BD. « La Vis » : quand Yoshiharu Tsuge libérait le
mangaŒuvre-clé, « La Vis » signe en 1968 l’entrée de la BD japonaise dans l’âge adulte. On peut enfin l’apprécier en français.
Par Frédéric Potet

En juin 1968, une secousse sans précédent ébranle les lecteurs de Garo, foyer de l’avant-garde japonaise. Dans un hors-série consacré à Yoshiharu Tsuge, l’un des piliers de la revue, une histoire inédite de 22 pages vient de faire basculer le
manga dans une dimension nouvelle, aux confins du rêve et de l’irrationalité. Neji-shiki (littéralement « système vissé ») ne ressemble à rien de ce qui existait jusque-là dans la production nippone, exclusivement destinée aux enfants et aux jeunes adultes. Le récit – qu’on pourrait résumer platement à l’errance cauchemardesque d’un jeune homme en quête de médecin dans un village étrange – va ouvrir une brèche dans laquelle s’engouffreront de nombreux auteurs souhaitant se désaliéner du genre dominant, le divertissement.
Neji-shiki, ici traduit La Vis, n’avait jamais été adapté en français, Tsuge (né en 1937), qui vit reclus du monde depuis trente ans, s’étant longtemps opposé à toute diffusion de son œuvre au-delà de l’Archipel. Les éditions Cornélius ont finalement obtenu le droit de réaliser une anthologie en sept volumes, dont La Vis est le deuxième (après Les Fleurs rouges, Cornélius, 2019), de celui que les médias japonais qualifient de kisai (« génie singulier »).
Facture onirique
Avant cette intrusion dans le champ du surréalisme, Tsuge s’était déjà employé à piétiner les conventions de la production graphique nationale en proposant des autofictions poétiques et cocasses sous la forme de courts récits de voyage au cœur du Japon rural. Nourri à l’école du gekiga (
manga abordant des thèmes sociaux), le dessinateur est à l’origine d’un genre en soi, focalisé sur l’intime et l’affect, le watakushi
manga, la « bande dessinée du moi ».
Dans La Vis, Tsuge pousse plus loin les potentialités d’un média qu’il veut libérer de ses carcans. Sujet de nombreuses exégèses, ce récit a longtemps été vu comme la retranscription, en images, d’un rêve fait par l’auteur. Si celui-ci a validé cette thèse, avant de la réfuter, la facture onirique de cette divagation en noir et blanc augmenté d’orange n’échappera à personne.
Où, sinon dans le creux d’un oreiller encore chaud, trouver trace d’une angoisse semblable à celle du narrateur, qu’une méduse vient de piquer, lui sectionnant carrément une veine ? D’intrigants protagonistes vont croiser son chemin : un salaryman armé d’une clé à molette, un conducteur de train portant un masque de chat, une gynécologue dont il s’éprend…