise en couleur de cet album est loin d'être décevant. Certaines planches sont même très belles et certaine cases ont particulièrement retenu mon attention. Je sélectionne trois d'entre elles :
J'ai, comme d'autres lecteurs, beaucoup aimé ce récit dont je ne crois pas qu'il soit de nature à moins intéresser les jeunes lecteurs, contrairement à ce que se demandait je crois un membre du forum de Raymond. Evoquer la question de la perte et de la mort, des angoisses et des fantasmes qui en résultent par le moyen de l'imaginaire me semble au contraire de nature à plaire à un jeune lectorat qui est désormais habitué à voir traiter ces questions dans la littérature pour la jeunesse ou la bande dessinée. Je me souviens d'un manga dont l'auteur et le titre m'échappent qui traite précisément de ces sujets et qui pour cela même plaisait beaucoup à quelques jeunes gens, filles et garçons, que je connais.
En ouvrant cette aventure qui permet de mieux connaître le personnage de Jean-jean et de le percevoir d'un autre point de vue que celui des seuls adultes, Michel Jacquemart me semble avoir trouvé une très belle idée de scénario qu'il traite à mon goût de façon délicate et subtile, en ne créant pas de nette ligne de démarcation entre la part du réel et celle de l'imaginaire, sauf dans le cas de l'adulte qu'est Lefranc et qui, sorti du coma, est capable par deux fois de distinguer le monde des songes symboliques de celui de la réalité éveillée. Preuve en est que même en rêve, il s'étonne des rencontres qu'il fait, contrairement aux enfants qui ne doutent pas de la réalité de ceux qu'ils rencontrent dans la zone du bunker. Mais précisément, Jean-jean et ses camarades sont des enfants et les présences fantasmatiques qui peuvent les accompagner dans la vie éveillée correspondent à leur âge et leur conscience de la vie. On est donc avec eux dans le genre fantastique au sens propre, tel que le définit Tzvetan Todorov, dans la mesure où l'hésitation entre l'interprétation surnaturelle et l'explication rationnelle n'est jamais complètement levée en dépit des interventions du docteur Pauly à la fin de l'album, interventions dont Michel Jacquemart, en les morcelant entre deux planches (37 et 45), permet qu'elle n'alourdissent pas le récit de considérations didactiques trop longues et tri pesantes, bien au contraire, tout en fournissant une clé d'analyse qui laisse chacun libre devant elles et donc le récit qui nous est proposé.
J'ai d'ailleurs particulièrement apprécié que Michel Jacquemart, au lieu de tomber dans le piège du freudisme obligé préfère mentionner les hypothèses de Jung au sujet des fantômes comme part de nous-même. Outre que la référence est très juste, l'usage de cette théorie convient parfaitement au ton de ce récit pudique et raffiné qui sait évoquer avec beaucoup de doigté la difficile et douloureuse question des hantises nées du deuil. A ce point de vue, d'ailleurs, le rebondissement final su souvenir de Jean-jean dans la deuxième moitié de la planche 45 introduit une ultime révélation aussi belle qu'inattendue, belle parce qu'inattendue et de surcroît très juste psychologiquement tant elle correspond à la manière dont les souvenirs de nos traumatismes entraînent une culpabilité qui occulte la vraie nature des drames vécus. Je me permets puisque nous sommes ici en territoire de fantômes et de deuil, de conseiller la lecture du très beau Traversée des ombres de Jean-Bertrand Pontalis qui traite précisément de ces sujets, l'auteur écrivant notamment : "Il nous faut croiser bien des revenants, dissoudre bien des fantômes, converser avec bien des morts, donner la parole à bien des muets, à commencer par l'infans que nous sommes encore, nous devons traverser bien des ombres pour enfin, peut-être, trouver une identité qui, si vacillante soit-elle, tienne et nous tienne."
Je trouve également très intéressant le parti-pris d'éclairer parallèlement le drame du passé de Jean-jean par celui au présent de Lefranc : les deux personnages gagnent en profondeur et consistance et la manière dont se tressent la trame de la seule biographie familiale pour l'un, de l'histoire familiale réactivée partiellement par les drames de l'histoire en marche pour l'autre, me semble très forte, déjouant le piège de ce qui, si ces éléments avaient été traités autrement, aurait paru artificiel et ne l'est justement pas. On comprend également mieux le lien entre l'enfant et l'adulte que sont respectivement Jean-jean et Lefranc, sur un mode plus intérieur et plus émouvant que celui des simples faits dont nous avions déjà connaissance avant cet album.
Le plus grand mérite de Michel Jacquemart est d'avoir, en tant que continuateur, résolu avec élégance et poésie le problème de l'exploration des lisières et des genèses des personnages d'une série dont il n'est pas le créateur, en faisant intervenir le passé dans le cadre d'une nouvelle aventure, le distillant peu à peu par petites touches successives, sans que sa présence presque constante empêche celle-ci de posséder sa propre autonomie : au contraire, le récit peut se lire selon différents angles correspondant aux différents niveaux du temps qui, plutôt que de se superposer, s'interpénètrent intimement. Toute l'histoire peut aussi bien se lire comme une aventure fantastique se déroulant au présent des événements qui jalonnent cet été singulier, qu'une distillation du passé par ce même présent devenu vacillant jusque au bout. Ou bien, on peut encore, selon les suggestions de la dernière page, imaginer un autre temps, tissé à partir du passé et du présent, celui de l'insondable énigme d'être et de l'imaginaire qui seul permet de tenter de la comprendre mieux, ou de la vivre mieux. Quoi qu'il en soit, voilà une façon très originale de traiter un tel sujet. Le fait que l'attitude psychologique des éducateurs comme le souligne Polilit ci-dessus soit peut-être un peu anachronique ne me gêne pas pour deux raisons : d'une part les recherches de Jung sur les questions traitées sont me semble-t-il contemporaines ou à peu près de l'époque des événements racontés et certains psychologues français pouvaient alors y être sensibles et en faire un usage pédagogique auprès d'adultes capable de les entendre comme c'est le cas ici ; d'autre part, il est évident que nous relisons aussi les années cinquante avec une sensibilité d'aujourd'hui, de même qu'un historien n'étudie pas une période donnée de l'histoire de la même façon et par les mêmes thèmes selon sa propre position dans le temps historique : du coup, comme le propos de Michel Jacquemart a une grande force, le léger anachronisme qu'il aurait éventuellement pu commettre ne me gêne pas. Il témoigne à sa façon de l'évolution des mentalités au sein de l'histoire de cette grande série de la bande dessinée.
Enfin, Michel Jacquemart si j'ai bien compris, craignait que le fait que Lefranc soit presque toujours absent ou plongé dans le coma nuise à ce récit. Je pense au contraire que cela permet de donner à Jean-jean une autonomie d'individu qu'il n'avait pas, en se confrontant à la véritable école du courage qui n'est pas de sauter à ski sur le toit du chalet d'Axel Borg, mais de s'affronter soi-même en rencontrant ses fantômes et leurs doubles. De faire-valoir un peu enfermé dans le cadre volontariste de la morale virile des premiers albums, Jean-jean est devenu un personnage et grâce à cela, Lefranc a lui-même gagné en profondeur. D'où la présence des deux visages au bandeau de couverture.
Je n'ai pas lu pour l'instant les autres albums dont Michel Jacquemart a écrit le scénario pour cette série, mais celui-ci m'a donné envie de les découvrir et de lui dire, même si je ne le connais absolument pas, mon admiration pour ce qu'il a fait dans ce très beau Les Enfants du bunker. Nous sommes en effet tous, dans une certaine mesure, les filles et fils d'une forteresse intérieure dont nous devons affronter les ombres et les pacifier.
Je termine en disant que du coup, j'ai acheté cette après-midi même Le Maître de l'atome que j'ai commencé de lire avec beaucoup de plaisir. Je serai donc très heureux d'en parler par la suite dans le sujet qui lui est consacré.